« À nous le pétrole, à vous la charia, chacun sa religion ! Ainsi pouvait se justifier cette nouvelle alliance islamo-atlantiste dont la première pierre fondatrice a été sans doute le traité de Quincy, qui a été signée entre Ibn Séoud et Franklin Roosevelt au lendemain de la conférence de Yalta, en février 1945. »
À la veille de son départ pour Tunis après le triomphe de la "révolution" bouazizienne, votre prédécesseur, Alain Juppé, avait déclaré à l’Institut du Monde Arabe qu’il s’y rendait pour "discuter avec les islamistes modérés". Nonobstant les apparences du soulèvement d’une jeunesse globalisée, les initiés savaient déjà que le fameux "printemps arabe" était intrinsèquement islamo-atlantiste et qu’il consacrait le projet de Grand-Moyen-Orient (GMO) cher aux néoconservateurs américains. Mais le ministre de Nicolas Sarkozy, gladiateur de l’éphémère projet d’Union pour la Méditerranée (UPM), n’avait pas besoin de faire cet appel du pied aux islamistes d’autant plus qu’il en fut, dans une vie antérieure, un pourfendeur résolu lorsque les Américains en étaient les zélotes absolus.
En 1994, au cours de sa visite aux États-Unis, Alain Juppé disait avoir mis en garde son homologue Warren Christopher : "On peut se résigner à une prise du pouvoir inéluctable du Fis à Alger. Moi, je ne m’y résigne pas... Dans son essence même, le Fis est un mouvement extrémiste, fondamentaliste, anti-européen et anti-occidental. S’il parvient au pouvoir, les conséquences seront inéluctables dans tout le pourtour de la Méditerranée [1]". Et dans une interview à un magazine tunisien, Alain Juppé déclarait que "Si l’Algérie voyait l’arrivée des islamistes au pouvoir, personne ne serait à l’abri d’une telle catastrophe. Il faut tout faire pour éviter ce risque. La France ne ménagera naturellement pas son aide pour préserver la sécurité et la stabilité de ces pays. Nous serons à leurs côtés [2]".
Tout cela pour vous dire, Monsieur Laurent Fabius, que même si vous êtes comptable au regard de l’histoire de vos faits et gestes particulièrement agressifs et bellicistes à l’encontre de la Syrie, vous n’êtes pas l’inaugurateur de cette politique suicidaire et autiste de la France au pays de Bachar al-Assad. Celle-ci avait pris un tournant décisif avec la destruction de la Libye sous le prétexte fallacieux d’éviter un "bain de sang à Benghazi". En mai 2014, sur une chaîne de télévision britannique, Mustapha Abdeljelil, l’éphémère président du Conseil national de transition (CNT), a fini par reconnaître que Kadhafi n’avait pas l’intention de bombarder Benghazi, où les "révolutionnaires", aéroportés par l’aviation qatarie, n’étaient que quelques dizaines de djihadistes islamistes appartenant à la ramification libyenne d’Al-Qaïda et aux criminels d’Ansar al-charia.
C’est à partir de cet instant "gaulliste" que l’alliance objective entre l’Occident civilisé et l’islamisme barbare a été scellée. À nous le pétrole, à vous la charia, chacun sa religion ! Ainsi pouvait se justifier cette nouvelle alliance islamo-atlantiste dont la première pierre fondatrice a été sans doute le traité de Quincy, qui a été signée entre Ibn Séoud et Franklin Roosevelt au lendemain de la conférence de Yalta, en février 1945.
Si ce traité entre la capitale du wahhabisme et le centre du capitalisme avait un sens économique et géopolitique parfaitement concevable et intelligible, peut-on en dire autant, Monsieur Fabius, de votre pacte implicite avec les "islamo-fascistes", comme dirait Manuel Valls, ceux qui égorgent les innocents, éradiquent les chrétiens, pillent les villes et les villages, et détruisent des sites classés par l’Unesco monuments historiques ? Quelle est donc la finalité politique, économique et géopolitique de cette bien troublante alliance entre les Lumières et l’obscurantisme, entre votre gouvernement et Al-Qaïda, comme l’a récemment affirmé sur LCP Claude Goasguen, oubliant au passage que son président Sarkozy en était le précurseur en Libye ?
L’Hymne à la liberté et à la démocratie, la symphonie des droits de l’homme, associée aux Allah Akbar de vos alliés en Djihad afflués des quatre coins du monde, devient un requiem, pas seulement pour les milliers de morts syriens mais aussi pour vos propres valeurs universelles auxquelles nous avons cru, nous autres Arabes.
Pas plus que les droits de l’homme, la raison d’Etat ou les intérêts économiques ne peuvent-être invoqués car, de la destruction et de la partition de la Syrie en émirats confessionnels, la France n’en récoltera manifestement rien, si ce n’est les menées subversives et terroristes des islamistes sur son propre territoire. La France n’en tirera aucun bénéfice économique ou énergétique, à l’instar de l’Irak hier et de la Libye aujourd’hui, deux ex-Etats où le chaos régnant n’empêche pas les bonnes affaires avec les entreprises et compagnies pétrolières américaines et britanniques !
Pourquoi donc cette impétuosité à vouloir détruire une civilisation, et ce bellicisme frénétique contre un pays qu’une longue histoire autant que des intérêts stratégiques lient à la France ? La chute de Damas, n’entraînera t-elle pas ipso facto l’implosion du Liban, qui est si cher à la France, et la déstabilisation de la Jordanie, qui est si précieuse pour la sécurité d’Israël ? Un tel objectif de guerre lâche et par islamo-terroristes interposés, n’accélèrera t-il pas la métastase du cancer daechien dans toute la région et par-delà même l’Orient compliqué ? Ici même en France, où l’ennemi intérieur n’attend que le signe d’Allah pour étendre le califat de Daech aux territoires des "mécréants" ?
Rien ne peut justifier un tel aveuglement. Ni l’idéal démocratique auquel aspire effectivement le peuple syrien. Ni la question des droits de l’homme que le monde libre a certainement le devoir moral de défendre partout où ses droits sont malmenés, y compris dans le cas des Palestiniens. Ni le contrat à durée indéterminée entre l’émirat du Qatar et la République française. Ni même les supposées attaques chimiques syriennes, qui sont à la diplomatie française ce que les armes de destruction massive furent à la propagande anglo-américaine, une désinformation que l’honnête Colin Powell a profondément regretté dans ses Mémoires. Monsieur Fabius, ne soyez donc pas à la Syrie ce que Colin Powell fut pour l’Irak.
Mezri Haddad est ancien diplomate et philosophe.