Par un simple claquement de doigts Barack Obama se transforme aujourd’hui, sous nos yeux, en George W. Bush.
Grâce à Edward Snowden cela ne fait plus aucun doute : quand il est question d’accorder aux renseignements américains la marge de manœuvre la plus large possible pour leurs activités, le président américain actuel n’a rien à envier à son prédécesseur. Cependant, est-ce que le destin, cruel, se limitera à une seule plaisanterie ironique ? La Syrie se transformera-t-elle pour Obama en ce que l’Irak était devenu pour Bush ?
A votre avis, peut-on se sentir rajeuni de 10 ans grâce au secrétaire d’Etat américain ? Vous en doutez ? Vous avez tort. Moi, j’ai réussi. Récemment, je me suis forcé à regarder le discours du secrétaire d’Etat John Kerry sur la situation en Syrie. Et, ô miracle ! La "machine à voyager dans le temps", c’est-à-dire ma propre mémoire, m’a projeté plus de dix ans en arrière.
Février 2003. Avec un groupe de journalistes je suis assis dans une grande salle au ministère de l’Information irakien, à Bagdad. La retransmission de l’intervention du secrétaire d’Etat américain Colin Powell sera diffusée sur grand écran d’une minute à l’autre. En attendant, les journalistes russes tuent le temps en mangeant les bananes et les sandwichs distribués par les Irakiens (d’ailleurs, les journalistes américains n’ont pas eu droit aux bananes, réservées uniquement aux journalistes des "pays amis"). Et voilà que ça commence. Sur l’écran le visage viril et honnête du général Powell, avec son éprouvette…
En 2013, évoquant la situation en Syrie, Kerry n’avait évidemment pas d’éprouvette entre les mains. Cela aurait été comme une auto-parodie. Mais les parallèles entre les deux discours des secrétaires d’Etat sont flagrants.
En fait, pourquoi parler seulement de l’intervention de Kerry ? Tous les porte-paroles occidentaux annoncent la même chose à la télé : "Assad est méchant ! Il utilise l’arme chimique contre sa propre population. Nous – les nations civilisées – ne pouvons pas le tolérer ! Nous devons prendre des mesures militaires contre le dictateur ! Toute autre politique serait amorale !". Un remake intégral de 2003, de mon point de vue ignorant et profondément cynique.
Et ce remake est loin d’être convaincant, ce qui le rend particulièrement dépressif. Je veux bien croire qu’al-Assad est méchant. Que la gentillesse est une merveilleuse qualité humaine. Mais pour diriger une puissance du Moyen-Orient aussi complexe que la Syrie depuis plus d’une décennie il faut être capable de prendre des décisions extrêmement fermes, voire cruelles.
Ce qui me semble faux et théâtral, c’est la conviction absolue des Occidentaux selon laquelle l’arme chimique a été utilisée par al-Assad et non l’opposition. Comme si c’était un axiome n’ayant besoin d’aucune preuve.
Une fois encore, je veux bien croire que Bachar al-Assad est capable d’utiliser une arme contre sa population désobéissante. Mais pourquoi utiliser l’arme chimique au moment où il remporte la victoire dans la guerre civile ? Pourquoi fournirait-il à l’Occident un prétexte pour s’ingérer si c’est précisément ce que l’Occident attend ? Ce serait un comportement de politicien méchant, mais surtout stupide. Or personne n’a encore traité al-Assad d’homme stupide.
Bref, je n’y crois pas. Peut-être que plus tard, en présence de preuves irréfutables, je changerai d’avis. Mais tant que ces preuves seront absentes, je suis enclin à considérer les "contes sur les atrocités chimiques d’Assad" comme des élans de guerre propagandiste et psychologique, rien de plus.
De toute façon, tout le monde a parfaitement conscience que l’utilisation de l’arme chimique n’est qu’un prétexte. Je pense qu’il serait plus bénéfique de se concentrer non pas sur la ressemblance mais sur les différences entre la situation irakienne de 2003 et la situation syrienne de 2013. Ces différences existent et sont primordiales.
La guerre en Irak était le résultat de l’obsession d’un petit groupe de politiciens américains. En simplifiant un peu, la genèse de cette opération militaire pourrait être réduite aux fameux propos de Bush junior concernant les dirigeants irakiens : "Ils voulaient tuer mon père !".
Les principaux lobbyistes qui poussent à l’intervention occidentale dans le conflit syrien sont, au contraire, les puissances qui partagent la région avec la Syrie. Obama est sous pression de l’Arabie saoudite, du Qatar, de la Turquie et bien d’autres.
En 2003, Washington s’était lancé tête baissée dans le tourbillon de l’aventure militaire. En 2013, l’administration américaine agit très prudemment et cherche à tout prévoir. Tout cela porte à croire qu’on ne peut pas vraiment mettre Obama et George W. Bush sur un pied d’égalité.
Bush faisait ce qui est propre aux politiciens russes : il créait d’abord les problèmes puis les réglait avec des efforts héroïques. Obama doit agir dans une situation foncièrement différente. Tous les problèmes étaient déjà là avant son arrivée au pouvoir et il est contraint de manœuvrer en permanence et de chercher la sortie la moins douloureuse de ce labyrinthe mortellement dangereux.
Cependant, la politique internationale est un jeu cruel. Dans ce jeu, les conditions de départ et les difficultés objectives auxquelles on a été confronté n’intéressent personne. Une seule chose compte : le résultat.
(…) En dépit des tentatives d’Obama de calculer la situation à l’avance, rien ne garantit qu’il prendra la bonne décision. Evidemment, on peut dire la même chose concernant pratiquement toute décision politique importante et complexe. Mais dans le cas de la Syrie, la probabilité de faire une erreur est largement supérieure à la moyenne.
Et je ne suis pas le seul à le penser. Prenez l’ex-directeur adjoint de la CIA Michael Morell. Il pensait alors qu’il était encore en fonction que la chute du régime d’al-Assad était le plus grand risque pour les USA, pas la poursuite de son règne. Un autre professionnel du jeu géopolitique, Zbigniew Brzezinski, appelle Obama à être particulièrement prudent sur la question syrienne.
Bref, je ne voudrais pas être à la place d’Obama aujourd’hui. Sa situation, certes, est meilleure que celle d’al-Assad, mais pas celle de Bush. Bush numéro deux n’a plus à s’occuper de dilemmes géopolitiques complexes. Alors que Bush numéro trois, c’est-à-dire Obama, n’y échappera pas.