Les années 70 à Sao Bernardo do Campo, les années 80 dans le Minas Gerais, la prison, son arrestation, cette nuit où nous avons dormi sur le tapis chez mes parents, le régime, le Pt, la Cut...
Comment un homme du peuple gouverne aujourd’hui cette nation.
Article de Frei Betto (dans le siècle Carlos Christo, théologien de la libération et écrivain) que nous publions en avant-première paraîtra dans Latinoamerica, n°81, la revue dirigée par Gianni Minà , qui sortira le 10 janvier dans toutes les librairies Feltrinelli.
il manifesto, 4 janvier 2003.
A la fin des années 70, Lula et moi vivions et travaillions dans la même ville, Sao Bernardo do Campo. Lui comme leader métallurgiste, moi comme assesseur de la Pastorale ouvrière. Mais nous ne nous sommes connus personnellement qu’en janvier 80, à Joao Monlevade (état du Minas Gerais ). On participa ensemble à l’installation de Joao Paulo Pires de Vasconcellos, élu président du syndicat des métallurgistes de la Compagnie Belge Minière. Sorti de prison en 73, je passai 5 ans à Vitoria, plongé dans la favella du puits de Santa Maria. Je me consacrais à l’organisation des Ceb (communautés éclésiales de base) qui, se multipliant, sont aujourd’hui une centaine de milliers dans tout le pays.
En 1978, Fernando Henrique Cardoso m’invita à Sao Paulo pour une rencontre à laquelle étaient présents Plinio de Arruda Sampaio et Almino Afonso ; ils étaient convaincus que la dictature était à l’agonie, et qu’en peu de temps, l’ouverture politique aurait favorisé la naissance de nouveaux partis. De leur exil, ils amenaient, tout prêt, un projet pour fonder un parti socialiste. Ils avaient déjà le moule et ils lorgnaient vers les Ceb pour le remplir.
Après deux entrevues et de nombreuses discussions, je soulignai le fait que les Ceb ne se laisseraient pas instrumentaliser par des intellectuels illuminés par leurs manoeuvres ; elles ne deviendraient jamais, comme prétendait Cardoso un nouveau PcB : le Parti des Commu. nautés de base. Comme l’avait pronostiqué les Ceb - rejointes ensuite aussi par Plinio de Arruda Sampaio- et le mouvement social issu des années 70 ( lutte contre les famines, oppositions syndicales etc.), c’est du bas vers le haut, et non de l’étranger vers l’intérieur du pays, qu’émergerait un parti.
Au cours d’un repas à Joao Monlevade, j’en parlai à Lula. Il avait participé, lui, à la campagne de F.H. Cardoso pour le Sénat, et depuis ce moment-là il se demandait pourquoi un travailleur n’élirait pas un travailleur. Six mois avant, au cours d’un congrès syndical à Salvador, il avait proposé la création d’un parti des travailleurs. L’idée lui était passée par la tête le jour même où Marisa mettait au monde leur fils Sandro, le 15 juillet 1979.
La proposition du Pt (Parti des travailleurs), fondé officiellement un mois après notre rencontre, rejoignait les attentes des Ceb. Nourries de la théologie de la Libération - qui théorisait les principes directeurs des relations entre foi et politique - elles ne se laissèrent pas absorber par les noyaux du Pt. Pas plus que le Pt ne céda à la tentation de répéter l’erreur commise par les pays socialistes, où les partis communistes avaient fait des syndicats et des mouvements sociaux de simples courroies de transmission pour arriver à leurs objectifs politiques.
Association
Lula était opposé à quiconque essayait de le convaincre. Bien qu’il ait collaboré à la campagne de Cardoso, il restait à distance de la gauche organisée et des politiciens de profession, à l’exception de quelques uns, comme par exemple le sénateur Theothônio Vilela, qui lui avait apporté son soutien pendant les grèves.
La formation religieuse de Lula favorisa son rapprochement de la Pastorale ouvrière, dans laquelle militaient aussi des métallurgistes qui se distinguaient dans leur activité syndicale.
Dévoué à Jésus et François d’Assise, Lula aime prier , il a l’habitude de faire le signe de croix avant le repas et il ne manque jamais la Messe du travailleur, célébrée chaque 1er Mai dans la grande église de Sao Bernardo do Campo. Cependant, il garde sa foi avec la même discrétion qu’il protège sa famille des avances des médias.
De notre rencontre à Joao Monlevade naquit la Anampos (Articulation nationale des mouvements populaires et syndicaux) destinée à regrouper, sans distinction de partis et de confessions, les militants et associations proches des aspirations libertaires exprimées par la pratique pastorale des Ceb et par la Lettre des principes du Pt.
Quand la séance de mise en place fut terminée, nous partîmes pour Belo Horizonte, où on arriva tard. N’ayant plus de vols pour Sao Paulo, on alla dormir chez mes parents. Il n’y avait pas de lit pour tous. Sur le tapis de la salle à manger, on se retrouva, côte à côte pour dormir, Lula, Olivio Dutra, Henos Amorina, Joachim Arnaldo et quelques autres dirigeants syndicaux...
De l’Anampos, en aout 83, naquit la Cut (Centrale unica des travailleurs) à la suite de la rupture survenue pendant le congrès syndical de Praia Grande (Sao Paulo), en février de la même année. Dix ans plus tard, l’Anampos disparût pour faire place à la Cmp (Centrale des mouvements populaires).
Dans la bataille pour les négociations salariales de 1980, les liens se resserrèrent entre le mouvement syndical et la Pastorale de Sao Bernardo do Campo. Quand la grève éclata, je m’occupais de l’infrastructure du mouvement, pendant que Lula coordonnait les assemblées dans le stade Vila Euclides et les négociations difficiles avec la classe patronale. Le régime militaire craignait les effets politiques de la grève et c’est ainsi qu’il commença à agir durement. Il intervint sur le syndicat et révoqua le mandat des dirigeants. Don Claudio Hummes, évêque de l’Abc (territoire du Grand Sao Paulo), offrît l’église de Sao Bernardo do Campo pour les assemblées syndicales. Certains fidèles se scandalisèrent : « ils profanent le temple ». Père Adelino de Carli, le vicaire, répondît : « quel sens cela a-t-il de professer le culte de Dieu, en tournant le dos à ceux qui luttent pour leur pain quotidien ? »
Dans la cour de l’église, nous avions organisé le Fonds pour la grève. Des aliments arrivaient de tout le pays : les camionneurs transportaient les dons avec leur chargement. Ricardo Kotscho, journaliste de la Folha de Sao Paulo, m’appela à côté de lui pendant une assemblée et me donna le chèque de son salaire.
Tous les dirigeants du syndicat furent arrêtés. En compagnie du député Geraldo Siqueira, je dormais chez Lula, le jour où ils l’emmenèrent. Je me réveillai quand les hommes du délégué Romeu Tuma frappèrent à la porte. Après le départ de la voiture, j’appelai don Claudio et le cardinal Evaristo Arns, archevêque de Sao Paulo. C’est par la radio de la voiture que Lula entendit la nouvelle de son arrestation, qui le soulagea, parce qu’il avait peur d’être victime d’un raid des escadrons de la mort.
Quand il fût libéré, un mois plus tard, la première chose qu’il fit en arrivant chez lui fût d’ouvrir toutes les cages et de libérer tous les oiseaux.
Constance
Lula arrive à la présidence de la république grâce au mouvement social développé dans les quarante dernières années, dans lesquelles l’enseignement de Paul Freire a eu plus de poids que les théories de Marx ; mais aussi grâce à la force d’une de ses vertus, la constance. Il n’aime pas perdre, même au jeu. C’est cette qualité qui lui a permis d’apporter une bouffée de renouveau dans le syndicalisme brésilien ; de fonder le Pt ; de créer l’Anampos, la Cut, l’Institut Cajamar - école de formation politique pour les leaders populaires-, et l’Institut citoyenneté, centre de recherche et d’élaboration des politiques publiques.
Dans les dernières 21 années, Lula a parcouru le pays d’une extrémité à l’autre : il est difficile de trouver un village où il n’a pas été. Son leadership a permis la prolifération de mouvements sociaux et d’ong, syndicats et comités qui ont porté le Pt à la victoire électorale dans des centaines de conseils municipaux, députations - d’états et fédérales-, en plus de postes de sénateurs et gouverneurs. Aujourd’hui, le Pt gouverne environ cinquante millions de brésiliens et il a obtenu, dans le scrutin du 6 octobre, cent vingt six millions de voix, l’élection de dix sénateurs, quatre vingt onze députés fédéraux ( majorité à la Chambre des députés) et cent quarante sept députés d’états.
Le pouvoir est la plus grande tentation de l’être humain, avant même l’argent et le sexe. Lula résiste grâce à la personne qu’il admire le plus : la senora Lindu, sa mère, morte en 1980 pendant qu’il était en prison. Il a hérité d’elle la constance et une obstination à conserver sa dignité, même quand ils se trouvèrent à bord d’un camion transportant des journaliers, où sa famille voyagea pendant treize jours, de Garanhuns à Sao Paulo. Ou quand il vécut dans l’arrière salle d’un bar, utilisant le w-c des clients.
Lula porte sur le visage le signe de l’indignation. Il est resté marqué par la faim ; par le travail, enfant, de vendeur ambulant, dans la Baixada Santista ; par le désarroi du jour où il rencontra son père avec une nouvelle femme et des enfants ; par l’humiliation quand on l’empêcha d’entrer dans un cinéma parce qu’il n’avait pas de veste ; par le travail de nuit, qui lui coûta un doigt de la main gauche ; par la mort à l’hôpital de sa première femme et de l’enfant qu’elle portait, parce que, dans le système de santé, les pauvres ne comptent pas.
Ce sont des expériences qui forgent sa personnalité et le poussent à lutter pour le plus grand nombre, sans, entre-temps, céder aux flatteries du pouvoir. Il a toujours continué à habiter à Sao Bernardo do Campo ; il n’a jamais voulu de domestique ; il n’aime pas les endroits à la mode et les ambiances raffinées ; il a rendu empaquetés les cadeaux de personnes qui espéraient s’en faire un ami ou être appelés au gouvernement. Il est heureux de l’affection du peuple avec lequel il a une relation amicale et il ne s’agace jamais quand il est assailli par le public. Pour être bien, il lui suffit d’être entouré de sa famille et de ses amis, en bermuda et chemisette, avec une paire de savates ; ou se mettre à ses fourneaux pour préparer ses recettes préférées, comme le lapin ou les pâtes à la carbonara (ndt : recette en bas de page, pour la vraie carbonara).
Lula président surprendra la nation parce qu’il adoptera une grammaire de « pouvoir différent », définie par lui-même, comme il a fait dans le syndicalisme et surtout en politique, en créant un parti combatif et éthique. Il ne dédaignera pas le travail de groupe, regroupant tous les secteurs de la société brésilienne, sans se perdre dans le jeu servile des échanges et des favoritismes. Dans le c.v de ses ministres seules trois caractéristiques comptent : éthique, compétence et sensibilité sociale.
Lula espérait gagner au premier tour et José Dirceu le désirait aussi, que je rencontrai dans la nuit du 5 octobre chez Lula. Même quelques heures avant d’être élu, Lula se refusait de parler de charges et nominations. Et il s’est amusé des spéculations des médias, se présentant comme des sources dignes de foi pouvant affirmer avec certitude qui serait président de la Banque centrale ou ministre des finances.
Pour Lula, la nuit du 5 au 6 octobre a été une nuit d’insomnie à cause de cette anxiété qui assaille celui qui participe à une grand match ou quand les étudiants attendent le résultat de l’examen de fin d’études. Le matin, après avoir reçu le coup de fil où Cristovam Buarque lui communiqua qu’il avait gagné dans le scrutin des brésiliens résidant en Nouvelle-Zélande, Lula appela un de ses amis kiné pour qu’il lui enlève cette tension. Il sortit pour voter et retourna dans son appartement. On resta là à bavarder avec les nouvelles de la télé en fond. A midi, il fit une bonne sieste. Il se réveilla en forme et enregistra quelques scènes pour deux films sur son trajet politique : un dirigé par Duda Mendonça et l’autre, par Joao Moreira Salles.
Après avoir soufflé les bougies et mangé le gâteau pour fêter ses cinquante sept ans, nous avons récité le Notre Père et le Psaume 72 dans la version de frère Carlos Mesters (« celui qui gouverne bien écoute les demandes des peuples ») et nous nous sommes dirigés vers le comité national, à Vila Mariana, à Sao Paulo, pour vérifier le résultat des élections. A onze heures du soir, quand fut confirmé le fait qu’il lui manquait trois millions et demi de voix pour être élu au premier tour, Lula retourna chez lui avec Marisa. Epuisé, il se retira, oubliant la viande qu’il avait préparée et mise à cuire au four dans l’après-midi.
Cette nuit-là , pourtant, il dormit repu de voix. Et nous ses électeurs, pleins d’espoir.
Notre démocratie n’est pas encore, comme le voulaient les grecs, un gouvernement du peuple par le peuple ; mais avec Lula président ce sera la deuxième fois dans l’histoire du Brésil qu’un homme du peuple gouvernera cette nation.
Le premier fut Nilo Peçanha, qui avait pris le poste laissé vacant par la mort de Afonso Pena, et gouverna le pays comme vice-président de juin 1909 à novembre 1910. Fils de boulanger, Nilo avait connu la pauvreté. Lula, élu avec l’immense majorité des voix, a connu la misère. Survivant aux grandes souffrances du peuple brésilien, Lula est, aujourd’hui, un vainqueur.
Frei Betto
– Source : www.ilmanifesto.it, édition du 4 janvier 2003.
– Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Pour de bonnes pâtes alla carbonara :
Spaghetti de préférence, ou tagliatelle ou zita. (Pasta Martelli, si vous en trouvez)
Pour 300 grs de pâtes fraîches (3 personnes), pendant que vous faites bouillir l’eau (salée, ovviamente) faites grillotter dans une poêle une douzaine de tranches de pancetta copata, coupée très fin (et surtout pas des lardons, il ne s’agit pas de quiche lorraine). Dans un récipient, à côté, mélanger une brique de crème fraîche (pas légère, on ne fait pas le régime en mangeant la carbonara) plutôt liquide avec un ou deux oeufs et une bonne quantité de parmesan râpé frais, du poivre, pas de sel.
Quand les pâtes sont cuites et égouttées, les mettre dans la poêle avec la pancetta et le mélange et déglacer un peu le fond. Faire cuire entre une et maximum trois minutes, selon ses goûts ; on peut aussi servir sans refaire cuire.
Pour ceux qui n’en ont jamais assez, on peut rajouter du parmesan (toujours râpé frais) dans l’assiette.
Bon appétit.