Si l’on s’en tient à GW, à son administration, aux tonnes d’éditoriaux de la presse d’habitude "la plus libre du monde" (l’américaine, pour être précis), aux commentaires des professeurs et experts attachés au gouvernement, des analystes, etc, il est devenu extrêmement difficile pour un esprit libéral européen, parisien et germanopratin de rester raisonnablement et imperturbablement pro-américain. Le Monde, depuis son « Nous sommes tous Américains » du 12 septembre 2001, a publié, ces dernières semaines, quelques manchettes et éditos très sévères pour les États-unis officiels. Nous supposons que ce n’est pas de gaieté de coeur et, d’ailleurs, il n’y a vraiment aucune raison pour que ce le soit ; mais cet exercice du type "le roi est nu" est particulièrement pénible aux esprits auxquels on s’intéresse ici, attendu qu’il s’agit du roi américain.
Heureusement, il y eut Jimmy Carter. Avec le Nobel, il sauve l’American Dream des rives gauches de nos diverses capitales. Car Jimmy Carter est américain et ancien président.
Dans l’éditorial déjà cité, Le Monde note fort justement que Jimmy Carter incarne une autre Amérique que l’officielle. Et cette Amérique-là méritait le Nobel de la paix. » Il est incontestable que Carter a représenté, depuis le début des années Clinton, à l’occasion de ses "missions" à Haïti et dans les Balkans notamment, une sorte d’alternative officieuse-officielle dans des situations où une diplomatie US trop brutale se trouvait dans une impasse et conduite à rien d’autre qu’à recommander l’emploi de la force ; et une alternative officieuse-officielle qui montrait bon sens, mesure, respect des autres, là où la diplomatie US suit la voie inverse parce qu’elle ne peut faire que cela. Carter est détesté par les républicains et toute l’équipe GW, ce qui est en soi une bonne indication pour accepter le classement que nous propose Le Monde, de mettre Carter dans ce que ce journal nomme « une autre Amérique.
Bien, - il ne fait nul doute que Carter est devenu aujourd’hui un représentant de plus de cette Amérique "dissidente" qui existe depuis toujours, qui s’est toujours trouvée, par exemple, dans la littérature américaine, et qui porte avec constance une critique extraordinairement sévère et explosive du système américain. C’est une excellente chose de trouver un ancien président pas très loin d’un Gore Vidal, d’un Norman Mailer, d’un Noam Chomsky, mais aussi d’un Ramsey Clark, ancien Attorney General de l’administration Johnson.
En bref, Carter se range désormais dans ceux qu’on a coutume aux USA de désigner, lorsqu’on se place du point de vue du système, comme des "anti-américains" (nous préférerions infiniment le terme d’"anti-américanistes", impliquant une opposition au système de l’américanisme). C’est effectivement sous ce terme que, par exemple, le professeur Hollander détaille l’opposition (la dissidence) aux USA, dans son, livre Anti-Americanism At Home and Abroad, 1960-1990, où At Home prend les trois-quarts du livre et laisse le reste à l’introduction, à la conclusion et à l’anti-américanisme Abroad. Donc, les anti-américains du Rest Of the World, certains d’entre eux sans aucun doute (les anti-américanistes), devraient se sentir confortés par la désignation de Jimmy Carter ? Le Monde dit à peu près le contraire : « La leçon s’adresse, peut-être involontairement, aux anti-Américains » (La leçon étant celle qu’il faut tirer de la désignation de Carter par les Nobel.) L’explication :
La leçon s’adresse, peut-être involontairement, aux anti-Américains. Elle vise ceux d’entre eux qui "démonisent" en réduisant, en simplifiant, en gommant la pluralité et la diversité d’un pays comme les Etats-Unis. Car, en distinguant Jimmy Carter, vendredi 11 octobre, ce sont bien les Etats-Unis que le comité Nobel a décidé d’honorer. L’homme que le jury d’Oslo a choisi pour le Nobel de la paix 2002 incarne autant l’Amérique que George W. Bush. Il symbolise à merveille l’une des facettes de l’Amérique : l’engagement militant, la générosité, l’optimisme humaniste, l’ouverture à l’Autre - le contraire d’un hyper-patriotisme un tantinet paranoïaque, dont certains des tenants disent leur fierté de ne pas posséder de passeport et ignorent superbement une scène internationale à laquelle, jurent-ils, les Etats-Unis n’auraient pas à rendre de comptes.
Le débat est intéressant. A partir de l’exemple de Carter, - qui est pourtant un président US tourné anti-américaniste selon la définition de Hollander et de l’histoire américaine en général - Le Monde, et, d’une façon plus générale, la pensée libérale de salon qu’il représente, fustigent l’anti-américanisme. Mais on comprend le raisonnement : pour cette catégorie de pensée, il n’y a d’anti-américanisme que "primaire", comme l’était l’anti-communisme qu’on condamnait aussi vivement quand la chose se faisait. Cette pensée émet l’hypothèse terrible que les anti-américains ne rêvent que de massacrer les près de 300 millions d’Américains dans un immense holocauste vengeur, simplement parce qu’ils sont Américains, qu’ils sont "les Autres" et ainsi de suite. Rassurons-les : ce n’est pas le cas et l’on voit même le signe d’une pensée qui s’abaisse, si elle a jamais été haute, à avancer implicitement d’aussi sottes images.
Voyons les choses différemment : Le Monde et les salons, qui en viennent aujourd’hui à condamner Bush et Cie, caracolaient hautement avec les Américains lorsque les Américains pilonnaient le Kosovo et la Serbie. Pourtant les acteurs étaient les mêmes que ceux qu’ils dénoncent aujourd’hui : l’U.S. Air Force, le Pentagone, l’OTAN qui n’y comprenait rien, les B-2 de Northrop-Grumman et les bombes JDAW de Raytheon qui réussissent les ratages les plus précis du monde (en général, sur les ambassades chinoises), les éditorialistes neo-conservatives>D> qui veulent du sang, la gauche libérale américaine reconvertie dans le « humanitarian bombing » (phrase de Vaclav Havel, autre humaniste reconverti, qui se réjouit aujourd’hui de l’attaque contre l’Irak), - enfin, il ne faut pas l’oublier, le brave Tony Blair qui poursuit sa fine tactique comme d’autres attendent les Tartares dans le désert. On rappelle qu’à cette époque, Le Monde ne s’attardait pas à féliciter Jimmy Carter, qui condamnait avec fermeté l’attaque de l’OTAN et ces pilonnages systématiques, bien dans la manière de la « U.S. Way of War Ce que Le Monde et les salons ont du mal à bien entendre, c’est que les images d’Épinal (l’American Dream) sont sommaires, déformées et trompeuses ; que les présidents n’importent plus aux USA, qu’il ne suffit pas d’un brave Clinton un peu sympa et rigolard, et qui vous fait des clins d’yeux libéraux, voire progressistes, pour que tout soit changé, et que GW, par contre, n’a rien apporté de nouveau, qu’il ne fait que donner une caution un peu niaise à une machine qui mène le monde et l’Amérique depuis des décennies et qui est déchaînée depuis le 11 septembre 2001 (le « nous sommes tous Américains »). La machine, ce que nous nommons le système de l’américanisme, marche toute seule et impose ses consignes. Même le brave Jimmy Carter dut couvrir des choses pitoyables, par exemple lorsqu’il laissa faire son conseiller Brzezinski qui alluma, à l’été 1979 en Afghanistan, bien avant que les Russes y soient, les feux de l’islamisme intégriste dénoncé aujourd’hui de façon un peu emphatique comme le danger suprême pour la civilisation.
Alors, il importe évidemment d’être anti-américaniste, comme le sont Gore Vidal et Noam Chomsky, comme l’est Jimmy Carter bien sûr, comme l’étaient Henry Miller, Eugene O’Neill, Sinclair Lewis, Henry Mencken, Theodore Dreiser, Edgar Allan Poe et tant, tant d’autres. Evidemment, les meilleurs alliés du courant anti-américaniste se trouvent en Amérique même, ce sont les Américains eux-mêmes. Pas question que les anti-américanistes du Rest Of the World les inquiètent en quelque façon que ce soit puisque ce sont leurs meilleurs alliés (il faut avouer : de bien meilleurs alliés, et de bien plus dignes, que les grands esprits germanopratins).
Jimmy Carter est la dernière recrue de l’anti-américanisme et l’Académie Nobel vient de le couronner. Excellentes nouvelles.