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Negru et awomen : deux symptômes inquiétants de la Tour de Babel libérale.

La langue est fasciste, disait Barthes : elle véhicule des préjugés, des valeurs, toute une culture réactionnaires, qui nous empêchent de penser librement. Il faut déconstruire tout cet édifice pour revenir à un état innocent de la langue.

Barthes donne des exemples de déconstruction politique (comme cette couverture de point de vue montrant la photo d’un soldat noir tenant un drapeau français, et véhiculant à elle seule l’idéologie coloniale). Mais la déconstruction, dans le cadre usaméricain de la « French theory », s’est limité au domaine des « cultural studies », c’est-à-dire au sociétal et a abouti à « libérer » la langue de toute référence à la réalité, qu’elle soit biologique (théorie du genre) ou historique, pour mettre en place une véritable novlangue totalitaire. Deux faits de manipulation linguistique l’ont récemment illustré.

Au cours du match du 8 décembre entre le PSG et le Basaksehir turc, celui-ci a réclamé une sanction contre un joueur du PSG. Sur le banc des entraîneurs. Pierre Achille Webo, entraîneur adjoint du club turc, était particulièrement véhément ; un arbitre de touche, Sebastian Coltescu, attire alors, en roumain, l’attention de l’arbitre de terrain (roumain comme lui) sur lui : » Le Noir, là-bas. Ce n’est pas possible de se comporter comme ça. » Or, noir, en roumain, se dit « negru » (tout comme en espagnol, « negro », ou en catalan, « negre »). Aussitôt, Webo s’en prend à l’arbitre : « Why you said « negro » ? ». Ce qui entraîne un quiproquo, une situation d’absurde à la Cantatrice chauve, d’où il est difficile de sortir quand on s’est d’emblée installé dans le passionnel. Oui, Coltescu a dit « negru », mais « negru » en roumain ne veut pas dire « nègre », mais « noir ». Mais ces explications linguistiques ne peuvent pas être entendues : la révolte gronde, on s’en prend à l’arbitre de terrain qui a donné un carton rouge à Webo, le match est interrompu. Le lendemain, les joueurs procèdent, avant de reprendre le match, à la pantomime « anti-raciste » bien connue maintenant, consistant à se mettre à genoux poing levé, ce qui est une gestuelle antinomique qui annule le sens, qui se neutralise d’elle-même. Cette chorégraphie est évidemment à mettre en rapport avec le fait que les matchs se jouent sans public, ils peuvent aisément se transformer en spectacles de propagande ; ces joueurs d’élite millionnaires peuvent s ’amuser, sans crainte de se faire siffler, à se prendre pour des rebelles, face à des arbitres roumains, c’est-à-dire de l’Europe pauvre, contre lesquels les expressions de préjugés racistes n’ont pas manqué (« On n’est pas en Roumanie, ici, on joue à un haut niveau »).

On a donc vu l’anti-racisme se manifester en roue libre, sur le mode automatique, dans une situation où toute considération rationnelle était hors jeu, et de façon à annuler toutes les règles du sport ( les membres de l’équipe qui sont sur le banc sont tenus à un minimum de réserve, les décisions de l’arbitres ne doivent pas être contestées) qui permettent aux matchs de se dérouler normalement.

Mais même le temps de la réflexion n’a servi à rien : le seul mot de « noir » a été assimilé à des « propos racistes ». Et il est vrai qu’on hésite aujourd’hui à l’utiliser : avant de dire « J’ai un chat noir », ou « Le soir tombe, il fait noir », on regarde autour de soi pour voir si ces propos ne risquent pas de vexer quelqu’un. Mais que dire à la place : « il fait pas blanc du tout », « il fait brun foncé » ? En fait, le mot-ersatz est déjà entré dans les mœurs, c’est « black » ; il faudrait donc parler de « la Mer Black », de « la Forêt Black », de prendre « un petit black »au comptoir (mais il n’y a plus de comptoirs !).

Curieusement, pour éviter toute connotation raciste, on fait appel à la langue du pays où le racisme est constitutif, consubstantiel, et s’exprime de la façon la plus violente.
Les dérivations culturelles de cette atmosphère montrent bien qu’on est dans une « cancel culture » (culture de l’annulation, du bannissement) : on rebaptise les Dix petits Nègres en « Ils étaient dix » ; mais cela ne suffit pas : il faudra aussi réécrire le livre pour supprimer toutes les occurrences du mot. Cela s’appelle réécrire l’Histoire, rendre obligatoire la version des faits historiques qui convient au Pouvoir. De même, on parlait d’interdire Tintin au Congo, au lieu de remettre en cause toute l’histoire du colonialisme. Au lieu de discuter les faits, et de les changer, on se contente de changer les mots, pour apaiser symboliquement les mécontents, sans rien changer dans la réalité.

Le 3 janvier dernier, Nancy Pelosi, Présidente démocrate de la Chambre des représentants, ouvrait rituellement la séance par une prière (et on pourrait s’étonner de ce rituel, se dire que la démocratie étasunienne est d’une nature vraiment curieuse, contester qu’elle puisse servir de modèle aux démocraties européennes) et concluait cette prière par un « Amen, Awomen » stupéfiant, comme si « amen » voulait dire quelque chose comme « pour les hommes », formule qu’il faudrait aussitôt flanquer d’un « pour les femmes », comme quand on disait « Français, Françaises ». Mais « amen » est une forme verbale, ni masculine ni féminine, et ici la « déconstruction » se débarrasse de tout sérieux académique pour aboutir à la création d’une monstruosité linguistique.

Pelosi réédite ici les excès ridicules (selon Molière) des Précieuses, qui voulaient non seulement supprimer les mots grossiers, mais même les syllabes malsonnantes (comme « conçu », ou ce mot particulièrement jouissif, « concupiscent « ). Il faudrait donc éviter maintenant tout ce qui rappelle la syllabe signifiant « homme », cette réalité si grossière, ne plus parler de « manifestations », ou de « management », ou alors dire « womanifestation », « womanagement ». Il y a même un nom propre véritablement provocant, c’est le Prix Nobel Thomas Mann, qu’il faudrait au moins corriger en Thomas Womann.

On en arrive ainsi à une Tour de Babel, une espèce d’argot, non pas apache, mais au contraire élitiste : le langage étant ce qui permet aux hommes (hommes et femmes bien sûr) de s’entendre, de formuler des analyses politiques et de mettre au point ensemble des actions, il faut le distordre, le travestir, l’atomiser, pour atomiser les gens eux-mêmes et garantir leur impuissance.

La « déconstruction » à la Pelosi est grotesque, mais aussi destructrice. Mais, après tout, pourquoi ne pas poursuivre cette déconstruction ? Ce n’est pas « amen » qui est machiste, mais le mot même de « woman » : comme on pourrait, intuitivement le soupçonner, l’étymologie du mot est bien « man ». Au départ, « man » voulait dire « être humain » ; mais il s’est spécialisé dans le sens d’homme mâle ; pour dire « femme », on a donc ajouté à la racine « man » le préfixe « wo » : woman veut donc dire « homme dans sa variété femelle » (ce qui rappelle le mythe biblique de la création d’Eve, à partir d’Adam). L’anglais, seule langue sans doute avec l’hébreu, n’a donc pas de racine propre pour dire « femme » ! Et, en disant « amen, awomen », Pelosi ne fait que redoubler la pseudo-référence machiste !

Mais continuons, amusons-nous à déconstruire le nom de Pelosi : en italien, « peloso », dont « pelosi » est la forme de masculin pluriel, veut dire « poilu » : pour être cohérente, Nancy Pelosi devrait donc se faire appeler « Pelosa ». Sur ce point, la langue russe, elle, est parfaitement féministe, puisque les noms de famille se mettent au féminin ; on connaît ainsi la danseuse Anna Pavlova (fille ou femme d’un Pavlov), ou la cosmonaute Valentina Terechkova, (fille ou femme d’un Terechkov). Mais on pourrait même interroger cet usage qui fait d’une femme mariée une « Madame Pierre Dupont », usage commun aux Anglo-Saxons, et qui dénie à une femme toute identité propre. Là-dessus, ce sont les pays ibériques qui donnent aux peuples du Nord des leçons de féminisme : dans ces pays, en effet, les femmes mariées gardent leur nom, c’est ainsi qu’en Espagne, sur la boîte aux lettres d’un couple, on voit toujours deux noms différents. Ou bien, l’ex-présidente argentine, aujourd’hui Première Ministre, s’appelle Cristina Fernández, et, si on veut rappeler ses liens avec Nestor Kirchner, on dira : Cristina Fernández de Kirchner (de voulant dire « épouse de Kirchner »). Encore un effort, Madame Pelosi, si vous voulez vraiment être féministe !

La déconstruction en soi n’est donc pas en soi condamnable, c’est une manifestation d’esprit critique ; tout dépend à quel stade s’arrête la déconstruction. Telle qu’elle est pratiquée, dans l’optique des « cultural studies », elle consiste à détruire la culture et les sociétés, en supprimant toute référence à notre passé, notre histoire, notre identité, pour nous transformer en zombies qui n’ont pas d’autre identité que celle des marques des produits que nous consommons, les mêmes partout, et qu’on soit homme ou femme. L’helléniste Jean-Pierre Vernant avait montré que la culture grecque, celle même qu’on célèbre comme fondatrice de la démocratie, reposait sur la distinction entre le domaine masculin (symbolisé par Hermès) et le domaine féminin ( symbolisé par Hestia). Toute culture est un ensemble de distinctions et oppositions, sans lesquelles on tombe dans le chaos mental. Vouloir nous empêcher de distinguer un Noir d’un Blanc, ou un homme d’une femme, c’est nous condamner à la folie ; ce n’est pas pour rien que les malades d’Alzheimer éprouvent de la difficulté à distinguer hommes et femmes.

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« Le fait de se définir Blanc ne s’est pas construit à travers des séances d’œnologie ou de dégustations de glaces entre amis, mais sur le saccage de la vie, de la liberté, du travail et des terres ; sur la lacération des dos ; l’enchaînement des membres ; l’étranglement des dissidents ; la destruction des familles ; le viol des mères ; la vente des enfants ; et tant d’autres actions destinées avant tout à nous refuser à toi et moi le droit de protéger et de disposer de nos propres corps. »

Ta-Nehisi Coates

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