Ainsi, le 10 octobre, la Croix-Rouge internationale publiait un rapport sur la dégradation de la situation sociale en Europe. 43 millions d’individus – on a bien lu : 43 millions – ne peuvent se nourrir suffisamment. 120 millions d’habitants (plus d’un sur cinq) se trouvent au seuil de pauvreté ou en dessous. Dépeignant les conséquences physiques et psychiques, l’institution évoque « la pire crise humanitaire depuis six décennies ».
Malgré l’énormité des données citées, ledit rapport n’a pas fait la Une des grands moyens d’information. Il est vrai qu’au même moment, l’émotion médiatico-politique se concentrait sur le sort d’une adolescente kosovare reconduite avec sa famille à Pristina. Au point que, lors d’une séquence surréaliste, le chef de l’Etat annonçait à la télévision qu’il était prêt à annuler sur le champ, pour la jeune fille, trois décisions de justice successives (vive la séparation des pouvoirs…).
Une séquence d’émotion chasse l’autre. Quelques jours plus tôt, les torrents de lamentations coulaient sur le sort des réfugiés tentant la périlleuse traversée de la Méditerranée, dont deux embarcations chavirèrent coup sur coup. Plusieurs centaines de malheureux y laissèrent la vie. Le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, se rendit à Lampedusa, versa sa larme, et promit que l’Union ne resterait pas sans réagir.
Cette dernière, conjointement avec les gouvernements nationaux, porte en réalité une responsabilité majeure dans le flux des migrants du désespoir. Ceux-ci fuient la misère ou la guerre, voire les deux. Or la misère est la conséquence du pillage que nombre de pays africains continuent de subir sous une forme néo-coloniale ; et les guerres résultent de décisions politiques. L’expédition libyenne a ainsi fait s’effondrer les structures étatiques de ce pays, entrainant la floraison des réseaux mafieux d’immigration clandestine. Quant aux réfugiés syriens, ils tentent d’échapper à une guerre que Paris, Londres, Washington et leurs alliés régionaux alimentent délibérément en soutenant, finançant et entrainant continument depuis plus de deux ans des guérillas meurtrières.
Il y a donc une parfaite hypocrisie à faire mine de se préoccuper des conséquences, dès lors qu’on est soi-même à l’origine des causes. Une double hypocrisie, même. Car, au-delà du sort funeste des naufragés, l’immigration est de plus en plus ouvertement dépeinte non comme un problème, mais comme une solution. Le président de l’europarlement, le social-démocrate Martin Schulz, appelait récemment à « reconnaître enfin que l’Europe est un continent d’immigration ». L’afflux de migrants palliera notre démographie flageolante, explique-t-on posément à Bruxelles, où l’on rêve de confisquer les dernière prérogatives nationales en matière d’immigration – une « fédéralisation » qui serait l’aboutissement de Schengen.
En clair, et le patronat européen ne s’en cache guère, une masse de main d’œuvre immigrée prête à tout pour survivre est un moyen idéal pour tirer les salaires de tous vers le bas. Certains idéologues élèvent même le « nomadisme planétaire » au rang des futurs modes de vie. Quel cynisme ! Personne ne quitte son propre sol sans y être contraint par de tragiques impératifs vitaux.
Les milliardaires du village mondial, eux, aiment à jouir de la mobilité « haut de gamme » entre avion privé et yacht de luxe. La situation de ceux-là s’est encore améliorée, révèle le rapport de la Croix-Rouge précité. Bref, entre les naufragés de Lampedusa et les plaisanciers de Cannes, il n’y a pas que la Méditerranée en commun.
Il y a, surtout, une relation de cause à effet.
PIERRE LEVY
Éditorial paru dans l’édition du 29/10/13 du mensuel Bastille-République-Nations
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Pierre Lévy est par ailleurs l’auteur d’un roman politique d’anticipation dont une deuxième édition est parue avec une préface de Jacques Sapir : L’Insurrection