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Marinaleda, le village modèle communiste d’Espagne (The Observer)

Il fut un temps où, dans une Andalousie déshéritée, Marinaleda, devait traverser de terribles épreuves. Sous la direction d’un maire charismatique, le village s’est auto-proclamé utopie communiste, et s’est emparé de terres arables, afin de subvenir aux besoins de chacun. Pourrait-il apporter la réponse à la faillite du capitalisme moderne ?

En 2004, en feuilletant un guide de voyage sur l’Andalousie, alors que je passais mes vacances à Séville, je tombai sur une brève allusion à un petit village perdu, appelé Marinaleda – une « utopie communiste » d’ouvriers agricoles révolutionnaires, tels étaient les termes employés. Ma fascination fut immédiate, mais je ne pus trouver quasiment aucun détail pour l’alimenter. En dehors de ce bref résumé, les renseignements disponibles sur ce village étaient trop peu nombreux, que ce soit dans le guide, sur internet, ou encore dans la bouche des étrangers que je croisai à Séville. Quelques-uns d’entre eux me dirent : « Ah, oui, le petit village communiste bizarre, l’utopie ». Mais aucun d’entre eux ne l’avait visité, ni ne connaissait quelqu’un l’ayant visité – et personne ne sut me dire s’il s’agissait véritablement d’une utopie. Le mieux que l’on put faire, fut de me fournir ce renseignement supplémentaire : il possédait un maire excentrique, charismatique, à la barbe de prophète et dont la présence valait celle d’un démagogue, du nom de Juan Manuel Sánchez Gordillo.

Je finis par en apprendre davantage. La première partie du miracle de Marinaleda tient à ce qu’aux débuts de sa lutte pour créer une utopie, à la fin des années des années 70, il partit d’une situation de pauvreté extrême. Le village souffrait d’un taux de chômage supérieur à 60% ; il s’agissait d’une communauté de paysans sans terres, dont les membres devaient fréquemment se passer de nourriture pendant des jours entiers, à une période rongée par le doute de l’histoire de l‘Espagne, celle qui suivit la mort du dictateur fasciste, le général Franco. La deuxième partie du miracle de Marinaleda tient à ce que, en l’espace de trois décennies extraordinaires, il remporta la victoire. En 1985, alors que ce voyage remarquable de luttes, de sacrifices, était déjà bien entamé, Sanchez Gordillo confia au journal El Pais : « Nous avons appris qu’il ne suffit pas de définir l’utopie, pas plus qu’il ne suffit de combattre les forces réactionnaires. On se doit de construire ici et maintenant, brique après brique, avec patience mais sans interruption, jusqu’au jour où nous pourrons faire de nos vieux rêves une réalité : quand il y aura du pain pour tous, que la liberté règnera parmi les citoyens ; et que nous pourrons lire le mot ‘paix’ avec respect. Nous croyons sincèrement qu’il n’est pas d’avenir qui ne soit construit dans le présent. »

Workers in the Olive groves of El Humoso, Marinaleda. Photograph : Dave Stelfox

Comme il sied à un rebelle, Sánchez Gordillo aime beaucoup citer Che Guevara ; plus précisément cette maxime du Che qui nous dit que « seuls les rêveurs verront un jour leur rêves devenir réalité ». Dans un petit village du sud de l’Espagne, il ne s’agit pas seulement d’un slogan sur un t-shirt.

Au printemps 2013, l’Andalousie compte 36% de chômeurs, un taux ahurissant ; pour ceux qui ont entre 16 et 24 ans, le chiffre est supérieur à 55% - des chiffres qui sont encore pires que la moyenne nationale, elle-même astronomique. Dans les années 2000, l’essor de l’industrie du bâtiment se traduisit par un amoncellement de grues le long de la côte, en même temps qu’il encourageait une génération à ne pas finir ses études, pour accepter les emplois à 40000 euros par an, que proposaient les chantiers de construction. Ces emplois se sont envolés, et rien ne va les remplacer. Alors que la silhouette menaçante de la Banque Centrale Européenne se dessine par-dessus son épaule, le Premier Ministre Mariano Rajoy a introduit des réformes du marché du travail qui facilitent les procédures de licenciement des employés par les entreprises, les accélèrent tout en diminuant le montant des indemnités, et ce sont ces nouvelles lois qui tracent aujourd’hui des andains dans la main d’œuvre espagnole, dans le privé comme dans le public.

Entre 1996 et 2008, le marché espagnol de l’immobilier connut un essor foudroyant. Au cours de ces douze années, le prix du mètre carré de terrain tripla : sa crise renvoie aujourd’hui le reflet tragique de l’ampleur de son augmentation. Sur le plan national, depuis 2008, ce sont près de 400000 familles qui ont été expulsées. Là encore, la situation est particulièrement grave dans le sud : chaque jour, les banques y flanquent 40 familles par jour à la porte de chez elles. Pire, selon la législation espagnole en matière de logement, une fois que votre prêteur vous a expulsé, vous n’en avez pas fini : il vous faut continuer à rembourser l’emprunt. Derniers gestes d’impuissance, les suicides de propriétaires à deux doigts de la saisie, sont devenus d’une effroyable banalité – plus d’une fois, ceux qu’on venait expulser se précipitèrent par leur fenêtre, pendant que l’huissier montait l’escalier.

En Espagne, quand les gens mentionnent la crisis, c’est à la crise de l’euro-zone qu’ils font référence, une crise économique ; mais ce terme veut dire bien plus. C’est une crise systémique, celle d’une écologie politique fissurée d’un bord à l’autre : une crise dont tout semble dire qu’elle résulte de la propagation d’une corruption endémique parmi les élites du pays, qu’il s’agisse des politiciens, des banquiers, des membres de la famille royale, ou encore de bureaucrates ; elle est également une crise de foi en l’accord démocratique instauré après la mort du général Franco en 1975. En Décembre 2012, un sondage réalisé par le centre pour la recherche sociologique (un organisme public) révéla que 67,5% des espagnols n’étaient pas satisfaits du fonctionnement de leur démocratie. C’est ce mépris pour l’état espagnol en général, plus que les simples effets de la crise économique, qui fit descendre dans la rue 8 millions d’indignados, au printemps et à l’été 2011, et qui inspira leur cri de ralliement « Democratia Real Ya » (une vraie démocratie, maintenant).

Juan Manuel Sánchez Gordillo, mayor of Marinaleda, attending a protest in Seville. Photograph : Dave Stelfox

Pourtant, dans un village du cœur sauvage de l’Andalousie, l’ordre et la stabilité règnent. Comme le village d’Astérix, qui accomplit la tâche impossible consistant à résister encore et toujours aux Romains, un grand empire a trouvé à qui parler avec ce minuscule pueblo, et son armée en guenilles de parvenus turbulents, qui aspirent à la liberté. Le combat semble déséquilibré au point d’en être risible – la population de Marinaleda compte 2700 personnes, l’Espagne 47 millions – cependant, à maintes et maintes reprises, l’empire a connu la défaite.

En 1979, à l’âge de 30 ans, Sánchez Gordillo devint le premier maire élu de Marinaleda, un poste qu’il occupe depuis, sans interruption – il est réélu, scrutin après scrutin, à une écrasante majorité. Cependant, occuper des places officielles de pouvoir, reconnues par l’état, ne servit qu’à le divertir de son travail sérieux, la lucha – la lutte. Dans la chaleur intense de l’été 1980, le village lança « une grève de la faim contre la faim », qui les fit connaître de toute la nation, et leur valut même une reconnaissance mondiale. Tout ce qu’ils ont accompli depuis l’été de cette année-là, n’a fait qu’accroître la notoriété de Sánchez Gordillo et de son village, ainsi qu’augmenter le nombre de leurs admirateurs, comme de leurs ennemis, dans toute l’Espagne.

La philosophie de Sánchez Gordillo, dont il traça les grandes lignes dans son livre paru en 1980, Andaluces, Levantaos, puis dans d’innombrables discours et entretiens, lui est tout à fait propre, même si elle s’appuie sur les fondations solides des luttes historiques, ainsi que des soulèvements, des pueblos paysans de l’Andalousie, et de leur tendance, dont les racines atteignent une profondeur remarquable, à l’anarchisme. Ces communautés impressionnent par leur opposition à toute forme d’autorité. Au cours d’un entretien, réalisé en 2011, Sánchez Gordillo déclara : « Je n’ai jamais appartenu au Parti Communiste, celui de la faucille et du marteau, mais je suis communiste, ou communautariste », avant d’ajouter qu’il tirait ses croyances politiques de celles de Jésus Christ, Gandhi, Marx, Lénine, et le Che.

En Août 2012, il accéda à un niveau supérieur de notoriété, à la suite d’une kyrielle d’actions qui commença, sous une température de 40°C, par l’occupation d’un terrain militaire, la saisie du palais d’un aristocrate, ainsi que par une traversée du sud à pieds, au cours de laquelle il tenta de convaincre ses collègues maires de ne pas rembourser leurs dettes. L’apogée fut atteinte lorsque Sánchez Gordillo mena une série d’expropriations de supermarchés, en compagnie des autres membres du syndicat de la gauche communiste SOC-SAT. Ils défilèrent dans des supermarchés où ils s’emparèrent de pain, de riz, d’huile d’olive, et d’autres aliments de base, afin d’en faire don à des banques alimentaires destinées aux Andalous n’ayant pas les moyens de se nourrir. Ceci fit de lui une immense vedette, et lui valut d’apparaître non seulement sur les couvertures des journaux espagnols, mais aussi dans les grands médias internationaux, sous les titres de « maire Robin des Bois », « Don Quichotte de la crise espagnole », ou encore du « William Wallace d’Espagne », selon le journal que vous lisiez.

A socialist mural in Marinaleda. Photograph : Dave Stelfox

Dans la pénombre d’un matin d’hiver, entre six et sept heures du matin, les travailleurs de Marinaleda sont regroupés autour du comptoir de la pâtisserie Horno el Cedazo, peinte en orange. Ils sont là, occupés à engloutir du café noir, fort, accompagné de jus d’orange, pâtisseries, et de pan con tomate : incontestablement l’un des meilleurs petits déjeuners au monde, constitué d’une énorme tartine que l’on sert avec une bouteille d’huile d’olive ainsi qu’une carafe de pulpe de tomate rose, douce et salée. Versez la première, puis la seconde, saupoudrez d’une mince couche de sel et de poivre, et vous voilà prêts pour une journée aux champs. Ceux dont l’estomac est mieux accroché, peuvent également descendre une rasade de l’une des liqueurs blafardes rangées sur une étagère située derrière le comptoir ; l’anis sirupeux, âcre, est la plus populaire de ces boissons destinées à faire descendre le café. Tous font les quarts à la coopérative de Marinaleda, en fonction de ce qu’il est nécessaire de récolter, et de la quantité à récolter. S’il y a suffisamment de travail pour votre équipe, on vous prévient à l’avance, grâce au mégaphone placé sur le toit de la camionnette qui fait le tour du village, le soir. C’est une expérience étrange, quasi-soviétique, que d’être assis chez soi, et d’entendre la camionnette qui passe en annonçant : « Demain, travail aux champs pour le groupe B ». Le volume des annonces, que l’électricité statique étouffe, augmente puis diminue à mesure que la camionnette sillonne le village, comme si quelqu’un s’était égaré dans un labyrinthe en portant un transistor.

En 1991, après que le village eut, enfin, obtenu les 1200 hectares de la ferme El Humoso – que le gouvernement régional lui accorda au bout d’une décennie d’occupations, de grèves et d’appels incessants – son exploitation débuta. La nouvelle coopérative de Marinaleda sélectionna des cultures qui nécessiteraient la quantité maximale de travail humain, afin de créer autant d’emplois que possible. En plus des olives, omniprésentes, et de la création d’une huilerie, ils plantèrent toutes sortes de poivrons, des artichauts, des fèves, des haricots verts, des brocoli : des produits que l’on pouvait transformer, mettre en conserves, ou en bocaux, afin de justifier la création d’une usine de transformation qui, en retour, munirait le village d’une industrie sous-traitante, synonyme d’emplois supplémentaires. Sánchez Gordillo m’expliqua que, « Notre but n’était pas de faire des profits, mais de créer des emplois ». Cette philosophie s’oppose de manière frontale à la toute dernière obsession capitaliste pour « l’efficience » – un mot auquel le jargon néo-libéral a conféré un statut quasi-sacré, mais qui est devenu, en réalité, un euphémisme honteux pour le sacrifice de la dignité humaine, sur l’autel de la valeur des actions.

Sánchez Gordillo me suggéra une fois que la famille aristocratique de la Maison d’Albe pourrait investir son immense fortune (qui provient aussi bien d’actions dans les banques et les entreprises de distribution d’énergie, que de l’étendue de ses terres, qui lui rapportent des millions sous la forme de subventions agricoles) pour créer des emplois, mais qu’elle n’a jamais éprouvé le moindre intérêt pour cela. « Nous croyons que la terre devrait échapper à la mainmise de la noblesse, pour appartenir à la communauté qui l’exploite ». Il m’expliqua que telle était la raison pour laquelle les grands propriétaires terriens plantaient du blé – qu’une machine peut moissonner, sous la surveillance de quelques ouvriers ; à Marinaleda, des produits comme les artichauts, les tomates, furent choisis précisément parce qu’ils nécessitaient énormément de main d’œuvre. Ceci, en vertu d’une logique : pourquoi « l’efficience » devrait-elle être la valeur la plus importante de la société, au détriment même de la vie humaine ?

La coopérative municipale ne distribue pas de bénéfices : tout excédent est réinvesti pour créer de nouveaux emplois. Chacun de ses membres gagne le même salaire journalier, 47€ pour six heures et demie de travail : ce qui ne semble peut-être pas beaucoup, mais représente en fait plus du double du salaire minimum espagnol. La participation aux décisions relatives au choix, des produits à cultiver, et du moment où ils le seront, est encouragée, et constitue souvent le point le plus important des assemblées générales du village – à cet égard, être un coopérateur signifie devenir un rouage essentiel du pueblo dans son ensemble. Là où, autrefois, l’absence d’intérêt économique marginalisait les journaliers andalous, sur le plan politique comme sur le plan social, il leur revient maintenant – à Marinaleda, tout au moins – de montrer le chemin. Les non-coopérateurs ne sont en aucun cas exclus de la participation à la vie culturelle, sociale, et politique de la municipalité – c’est plutôt que, si vous êtes membre de la coopérative, il n’y pas moyen d’éviter d’être aspiré par le tourbillon des activités locales, qui sortent des limites de la journée de travail.

Le village autorise l’entreprise privée – plus important peut-être, il y est toujours admis que celle-ci fait partie de la vie. À l’image des sept bars et cafés du village, qui sont autant de propriétés privées (le syndicat est propriétaire du bar Sindicato), s’il vous prenait l’envie d’y ouvrir une pizzeria, ou n’importe quel type d’entreprise familiale, personne ne vous en empêcherait. Par contre, dans l’hypothèse ou des responsables du développement et des franchises de, disons, Carrefour ou Starbucks, dotés d’un sens pervers de l’humour et de tendances masochistes, décideraient que ce petit village pourrait constituer l’emplacement idéal pour étendre leurs activités – ils n’iraient pas bien loin. Sánchez Gordillo me confia, de manière on ne peut plus directe, « Nous ne le permettrions pas, tout simplement ».

Cela fait des décennies que le chantier alternatif de Marinaleda est ouvert, mais d’autres alternatives anticapitalistes ont germé dans les fissures de la crise espagnole, sous la forme d’innombrables actes quotidiens de résistance, pas seulement de manifestations, de grèves, mais dans les comportements de tous les jours – l’occupation de constructions nouvelles par ceux que leurs banques ont jetés à la rue, des pompiers qui refusent d’expulser des familles sans ressources, des médecins qui refusent de congédier des immigrants sans papiers. À Somonte, il y a également cette nouvelle coopérative agricole dans le style de Marinaleda, une ferme collective établie en 2012 sur une terre gouvernementale occupée, et qui se trouve à un peu plus d’une heure du village. En début d‘année, lorsque j’ai visité Somonte, j’y ai rencontré des Marinaleños qui était partis de chez eux pour porter le message de Sánchez Gordillo, « la terre appartient à ceux qui l’exploitent », en territoire nouveau.

Juan Manuel Sánchez Gordillo, lors d’une manifestation organisée par le Syndicat Andalou des Travailleurs, pour protester contre les mesures d’austérité. Photographie : Guillem Valle/Corbis

En Février de cette année, lorsque je leur rendis visite, un jeune homme prénommé Román traversa, torse nu, les champs qui s’étendent à perte de vue, pour venir à notre rencontre ; on sentait sa force, mais il semblait fatigué – ils travaillent de l’aube au crépuscule, ne s’arrêtant que pour se servir dans d’indispensables chaudrons de soupes de pâtes, riz, et haricots ; les excédents de légumes sont vendus dans les villages environnants, les jours de marché. À l’époque de ma visite, ils cultivaient haricots, piments, haricots et choux, plantaient des arbres et tentaient de ressusciter 400 hectares de terres laissées à l’abandon – du mieux qu’ils le pouvaient, à seulement deux douzaines de paires de mains. À la lumière des statistiques effarantes du chômage en Espagne, il est paradoxal que leurs besoins en individus susceptibles de se joindre à leur coopérative continuent d’augmenter, et qu’ils possèdent plus de terres arables qu’ils ne peuvent en cultiver. L’une des fresques peintes sur le mur de la grange de Somonte affichait un slogan éloquent, aux côtés des portraits de Malcolm X, Geronimo, et Zapata : « Andalous, n’émigrez pas, luttez ! Cette terre est à vous, récupérez la ! ». Ce cri est un message adressé au vide, en quelque sorte, à un moment où des milliers de jeunes espagnols détalent, se laissant entraîner par le mouvement de fuite des cerveaux, qui les emmène en Grande-Bretagne, en Allemagne, en France, ou vers des destinations plus lointaines encore.

Mais Somonte n’est pas dépourvue de soutien. Des centaines de personnes y font une visite, le week-end, ou pour des séjours de courte durée ; certains viennent de Madrid, de Séville, mais nombreux sont ceux qui, venus d’outre-mer, amènent force de travail et autres ressources, afin de contribuer à l’exploitation de la terre, à la construction d’infrastructures, et à la réalisation de peintures murales, ou encore pour faire don de matériel agricole d’occasion, de meubles et d’ustensiles de cuisine. Tandis que nous déambulions le long d’un groupe de poules et de chèvres, Florence, une française qui vivait à Marinaleda avant de se joindre à la « nouvelle lutte » à Somonte, m’expliqua que la terre était l’une des plus fertiles d’Espagne, mais que le gouvernement l’utilisait depuis des années pour y faire pousser du blé, afin d’engranger les subventions européennes — en ne créant quasiment aucun emploi, et pour un rendement nul ; on laissait pourrir le blé. Le gouvernement s’apprêtait à vendre aux enchères ces 400 hectares de terre désolée lorsque, en Mars 2012, le Syndicat des Travailleurs Andalous se présenta ; ils l’occupèrent, furent expulsés par 200 « C.R.S. », avant de revenir, le jour suivant, dans le plus pur style de Marinaleda, et de recommencer. La vente n’eut jamais lieu. Somonte a maintenant dix-huit mois, sa croissance est lente mais régulière, et constitue un exemple d’effet domino de type Marinaleda, dont la crise pourrait bien produire un plus grand nombre encore.

Personne n’oublie cette « expérience émouvante et bizarre » qui consiste à croire en une révolution, ainsi que George Orwell en fit la réflexion, après son arrivée à Barcelone, alors au bord d’une guerre civile, au contact d’une société à l’énergie bouillonnante, qui faisait alors l’expérience fugitive d’un communisme vivant. Marinaleda n’est pas complètement communiste, ni complètement une utopie : mais faites un pas en dehors du pueblo, pour entrer dans l’Espagne contemporaine, vous y découvrirez une société rouée de coups, appauvrie, atomisée, qu’un système économique, et une classe politique, qui semblent ne se soucier, ni de la survie ni de la mort des pauvres, entraînent à la mort. Ce que Sánchez Gordillo a accompli ne se résume pas à des acquis concrets, culturels, alimentaires, ou fonciers, aussi phénoménaux soient-ils : se trouver là constitue une expérience émouvante , bizarre et, ainsi qu’Orwell l’avait suggéré, inoubliable.

Cela fait un peu plus de huit ans que je connais l’existence de Marinaleda, au cours desquelles il m’a fallu parfois me rappeler à moi-même le fossé qui sépare les revendications grandiloquentes au sujet du village, que portent aussi bien la gauche que la droite, de la taille modeste, et de l’intimité, de l’endroit lui-même. C’est un village d’une si grande signification, pour tant d’individus dans le monde entier ; mais sa population ne compte que 2700 habitants, et des heures entières peuvent passer, pendant lesquelles l’unique bruit provient d’une moto qui descend l’Avenida de la Libertad à pleine vitesse, ou des vocalises d’un coq très affaibli.

D’une manière à la fois poignante, et appropriée, Sánchez Gordillo semble ne voir nulle contradiction, nul bathos, dans le fait de consacrer autant d’attention aux spécificités locales du pueblo – le besoin de commencer ce mois-ci la plante des artichauts, plutôt que celle des pimentos – qu’au plan large, dans lequel il persuade le monde que seule la fin du capitalisme rendra leur dignité aux existences de milliards d’individus.

Le mouvement des indignados a fait savoir, non seulement à l’Espagne, mais aussi au monde, que des millions d’espagnols n’étaient pas prêts à supporter le poids de la crise. Ils essayaient désespérément de trouver une alternative au système actuel – alors que, en leur sein même, l’une d’entre elles était déjà opérationnelle. Alors qu’ils étaient confrontés aux rangées de manifestants qui s’amassaient à Madrid sur la place Puerta del Sol, à New York sur Wall Street, ou devant la Cathédrale Saint-Paul à Londres, les mêmes questions accablantes résonnaient, dans la bouche des conservateurs comme dans celle des libéraux : « Quelle est votre alternative ? Quel est votre programme ? En pratique, comment cela fonctionnerait-il ? »

Peut-être ne savaient-ils rien du village auparavant, ou peut-être rejetaient-ils en gloussant cette curiosité rurale qu’un barbu excentrique gouvernait, mais ils ne le peuvent plus. Les chiens du réalisme capitaliste aboient : « Quelle est votre alternative ? ». De plus en plus souvent, les indignados peuvent désormais leur répondre : « Que dites-vous de Marinaleda ? ».

Dan Hancox,The Observer, Dimanche 20 Octobre 2013

Dan Hancox écrit sur la musique, la politique, et la culture pop pour le Guardian, et diverses autres publications. Il est l’auteur de The Village Against The World. Adresse twitter : @danhancox

Traduction Hervé Le Gall : http://echoes.over-blog.com/2013/10/marinaleda-le-village-mod%C3%A8le-communiste-d%E2%80%99espagne.html

»» theguardian.com
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Il n’y a pas de moyen plus violent de coercition des employeurs et des gouvernements contre les salariés que le chômage. Aucune répression physique, aucune troupe qui matraque, qui lance des grenades lacrymogènes ou ce que vous voulez. Rien n’est aussi puissant comme moyen contre la volonté tout simplement d’affirmer une dignité, d’affirmer la possibilité d’être considéré comme un être humain. C’est ça la réalité des choses.

Henri Krazucki
ancien secrétaire général de la CGT
Extrait sonore du documentaire de Gilles Balbastre "Le chômage a une histoire",

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