Après la libération de neuf autres auteurs matériels du massacre d’Acteal (1), la récente arrestation du porte-parole de l’organisation paysanne OCEZ, Chema Hernández (2), les menaces précises proférées par le gouverneur Juan Sabines contre le padre Chuy (3), la multiplication des agressions perpétrées par l’Opddic et l’Armée de Dieu (4) contre les communautés zapatistes, les nouvelles concernant d’importants mouvements de l’armée fédérale dans les Altos et la Forêt Lacandone sont autant de raisons d’inquiétude pour les partisans d’une paix juste et digne au Chiapas. Une inquiétude accentuée par de nouvelles rumeurs, savamment distillées par les milieux du pouvoir, au sujet d’une « possible offensive d’éléments rebelles (5) ».
Des enjeux importants
26 ans après la création de l’EZLN, 16 après le soulèvement armé, et 6 ans après la mise en place des Conseils de Bon Gouvernement (Juntas de Buen Gobierno, JBG) dans les 5 Caracoles (6), plusieurs centaines de milliers d’indigènes maya et zoque continuent de construire, unilatéralement, l’autonomie qu’ils avaient réclamée en vain auprès des gouvernements successifs .
Se passer de l’Etat, de sa corruption, son arbitraire et sa violence, mais aussi des rapports marchands, de la privatisation de la terre, ainsi que du salariat : tel est le défi affronté par les villages zapatistes. Ceux-ci protègent et valorisent la nature, la forêt, les cultures vivrières, en premier lieu les variétés créoles de maïs et la vie des sols... Et même si la pression du monde industriel, l’afflux d’argent et l’attraction du mode de vie aliénant de la ville se fait sentir, les zapatistes, grâce à une culture à la fois ancienne, ouverte et créative, obtiennent d’indéniables succès. Les visiteurs peuvent les mesurer d’année en année. Des champs de maïs et des potagers assurant leur alimentation (en partie sur des terres « libérées » en 1994) aux organes d’auto-gouvernement, en passant par les écoles, les cliniques et un système de justice propre, les zapatistes apportent la preuve de la capacité des communautés à résoudre elles-mêmes, en se coordonnant au sein des municipios autónomos et des JBG, l’ensemble des problèmes qui peuvent se poser à une population, pourtant en butte à de très difficiles conditions d’existence.
Mais l’Etat mexicain, à quelque niveau que ce soit (fédéral, régional ou local), et comme tout pouvoir qui se respecte, ne peut tolérer le développement d’une telle autonomie.
En premier lieu à cause de l’exemple donné au reste des populations indigènes du pays, elles aussi engagées depuis longtemps dans un processus de résistance et de réorganisation... L’Oaxaca, le Guerrero, le Michoacan et plusieurs autres états de la république sont en effet le théâtre de mouvements de fond, manifestant l’exigence d’une récupération de terres et d’une reconstruction culturelle, sociale et politique des peuples et nations indiennes... Par ailleurs, la montée des mécontentements face à la hausse des tarifs de l’électricité, à la raréfaction et la cherté de l’eau (accaparée par des entreprises privées), et au renforcement de la répression policière contre les organisations populaires (notamment les rares syndicats indépendants), au tarissement des envois des émigrés (7) et, enfin, à la spirale de violence engendrée par les mafias du narco-trafic contrôlant de fait l’ensemble des partis politiques parlementaires, faisant chaque jour des dizaines de morts, exigent que ce gouvernement né d’une fraude monumentale, épaulé par les forces les plus réactionnaires du pays (en premier lieu les corps de police et l’armée), fasse preuve de la plus grande fermeté.
Et puis, à quelques mois du double anniversaire de la lutte pour l’indépendance du pays (1810) et du déclenchement de la révolution pour la terre et la liberté (1910), la tension monte...
Ensuite, dans le contexte général d’accentuation de la crise capitaliste mondiale, l’extraordinaire richesse du Chiapas en eau, sa bio-diversité, des terres et un climat propices au développement de l’agro-industrie, son énorme potentiel touristique et la grande quantité de minerais (8) présents dans le sous-sol... rien de tout cela ne doit échapper à la voracité des entreprises. D’importantes compagnies minières, notamment canadiennes, se sont vu attribuer des concessions sur plus de 500 000 hectares. Les maquiladoras, ces usines démontables, circulant d’une région à l’autre afin de profiter d’une main d’oeuvre travailleuse, soumise et bon marché, facteurs de pollution environnementale et de dégradation sociale, guettent elles aussi le gâteau chiapanèque, rêvant de ces jolies petites indiennes, aux doigts si agiles...
La guerre de basse intensité
Menée depuis 15 ans contre le mouvement zapatiste, elle s’appuie sur deux armes essentielles. La militarisation de l’Etat, tout d’abord. Une bonne partie de l’armée fédérale (70 000 hommes, principalement des troupes « d’élite ») est basée en territoire indigène, prête à entrer en action.
Le second volet de cette stratégie est la paramilitarisation. Il s’agit de l’armement, la formation et la préparation d’une partie de la population indienne à la guerre civile, contre le mouvement zapatiste et ceux qui le soutiennent.
Pour accentuer cette division, l’outil principal est la privatisation des terres. A travers des programmes officiels, tels le Procampo et le Procede, il s’agit de rendre les paysans dépendants de l’aide du pouvoir, de la technologie et des poisons « phytosanitaires », mais surtout d’en faire de « petits propriétaires ». Le gouvernement de gauche de J. Sabines a été mis en place pour parachever cette opération consistant à offrir aux familles un droit de propriété foncière. Faisant miroiter la possibilité d’emprunter aux banques, grâce aux hypothèques, et même de vendre à « bon prix » là où les projets touristiques ou les exploitations minières stimulent la spéculation, cette « redistribution » a pour objectif la rupture de la cohésion millénaire des communautés, leur organisation horizontale, leur gestion participative et leur conscience du destin collectif...
Les terres occupées en 1994 par les zapatistes et leurs alliés, désertées par leurs « propriétaires » légaux, gelées par le gouvernement fédéral, sont aujourd’hui l’enjeu du conflit. Les groupes paramilitaires se constituent autour du projet d’attribution des parcelles à ceux qui en font la demande, et acceptent au passage de devenir les supplétifs du pouvoir municipal ou régional.
Les zapatistes, refusant toute concession sur ce plan (la terre ne se vend ni ne s’achète), deviennent pour les individus leurrés par ces programmes des empêcheurs de tourner en rond, des obstacles au progrès, etc.
L’offensive actuelle se prépare depuis plusieurs années. Il s’agit d’une guerre d’usure, menée par un gouvernement et des partis politiques qui n’ont jamais reculé devant la violence, les assassinats, les enlèvements et la terreur. Les exemples récents de San Salvador Atenco, d’Oaxaca, et plus anciens du massacre de la place des 3 cultures à Mexico, puis des années de guerre sale entre 1970 et 1980 nous le rappellent. Une guerre d’usure qui attend le prétexte de se transformer en agression brutale, mortelle pour les communautés zapatistes. Il est difficile de prévoir quand et comment l’étincelle mettra le feu aux poudres. Et les quelques réactions plus ou moins véritablement indignées s’entendront probablement très mal, dans un monde accommodé au conflit de basse intensité.
Les hommes « primitifs », nous disait Pierre Clastres, faisaient la guerre pour que leur société reste à taille humaine, et empêcher qu’un pouvoir ne s’installe durablement au-dessus d’elles (9). Les gouvernements des pays « évolués » la font pour préserver les emplois, le mode de vie occidental, voire pour lutter contre le réchauffement climatique. C’est probablement pour cela que le Chiapas, demain, scandalisera moins encore que l’Afghanistan aujourd’hui, bien moins que le Vietnam hier, ou l’Algérie avant-hier.
L’EZLN n’obéit pas, quant à elle, à un parti politique, ni à un chef tout puissant. Elle est aux ordres des communautés en résistance. Ces villages ont beaucoup appris, en 500 ans de domination, et c’est ce qui fait la force du mouvement zapatiste. Mais il n’en est pas infaillible, ni invincible pour autant.
Le seul espoir
Pour cette humanité maya qui ne veut pas disparaître (10), l’espoir se trouve dans un sursaut des populations, un peu partout sur la planète. Dans une objection massive, la désertion sans ambiguïté, la révolte déterminée de ces millions, ces milliards d’hommes et de femmes qui continuons, mécaniquement, à faire tourner la machine. Il reste donc encore, manifestement, du pain sur la planche...
Jean-Pierre Petit-Gras
(1) Perpétré en décembre 1997. En septembre dernier, 20 de ces assassins ont déjà été libérés, sur ordre du gouvernement, plongeant la population dans la stupeur et la colère. Les hauts responsables, Ernesto Zedillo et son ministre de l’intérieur de l’époque, n’ont jamais été inquiétés pour cette tuerie, effectuée alors que l’armée n’était qu’à quelques centaines de mètres du petit village.
(2) Des membres du réseau toulousain d’achat collectif de café à la coopérative zapatiste Yachil ont assisté cet été à une conférence de presse donné par Chema et ses compagnons de l’OCEZ de Venustiano Carranza.
(3) Nous avons rencontré ce prêtre catholique lorsqu’il était curé de San Andrés Sakamch’en de los Pobres. Nommé dans la région de Venustiano Carranza, il s’est engagé aux côtés des villages qui résistent face aux projets d’exploitation minière. Les autorités l’accusent d’organiser la « subversion ».
(4) L’OPDDIC (Organisation pour la défense des droits indigènes et paysans) est un mouvement paramilitaire fondé par Pedro Chulàn, député du PRI qui avait déjà créé un autre groupe antizapatiste, le MIRA.. L’Armée de Dieu (el Ejército de Dios) est liée à une église évangéliste et au PRD, à travers notamment des programmes d’ « aide économique ». Prétendant rassembler 5000 membres, elle s’est elle aussi distinguée par ses agressions contre des bases d’appui zapatistes, et ses provocations contre des communautés adhérentes de l’Autre Campagne lancée par les zapatistes, qui s’opposent au passage sur leurs terres de la future autoroute San Cristóbal - Palenque.
(5) Lire les articles de Gloria Muñoz et Hermann Bellinghausen dans la Jornada des 20 et 21 novembre.
(6) A La Realidad, Oventik, Morelia, La Garrucha et Roberto Barrios.
(7) Les USA sont eux aussi plongés, semble-t-il, dans une dépression durable...
(8) Pétrole, uranium, or ; en quantité non négligeable selon diverses sources.
(9) Lire l’Archéologie de la violence.
(10) Et celle des communautés kichwa de l’Equateur et du Pérou, des mapuche du Chili et de l’Argentine, ou encore de ces indigènes du Paraguay qui subissaient, il y a quelques semaines, les bombardements aux pesticides des producteurs de soja transgénique brésilien. Ces gens qui veulent nourrir la planète...