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Lettre ouverte à Serge Raffy, auteur de CASTRO L’ INFIDELE

La Havane, le dimanche 8 février 2004

In-estimable Serge Raffy

Par honnêteté intellectuelle élémentaire (un concept dont vous semblez ignorer l’existence et l’essence), j’ai attendu d’avoir votre livre entre les mains pour vous adresser ces réflexions qui me démangeaient la plume depuis que j’avais lu votre quatrième de couverture et quelques bonnes feuilles dans Le Point.

Et je suis là , devant votre « machin » sans trop savoir comment l’aborder. Je tourne autour, le flaire en risquant le haut-le-coeur (il ne sent pas bon, assurément), le palpe, le toise, mais il refuse de me livrer son secret et de répondre à ma question : qui es-tu ? Alors, peut-être pourrez-vous éclairer ma lanterne : biographie, essai, roman, science-fiction, ouvrage de défoulement, biographie romancée, roman biographique, feuilleton ? L’amalgame des genres est au fond tout à fait en accord avec l’amalgame tout court auquel vous recourez tout au long de ces 672 pages.

Sur ce point, je dois d’ailleurs vous tirer mon chapeau. Votre Castro l’infidèle a été publié en septembre 2003. Or, quand nous nous sommes rencontrés en février 2001 - oui, faut-il vous rappeler que vous êtes venu chez moi à La Havane et que je vous ai reçu toute une après-midi ? - vous ne m’aviez guère impressionné par vos connaissances de Cuba, de son histoire, de sa culture, de sa Révolution : elles étaient bien légères à l’époque. Et voilà donc qu’à peine deux ans et demi après, vous nous « commettez » (jamais cette curieuse expression typique des milieux universitaires et de chercheurs selon laquelle on écrirait un livre comme on commet un crime ou un péché n’a été mieux à sa place) un gros pavé lourdement indigeste sur la quatrième de couverture duquel vous nous annoncez (puisque ce sont généralement les auteurs qui les rédigent, comme on le sait) des tas de « révélations » sur des tas de choses, vous nous expliquez « enfin » la mort du Che, vous nous parlez sans ciller « de longues années d’enquête », de « centaines d’entretiens ». Bref, à vous croire, votre livre est la Summa Castrensis définitive. Et vous-même, un stakhanoviste de la recherche.

Mais si vous ne m’aviez pas époustouflé par vos connaissances de Cuba, vous m’aviez fait en revanche l’impression d’un type honnête, désireux d’écrire une biographie sérieuse de Fidel Castro. Vous étiez d’ailleurs en train d’en attendre une interview que vous appeliez de vos voux et qui vous faisiez briller les yeux, même si maintenant vous tentez de cacher votre déconvenue en feignant de vous réjouir de n’avoir pas rencontré votre « biographé ». Soit je suis vraiment quelqu’un de très naïf, soit vous avez bien caché votre jeu. Car, bien entendu, si vous aviez tenu devant moi les propos que vous tenez dans votre « machin », je vous aurais mis à la porte au bout de dix minutes sans perdre plus de temps avec vous. En tout cas, nous étions convenus de rester en contact par courriel et je m’étais engagé à vous aider dans la mesure de mes moyens. En fait, je n’ai plus rien su de vous et je croyais même que vous aviez renoncé à votre projet. Je comprends maintenant les raisons de votre silence : nous ne nageons pas d’évidence dans les mêmes eaux.

Donc, à défaut d’honnêteté, vous avez de la plume, ça c’est sûr, parce que pondre un pavé pareil (même si votre ami l’éditeur vous a fait une fleur en le publiant en grosse police et à double interligne pour faire plus impressionnant) en deux ans et demi n’est pas à la portée du premier venu. Même si vous donnez des signes d’épuisement visibles sur la fin.

Ce qui saute aux yeux, en effet, c’est le déséquilibre structurel de votre « machin » : vous consacrez 270 pages à Fidel jusqu’à la victoire de la Révolution, et vous le suivez d’assez près (je ne parle pas d’une « analyse » fouillée, tant s’en faut, vous le faites sur le ton de commérage anecdotique qui caractérise tout votre ouvrage) ; vous nous expédiez en à peine cent quarante pages les trois premières années si riches de la Révolution, d’autant que vous consacrez plusieurs pages à Marita Lorenz et trois chapitres entiers à l’épisode relativement mineur d’octobre 1959 (nous voilà arrivés p. 410). A partir de là , la crise des Missiles est expédiée enà peine quinze pages (alors que des tas de documents ont été pourtant déclassifiés ces dernières années) ; l’assassinat de Kennedy vous retient pendant vingt-six pages ; la guérilla en Bolivie et le drame du Che ont droit à vingt pages. et nous voilà arrivés en 1967 et à la page 473. Acompter de là , votre plume est prise de court, vous avez du mal à tenir la distance, et vos cent quatre-vingts dernières pages sont faites de raccourcis et de bonds de kangourou encore plus désordonnés qu’avant : le chapitre 35 est curieusement consacré à Alina et au Chili d’Allende et nous atterrissons donc en 1973 ; le chapitre 36 embrasse pêle-mêle l’ « affaire Padilla », Virgilio Piñera, Reinaldo Arenas, Carter, et nous voilà arrivés en 1980, p. 500 ; après, bien entendu, l’affaire Ochoa, de 1989, nous conduit jusqu’à la page 554 ; enfin, en à peine quatre-vingts pages, nous faisons du survol jusqu’au 14 juillet 2003 où se conclut l’ouvrage. Vous avouerez que c’est un peu court pour la biographie d’un homme qui avait alors soixante-dix-sept ans et qui a rempli son siècle !

Comme quoi, votre Summa Castrensis n’est faite que de picorements d’anecdotes, de butinages de faits sans que jamais le moindre fil conducteur ne guide le lecteur. Celui-ci doit accepter comme argent comptant tout ce que vous lui dites, puisque aucune note de bas de page, aucune référence bibliographique, aucun document - on le comprend puisqu’un ouvrage de fiction n’admet pas ce genre de gloses - ne vient étayer vos dires.

Devenir un expert « cubanologue » en deux ou trois ans est une gageure évidemment impossible à tenir, d’où, Serge Raffy, la médiocrité de votre ouvrage dont la lacune fondamentale découle du fait que vous ne savez pas grand-chose du thème dont vous traitez : je veux dire par là que votre méconnaissance des quarante-cinq ans de Révolution et de l’histoire cubaine tout court vous oblige à traiter la vie de Fidel Castro comme si celui-ci n’avait rien à voir avec, comme si l’une et l’autre étaient réciproquement des épiphénomènes ou encore des galaxies tournant en orbite séparée. Alors, du coup, faute du bagage de connaissances, des capacités et des moyens d’analyse requis, vous examinez l’histoire par le petit bout de la lorgnette et vous aveuglez sur des minuties. Et sur votre propre haine.

Car ce qui frappe en tout premier lieu, c’est justement le ton de votre ouvrage. Il suinte la détestation par tous les caractères de la page, et c’est bien là le seul vrai fil conducteur ! Pour sûr, il n’y a guère d’empathie entre biographeur et biographé. Alors, on se dit : où donc ai-je déjà vu ce ton-là ? On réfléchit deux secondes, on se frappe le front et on se répond : mais à Miami, pardi ! Il suffit en effet de consulter votre fort médiocre bibliographie (l’étude de livres sérieux et documentés n’est évidemment pas votre tasse de thé) et la page de vos « remerciements » pour s’en convaincre : vous n’avez choisi de prêter l’oreille qu’à ceux qui ont de bonnes ou de mauvaises raisons de clouer la Révolution cubaine et Fidel au pilori. Dans la bibliographie, 90 p. 100 des ouvrages au bas mot sont des écrits contre-révolutionnaires (au sens littéral de : contre la révolution). A propos, je me demande bien ce que je viens faire, moi, dans cette galère ! Vous auriez pu au moins m’éviter le déshonneur de côtoyer Juan Arcocha, Reinaldo Arenas, Guillermo Cabrera Infante, Teresa Casuso, Luis Conte Agüero, Daniel James, Theodore Draper, Jules Dubois, Jorge Edwards, Fogel et Rosenthal, Carlos Franqui, Martha Fraydé, Norberto Fuentes, Carlos Alberto Montaner, Juan Vivés, etc., j’en passe et des meilleurs. Je ne sais pas trop ce que mon livre - qui est exactement l’envers du vôtre - a pu vous apprendre : il a dû vous tomber des mains. J’eusse aussi mieux aimé que vous n’écorchassiez point mon nom : il ne brille pas comme le vôtre au fronton de la gloire, mais j’y tiens tout de même.

Question bibliographie, soit dit en passant, je suis étonné de la minceur de vos références directes de Fidel Castro : ses ouvres (in)complètes doivent occuper plusieurs dizaines de mètres d’étagères, et vous ne citez pourtant que quelques textes dont certains très mineurs et dont le plus récent est de 1986 ! J’aurais parié que le premier devoir d’un biographeur était de connaître par le dedans son biographé, et quoi de mieux que de lire là où il exprime sa pensée. Tenez, si vous aviez fait appel à moi, j’aurais pu vous piloter dans les discours de Fidel : voilà maintenant trente-deux ans que je le traduis (s’il en existait un de cette nature, je décrocherais assurément le record Guinness du « plus long traducteur » de Fidel Castro !) et je crois connaître assez bien ce qu’il pense, et sur la durée... Et je vous assure que quand on y regarde d’un petit peu plus près que vous ne l’avez fait, on y trouve des analyses politiques et humaines assez étonnantes de prescience et d’intelligence. Mais pour ça il vous aurait fallu perdre du temps, ce qui n’était pas dans vos intentions.

Permettez-moi par exemple de vous signaler - au cas où un étrange succès de scandale obligerait Claude Durand à vous faire un nouveau tirage - que Le monde économique et la crise sociale n’existe pas, que l’ouvrage s’intitule : La crise économique et sociale du monde. Ses retombées dans les pays sous-développés, ses sombres perspectives et la nécessité de lutter si nous voulons survivre, et que les « Editions du Conseil d’Etat » n’existent pas plus, sinon l’Office de publications du Conseil d’Etat. Je me demande d’ailleurs ce que vient faire cet ouvrage dans une bibliographie aussi étriquée que la vôtre, car, s’il fallait choisir un texte représentatif concernant la Révolution cubaine et Fidel Castro, celui-ci ne serait certes pas le meilleur candidat : il s’agit en effet du « Rapport au VIIe Sommet des pays non alignés », rédigé par Fidel lors de la passation de la présidence du Mouvement à l’Inde en 1983. Sans doute cette entrée n’est-elle là que pour « faire sérieux ». En tout cas, cet impair est symptomatique de la « légèreté » avec laquelle vous abordez Cuba. Que vous n’ayez même pas consulté (à défaut d’étudier) des livres-interviews aussi capitaux qu’Un grain de maïs (entretien avec Tomás Borge, 1992, 267 p.) où il parle pour la première fois de Staline, ou Una Conversación en La Habana (entretien avec Alfredo Conde, 1989, 229 p.) où il évoque entre autres son enfance et sa famille, ou alors plus avant, With Fidel (entretien avec Frank Mankiewicz et Kirby Jones, de 1975, 246 p.), pour ne citer que ces trois-là , confirme que vous maîtrisez bien mal votre dossier.

Mais vous reprocher de ne pas vous être beaucoup foulé pour connaître les écrits de Fidel Castro, c’est vous faire là une mauvaise querelle. Peu vous chaut, bien entendu, ce qu’il pense ou dit : l’important à vos yeux, apparemment, pour des raisons que vous seul et votre confesseur connaissez, c’est de bâcler un ouvrage à partir de préjugés grappillés chez les autres dont vous acceptez les versions comme parole d’Evangile.

Parce que, non content de vous repaître des ouvrages publiés à Miami ou dans l’optique Miami, vous avez censément interviewé des centaines de personnes et obtenu des « témoignages exclusifs ». De qui et d’où ? Je vous le donne en mille. Pour la plupart, de Miami encore. Et rebelote ! Et on ne peut pas dire d’ailleurs que le sens de la discrimination et de l’équilibre soit votre fort : le gros des personnages mentionnés dans vos « remerciements » est un compendium de la haine. On a même droit à José Basulto, chef notoire d’un groupe terroriste, à Lincoln Dà­az-Balart, l’un des législateurs cubano-américains de la Floride les plus retors ; à Huber Matos qui vous a raconté à sa manière ce fameux octobre 1959 auquel vous consacrez tant de pages ; à plusieurs membres de la Fondation nationale cubano-américaine qui a commandité des attentats terroristes à Cuba ; à Luis Zúniga, autre terroriste, etc. C’est exactement comme si l’on écrivait une histoire de la Révolution française à partir des seuls textes et témoignages des ci-devant de Coblence !

Bref, vous avez choisi votre camp : vous ne faites pas ouvre d’historien ni même de chroniqueur, mais tout simplement de militant anticastriste pur et dur ! Au fond, et en fait, vous êtes anti-Castro comme on était antijuif sur les scènes de théâtre moyenâgeuses et élisabéthaines, et il ne vous reste plus qu’à affubler votre personnage du gros faux-nez crochu, de la perruque rouge brillante et du chapeau pointu pour que la ressemblance avec le Barrabas de Christopher Marlowe dans Le Juif de Malte soit parfaite. La caricature est à l’identique. Quant à l’autre compendium, celui des « défauts » de Fidel, votre catalogue renvoie au néant celui de Leporello dans le Don Giovanni de Mozart !

Trop, c’est trop, Serge Raffy. Nous ne sommes pas face à une étude sérieuse : nous nageons en plein grand-guignolesque, boulevard du Crime. L’accumulation, page après page, de poncifs faits pour horrifier le pauvre lecteur naïf du parterre finit par lasser, et l’on se dit que personne ne peut être aussi « mauvais », aussi « ordure », aussi « infâme », aussi « salaud » que ce Fidel Castro dont vous nous brossez le portrait. Votre charge rhinocérontesque s’émousse d’elle-même et votre animal s’effondre sous son propre poids.

Ceci, pour dire qu’il serait vain de reprendre un par un vos à -peu-près, vos interprétations sollicitées, vos affabulations délirantes à partir de menus détails, vos contre-vérité, vos mensonges tout courts, vos inventions pures et simples. Il y faudrait plusieurs volumes au moins aussi épais que le vôtre, et j’ai quand même des choses plus intéressantes à faire que de contredire votre ouvrage de - je ne trouve pas d’autre mot - « parvenu », car on a l’impression que vous forcez constamment le trait dans l’ambition de vous tailler votre place au soleil dans le monde de la pensée unique et du « politiquement correct ».

Je ne prendrai qu’un seul exemple de votre délire d’interprétation permanent, mais qui vaut pour tous les autres. Le premier chapitre intitulé « Sale Juif ! » qui vous sert en quelque sorte de prolégomènes au sens littéral du terme, autrement un texte « contenant les notions préliminaires nécessaires à l’intelligence d’un livre ». A partir de quelques aveux de Fidel dans son fameux entretien avec Frei Betto, vous avez tout compris, vous avez tout saisi de la personnalité de Fidel : tout l’homme est là , in nuce, dans ces quelques lignes. Alors, pour le lecteur naïf, je reproduis ce qu’a dit Fidel en mai 1985 : « En général, tout le monde [dans le coin de campagne où il est né] était baptisé. Celui qui ne l’était pas, on l’appelait "juif", je m’en souviens bien. Je ne comprenais pas ce que ça voulait dire - j’avais quatre ou cinq ans - je savais qu’un juif était un oiseau noir, très bruyant, et quand on disait : "c’est un juif", je croyais qu’on parlait de lui. Voilà mes premières notions [en matière de religion] : celui qui n’était pas baptisé était "juif". » Et là , alors, monsieur Raffy, vous partez dans une psychanalyse de bistrot tard dans la nuit qui a dû vous rappeler la belle époque où vous étiez rédacteur en chef de la revue Elle : c’est à peu près du même niveau. Je renvoie le lecteur intéressé à vos élucubrations des pages 11-12.

Au fond, je ne devrai pas m’en prendre à ces deux pages, parce que c’est bien le seul endroit de votre pavé où, contre votre gré, sans même vous en rendre compte, vous glissez un éloge de votre biographé : en effet, prêter une telle profondeur de pensée à un gamin de quatre-cinq ans, c’est vraiment le considérer comme un cerveau privilégié absolument hors du commun ! Que pense en effet Fidel ? « .il se mit à penser qu’il était un peu responsable de la mort de Jésus-Christ. Le gamin était plongé dans une grande détresse. Comment se faire pardonner pareil crime ? Quel châtiment allait fondre sur lui ? Quelle foudre divine s’abattrait bientôt sur lui ? Le soir, en rentrant chez ses tuteurs, il s’interrogeait : "Suis-je un monstre ?" Comme nul ne lui apportait la moindre réponse, il décida de devenir monstrueux.refusa toute autorité. Il n’avait de comptes à rendre à personne, puisque seul le Très-Haut était à même de le juger. Chaque jour que Dieu faisait, il attendait d’être précipité dans les flammes de l’enfer. Un jour ou l’autre, l’assassin du Christ serait puni. Mais quand ? »

Et voilà pourquoi, monsieur, votre fille est muette ! Je laisse le lecteur juge de ces analyses où le farfelu le dispute à l’incompétence prétentieuse. Et les 662 pages suivantes sont à l’avenant.

En fait, en plus de votre méconnaissance de l’ensemble de votre sujet, le second vice rédhibitoire de votre « machin » est d’avoir évacué (tiens, pourquoi ce sont toujours des termes « cloaqueux » qui me viennent sous la plume à votre égard ?) le politique de votre « biographie » de Fidel Castro et de vouloir systématiquement - c’est là un autre fil conducteur - expliquer ses actions par une personnalité paranoïaque. Or, s’il est une chose qui saute aux yeux, c’est bien le côté « animal politique » de Fidel Castro. Mais le prendre en considération - si tant est que vous en eussiez la capacité intellectuelle - vous obligerait à mettre de l’eau dans votre vin, à nuancer vos affirmations péremptoires mais jamais prouvées, ce qui n’était pas du tout dans vos intentions, bien entendu. Vous nous l’avez dit d’entrée : Fidel Castro est un « monstre », et vous êtes bien décidé, envers et contre tout, surtout contre la vérité la plus élémentaire, à en faire la démonstration et à nous déballer au grand jour tout ce qu’il y a de tératologique en lui !

Entre autres, en le transformant en un serial killer digne des scénaristes les plus délirants d’Hollywood (est-ce là l’aspect thriller dont vous nous avertissez en quatrième de couverture ?). On tombe comme des mouches autour de lui, et il ne fait pas bon être de ses amis, puisque, curieusement, aucun ennemi n’a jamais été victime de sa fureur homicide (Kennedy a eu de la chance d’être du « bon côté ») : Camilo Cienfuegos, le Che Guevara, Salvador Allende. Et puis encore Frank Paà­s (c’est du moins ce que vous laissez entendre), et aussi Eliecer Gaitán. Tiens, Serge Raffy, tant que vous y êtes, pourquoi ne pas lui coller sur le paletot d’autres morts célèbres tels que Samora Machel et Omar Torrijos ? Si j’étais chef de la police suédoise, j’enquêterais sur la « connexion Castro » pour élucider l’assassinat toujours inexpliqué d’Olof Palme...

Oui, vraiment, trop, c’est trop. Et votre livre se convertit en de la bouillie pour les chats, s’en va en eau de boudin. Je jurerais bien que, sauf à Miami, personne n’arrive au bout.

Je vous pardonne d’autant moins que vous avez le culot stupéfiant de dédier votre machin « au peuple cubain, héroïque et martyr ». Diable, mais vous le traitez par le mépris tout du long, Serge Raffy ! D’abord, on se demande bien comment un peuple « héroïque » a pu supporter pendant quarante-cinq ans le monstre hallucinant que vous nous peignez. ce n’est pas de l’héroïsme, ça, c’est de l’avachissement !

Mais trêve de plaisanteries. L’étonnant, c’est que vous ne vous rendez même pas compte que vous le méprisez, ce peuple. A peine quelques exemples. Page 14 (ça commence mal.), vous nous apprenez, fort de votre connaissance poussée de l’histoire cubaine, que ce ne sont pas les insurgés qui ont mis à genoux l’armée coloniale espagnole en 1898, mais tout bêtement les. moustiques ! Liquidé des génies militaires de la taille d’Antonio Maceo, de Máximo Gómez, de Calixto Garcà­a, et la volonté d’indépendance d’une armée solidement bâtie et d’une population. Mais, bien entendu, à votre loup on lui voit le bout de l’oreille (et même les deux) : cela vous permet de sous-entendre à l’adresse du lecteur naïf que c’est grâce aux Etats-Unis que Cuba a obtenu son indépendance. Pages 397-398, la campagne d’alphabétisation de 1961, menée par une partie de ce peuple et dont l’Unesco a tiré des leçons pour étendre l’expérience à d’autres pays du tiers monde, devient sous votre plume méprisante une « campagne d’endoctrinement », les bandes contre-révolutionnaires armées par la CIA assassinant des alphabétiseurs se convertissent en « villageois peu portés sur l’endoctrinement », d’où votre docte conclusion : « cette "croisade" est une catastrophe. » Page 527, les troupes cubaines en Angola qui ont permis de préserver l’indépendance de ce pays, d’accélérer celle de la Namibie et de hâter l’effondrement de l’apartheid (ce n’est pas pour rien que Nelson Mandela, qui savait à quoi il devait en grande partie sa libération, se rendit à Cuba pour son premier voyage à l’étranger) deviennent sous votre plume baveuse « une troupe de filouteurs, de contrebandiers et de voyageurs de commerce ». J’arrête là le recensement.

Quant aux épithètes dont vous affublez Fidel page après page, je ne tente même pas d’en faire un échantillonnage.

De toute façon, il n’y a rien, mais alors absolument rien, pas une seule action, pas un seul geste, pas une seule pensée, pas une seule idée, dans une vie de soixante-dix-sept ans, qui trouve grâce à vos yeux. Même les récentes campagnes de lutte contre la dengue (pp. 609-610) méritent les calomnies prétentieuses de votre plume censément humoristique. Vous êtes le Midas de l’ordure !

Pour comprendre un tant soit peu quelque chose de la Révolution cubaine et de Fidel Castro, il vous faudrait des outils d’analyse qui vous font cruellement défaut. Et un tant soit peu d’objectivité. Les ragots de bas étage dispensés tout au long de vos 672 pages n’apprennent rien d’essentiel.

Un bon conseil pour finir. Maintenant que vous vous êtes bien défoulé (parce que votre livre, de fait, en dit plus sur vous-même que sur votre « victime »), retournez donc à vos anciennes amours, les lectrices de Elle, et cessez de vouloir jouer dans la cour des grands.

Jacques-François Bonaldi La Havane

P.S. Tenez, je vais être gentil. En cas miraculeux d’un nouveau tirage, rectifiez auparavant quelques bourdes. Au hasard : le Maine était un cuirassé, pas un croiseur (p. 14). C’est l’île de Guam, pas de Guan (p. 15). « Les mambis, représentants de la bourgeoisie » (p. 19) ! Elève Raffy, bûchez un peu plus et repassez la prochaine fois : c’est un raccourci un peu raide. Antonio Guiteras, chef du Parti authentique ! (p. 30) Là encore potassez et repassez. Guiteras fut cadre du Directoire étudiant puis fonda ensuite Jóven Cuba en 1934, date de la création du Parti révolutionnaire cubain (authentique) et fut assassiné (pas par Castro qui n’avait encore que huit ans) l’année suivante. La salsa en 1940 ! (p. 49) « Le lézard, symbole de l’île » (p. 52) Et moi qui avais toujours cru que c’était le crocodile ou le caïman ! Evidemment, un alligator serait un tout petit peu gros à disséquer pour un enfant de dix ans et le prétendu symbolisme de votre psychanalyse de quai de gare ne fonctionnerait pas. « José Martà­. forcé d’émigrer aux USA vers 1870 » (p. 88) Recalé, potache Raffy : Martà­ n’arrive aux USA que le 3 janvier 1880 ; en 1870, il est aux travaux forcés à La Havane, condamné par les autorités espagnoles. « L’Oriente. pays de José Martà­ » (p. 120). Décidément, la matière Martà­, ce n’est pas votre fort : Martà­ est né à La Havane et n’a mis les pieds dans l’Est de Cuba que le 11 avril 1895, deux mois avant sa mort au combat le 19 mai. « Granjilla Siboney » (p. 121) : non, granjita. Ainsi donc, vous connaissez la date exacte de la rencontre entre Fidel et le Che Guevara : 9 juillet 1953 (p. 153) ! J’aimerais bien savoir qui vous l’a fournie. Je passe sur les élucubrations délirantes concernant cette rencontre. Tout comme je passe sur la « trouille » de Fidel qui dirige de loin les combats (p. 236) : dites donc, il ne faudrait tout de même pas croire les yeux fermés tout ce que vous a raconté Huber Matos. Quant à Fangio, le « fameux coureur italien » (p. 240), décidément votre eurocentriste vous emporte : laissez donc aux Argentins une de leurs gloires nationales. « Le plan dément. suicidaire. l’opération folle. » (p. 259) : vous parlez de l’envoi vers Las Villas de Camilo Cienfuegos et Che Guevara. Si vous connaissiez un peu mieux l’histoire de Cuba, vous sauriez que ce plan reproduit pour des raisons stratégiques et de symbolique historique l’Invasion vers l’Ouest qui avait toujours été une des clefs de voûte des guerres d’Indépendance, toutes deux démarrées dans l’Est du pays, et qu’Antonio Maceo mena à bien en compagnie de Máximo Gómez jusqu’en Pinar del Rà­o en 1895-1896. A partir de là , l’opération n’est pas si folle.

Bien, je m’arrête. Les autres bourdes, trouvez-les vous-même. Tiens, deux autres pour m’amuser : la CIA, « bienfaiteur » de Fidel pendant la guerre de la Sierra Maestra (p. 264). Faut le faire, et surtout l’écrire ! Page 271 : je ne résiste pas à l’envie de faire connaître au lecteur un petit échantillon de vos délires d’interprétation : « Fidel [il vient d’entrer à La Havane le 8 janvier 1959] est dans un drôle d’état : il a tout simplement l’angoisse du vide. Il y a quelques mois encore, il n’était qu’un bandit de grand chemin, un aventurier plus ou moins romantique. Le voici à la tête d’un mouvement qui le dépasse. Tout est allé trop vite. Il n’a pas conquis Cuba, c’est le pays qui s’est offert à lui. » Plus loufoque, tu meurs ! Car s’il est quelque chose qui saute aux yeux, c’est la parfaite maîtrise des événements dont il a fait preuve.

Je vais pousser la gentillesse jusqu’à vous signaler deux autres âneries, et après, promis, j’arrête : le père Varela n’a jamais été un « héros de la guerre d’Indépendance » (p. 611) puisqu’il est mort en 1853, quinze ans avant la première de 1868-1878 ; le colonel qui se trouvait à la Grenade en 1989 s’appelait Tortoló, et non Torloto (p. 516).

La Havane, le vendredi 13 février 2004

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Monsieur Serge Raffy

Vous m’avez donc répondu par retour de courrier. Je vous en remercie, même si votre réponse est loin de me satisfaire faute d’aller au fond des choses. Mais je pensais conclure là notre échange quand un fait - dont je dirai plus loin la teneur - survenu mardi m’a fait comprendre que je devais le poursuivre, et sur la place publique. Je passe donc outre au « caractère inviolable de la correspondance » - la nôtre n’a rien d’intime - et transcris ci-dessous votre réponse :

Cher Monsieur,

Je comprends votre réaction. Ne croyez surtout pas que je suis venu vers vous avec un esprit malin, mais mon travail est le résultat d’une longue enquête. Que vous la jugiez soit manipulée, soit retorse, c’est votre droit le plus strict, mais je peux vous dire que je ne suis animé par aucune haine, ni même la moindre rancour envers qui que ce soit. D’autre part, je n’ai pas l’intention de devenir ni un cubanologue ni même un castrologue patenté. Je n’ai pas cette prétention. Je refuse d’ailleurs de participer à quelque manifestation anticastriste que ce soit, en France ou ailleurs. Paradoxe : de nombreux observateurs me signalent que ce livre, malgré ses aspects négatifs, reste « fasciné » par le personnage et, d’une certaine manière, le rende fascinant. D’autre part, j’ai noté les erreurs que vous me signalez, et je vous en remercie. Enfin, malgré nos divergences profondes, irréductibles sans doute pour vous, je vous adresse mes salutations respectueuses.

Serge Raffy

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N’ayant pas du tout le goût des films type série Le silence des agneaux, j’avoue avoir du mal à saisir - peut-être aussi me manque-t-il de ces subtilités psychanalytiques qui me feraient pénétrer au tréfonds des ressorts de l’insondable personnalité humaine - où gîtent le « fasciné » (de votre regard) et donc le « fascinant » (de Fidel Castro) dans votre récit. J’admets que le tératologique peut attirer, voire séduire certains esprits,mais comme je ne suis pas dans ce cas et que Fidel Castro est avant tout pour moi un homme politique révolutionnaire et non un émule d’Hannibal (celui du film, bien entendu, pas le personnage historique, car j’ai peur de vous donner là d’autres pistes d’investigation, surtout que nous avons appris par vous que le modèle de votre biographé était Achille.), c’est sous cet angle que j’ai lu votre livre : ce dont il en ressort, et ce n’est pas là ma seule opinion, c’est que Fidel Castro mérite d’être inscrit et haut la main sur la liste des grands psychopathes malfaisants de l’humanité et (pis encore, mais c’est là conclusion sous-jacente) qu’il faut donc en finir avec lui pour l’empêcher de sévir plus longtemps. Et votre réaction innocemment étonnée est bien la preuve que les auteurs sont les plus mauvais lecteurs de leurs livres.

Je viens de parler d’ « angle ». Bien entendu, nos approches ne sont pas les mêmes : pour vous c’est un simple thème de livre, pour moi un thème de vie ; pour vous, un à -côté ; pour moi, un en-dedans ; pour vous, un passe-temps ; pour moi, un vivre-vie ; vous filerez et vous avez déjà filé sans doute à d’autres occupations ; moi, Cuba, occupe ma vie entière puisque j’y suis.

Je n’ai pas lu votre biographie de Lionel Jospin, mais je mettrais à la fois mes deux mains au feu et la tête sur le billot que le ton que vous y avez employé ne ressemble en rien à celui que vous utilisez durant vos 672 pages sur Fidel Castro : bien entendu, vous saviez jusqu’où vous ne pouviez aller trop loin et vous auriez risqué un éreintement monumental si vous aviez, d’une part, employé le ton hautainement méprisant qui court tout au long de vos pages (relisez-vous avec un peu de recul et vous le constaterez vous-même), de l’autre, avancé sans la moindre preuve au sujet de Jospin la moitié des assertions pour le moins aventureuses que vous faites à propos de Fidel Castro. Il y a des règles du jeu « en famille » qu’on ne peut enfreindre, et vous ne l’avez sans doute pas fait. Castro, lui, n’est pas de la famille, il a même l’air parfois d’être votre ennemi personnel tant vous mettez de rage et de constance à le vilipender et à lui régler ses comptes. Si je vous dis que je vois un relent du subconscient colonialiste français dans ce « deux poids deux mesures », vous pousserez sans doute des cris d’orfraie et me rétorquerez que je suis un mal-pensant qui voit le mal
partout.

Mais, voyez- vous, on se lasse que chacun prenne Cuba pour un punching-ball sur lequel il peut se défouler ou se faire les muscles.

J’allais de toute façon conclure là cet échange épistolaire, bien qu’il ne s’agisse pas d’un simple problème entre vous et moi, mais de quelque chose qui nous dépasse tous les deux : ce sont des questions à débattre sur la place publique, d’autant que vous ne vous êtes pas contenté de publier sans plus votre « biographie », mais que vous avez aussi occupé moult espaces de radio, télévision et presse où vous avez répété la même vision sollicitée (ne vous en déplaise) des faits. En face, ceux qui tentent de s’opposer à la pensée unique se voient obstinément refuser le moindre accès aux médias. J’en sais quelque chose, et d’autres que moi encore plus.

J’allais donc conclure entre nous quand, mardi, un nouveau motif m’a fait monter la moutarde à la plume : Le Monde publie rien moins que trois articles sur Cuba, et Le Figaro, deux. Total : cinq articles. Il était tard, je n’ai pas cherché plus sur Internet, mais peut-être d’autres journaux et périodiques tenant le haut du pavé y sont-ils allés à leur tour de leurs petits (ou grands) articles. Cinq articles le même jour dans deux des plus importants journaux de France ! Diable, il se passait sûrement quelque chose. La presse qui donne le la avait-elle enfin découvert les intenses programmes sociaux que la Révolution a lancés depuis maintenant trois ans pour tenter de résorber les déséquilibres sociaux que la nouvelle donne économique est en train d’introduire dans la société ? Ou encore les dernières mises au point de vaccins dont certains sont uniques au monde, ce qui est d’autant plus étonnant qu’ils proviennent d’un tout petit pays sous-développé du tiers monde ? Ou la manière sui generis qu’elle a eue d’assumer la restructuration du secteur sucrier, jadis pilier de l’économie cubaine ? Ou bien alors, au-delà de ses frontières, le fabuleux travail des médecins et coopérants cubains qui, pour ne prendre qu’un seul exemple, celui d’Haïti, sont parvenus dans les zones où ils prêtent service à réduire la mortalité infantile chez les moins d’un an de 80 à 28 décès pour 1 000 naissances vivantes, et chez les moins de cinq ans, de 159 à 39, à faire chuter de moitié la mortalité maternelle, de 523 à 259 décès pour 100 000 naissances vivantes ? Serait-ce tout ceci et d’autres choses encore ?

Nenni, vous n’y êtes point : ce qui fait frémir la plume de nos journalistes, ce qui met en branle les rotatives de la presse ayant pignon sur rue, ce sont les dires des « sauveurs de la Patrie » ! Et, pour m’en tenir à mes deux exemples, avec un beau partage des tâches (à croire - mais je n’ose le dire car on m’accuserait de mauvaises pensées - qu’ils se sont donné le mot) : Le Monde se consacre à Elizardo Sánchez Cruz et Vladimiro Roca ; Le Figaro, à Osvaldo Payá. Parce que, bien entendu, les sauveurs en question, ce sont eux. L’occasion ? La présentation du « programme de gouvernement » de la « dissidence ». Que nous disent-ils ?

« Il s’agit d’éviter que l’économie continue de sombrer » (VR) ; « une solution pacifique suppose une négociation » (VR) ; « démanteler le modèle totalitaire et le remplacer par un Etat de droit, démocratique » (ES) ; « les gens veulent sortir de la pauvreté, de la pénurie et de la violation systématique de tous les droits civiques, politiques, économiques, ainsi que de certains droits culturels » (ES) ; « L’exil cubain a montré mille fois sa vocation patriotique. Il constitue une grande réserve pour la reconstruction morale et matérielle de la nation. Les émigrés auront une participation active dans la transition, qui interviendra sans doute à court ou moyen terme. » (Le Monde)

Payá, lui, commence par une déclaration péremptoire : « Il y a aujourd’hui une grande probabilité pour que l’on me tue. Pour Castro, ce n’est plus qu’une décision à prendre. » Le saint martyr de la « dissidence », quoi ! Moi, je me dis in petto que ce bon catho devra aller à confesse après avoir expectoré un tel mensonge : il sait pertinemment, tout comme Zoé Valdés, que le gouvernement cubain ne recourt pas à ce genre de méthodes. Comme quoi, leur père putatif à tous, le locataire de la Maison-Blanche, a décidément de bons disciples : mentez, mentez il en restera toujours quelque chose.

Et il poursuit par une description de la société cubaine tout à fait « raffyenne », si je puis ainsi m’exprimer, autrement dit aussi caricaturale que le portrait que vous nous faites de Fidel Castro (quoique, sur ce point, un certain François Hauster, envoyé spécial du Figaro, vous marche sur les talons) : « Cuba est devenue un pays tenu par une oligarchie de quelques familles contrôlant l’ensemble des pouvoirs. Ces très riches habitent les anciennes demeures des notables du régime Batista. Ils règnent despotiquement sur tout le reste de la population, marginalisée tant elle est devenue pauvre. Chaque jour, ces marginaux font l’objet d’une véritable persécution lorsqu’ils recherchent leur pain. Cuba, ce n’est pas la gauche. Mais la dictature d’une oligarchie. »

Ca, on ne peut pas dire qu’il ne flatte pas la bête dans le sens du poil : il dit exactement ce que ses commanditaires et la « pensée unique » attendent qu’il dise. Que cette caricature ne ressemble en rien à la réalité, peu importe. Lui et ses condisciples ne sont généralement pas très regardants là -dessus.

Comme d’ailleurs sur d’autres points : le système de santé « aujourd’hui, ne fonctionne plus. L’école est devenue un instrument d’abrutissement par la propagande. »

Mais ce qui attire le plus mon attention là -dedans, c’est surtout la perspective dans laquelle se situent les trois dissidents. Payá n’en fait pas mystère : « Nous travaillons à une transition pacifique du pouvoir, et un grand dialogue national sera nécessaire. En ce moment, nous devons prendre un maximum de risques. Si l’on n’entame pas le dialogue et le processus d’organisation de la transition dès aujourd’hui, ce sera le chaos ou une transition inacceptable lorsque Castro mourra ! Il faut mobiliser les citoyens. Après ce régime si violent, il sera capital que la transition soit pacifique. »

Et là , quand on sait, on dresse l’oreille : une puce vient d’y entrer ! Ce beau discours vient tout droit de Washington. Un petit peu d’histoire récente, donc.

Le 10 octobre 2003, Bush annonçait devant la crème de la mafia terroriste anticubaine et autres invités spéciaux réunis dans les jardins de la Maison-Blanche la création d’une « Commission présidentielle pour contribuer à une Cuba libre » (Commission for the Assistance to a Free Cuba), coprésidée rien moins que par la prétendue « colombe » de son administration, Colin Powell, et par le secrétaire au Logement et à l’Urbanisme, Mel Martà­nez (un Cubano-Américain de Miami, on l’aura deviné) et formée d’experts du gouvernement. De quoi sera-t-elle chargée ?

"To plan for the happy day when Castro’s regime is no more and democracy comes to the island.to plan for Cuba’s transition from Stalinist rule to a free and open society, to identify ways to hasten the arrival of that day."

Autrement dit : « Préparer le beau jour où le régime castriste n’existera plus et où la démocratie s’instaurera dans l’île. préparer la transition cubaine du pouvoir stalinien à une société libre et ouverte, identifier les moyens de hâter l’arrivée de ce jour. » En clair, il s’agit de préparer les mesures à prendre pour en finir une bonne fois pour toutes avec cette Révolution si irritante par sa persistance à défier les maîtres du monde. Dans son discours à la rhétorique éculée, mais chaleureusement applaudie par son parterre, il insistait au cas où on l’aurait mal compris : « Clearly, the Castro regime will not change by its own choice. But Cuba must change. » (« De toute évidence, le régime castriste ne changera pas de lui-même, mais Cuba doit changer. »)

Et il annonçait aussitôt « several new initiatives intended to hasten the arrival of a new, free, democratic Cuba » (« plusieurs nouvelles (sic !) initiatives pour hâter l’arrivée d’une nouvelle Cuba, libre et démocratique »), entre autres, l’intensification des émissions illégales de Radio Martà­ et de Télévision Martà­ et des actions subversives contre Cuba ; le renforcement des pressions internationales pour l’isoler ; le durcissement des mesures répressives destinées à empêcher les Nord-Américains de se rendre dans l’île.

Il avait poursuivi : « The transition to freedom will present many challenges to the Cuban people and to America, and we will be prepared. America is not alone in calling for freedom inside of Cuba. . We will continue to build a strong international coalition to advance the cause of freedom inside of Cuba »

Autrement dit : « La transition à la liberté présentera de nombreux défis au peuple cubain et à l’Amérique [les USA] et nous y serons préparés. L’Amérique [les USA] n’est pas seule à réclamer la liberté à Cuba. Nous continuerons de mettre en place une puissante coalition [ça ne vous rappelle rien ?] internationale pour faire progresser la cause de la liberté à Cuba. »

Et de conclure en espagnol : « Cuba será pronto libre. » Plus clair, tu meurs !

Je vous rappelle que le 10 octobre marque le déclenchement de la première guerre d’Indépendance, 1868. Que penserait-on en France si le gouvernement cubain organisait une « Commission présidentielle » dirigée par son ministre des Relations extérieures pour contribuer à modifier le régime politique et économico-social en place et pour y « hâter » et superviser la « transition » d’un gouvernement à l’autre, et s’il choisissait le 14 juillet pour le faire ? Ce serait une levée de boucliers, et avec raison. Et on lui répondrait à juste titre que ce n’est pas ses oignons. Alors, pourquoi la communauté internationale n’a-t-elle rien dit de cette ingérence manifeste dans les affaires intérieures cubaines ? Est-ce parce qu’elle s’est habituée à des ingérences pires de la part des maîtres du monde ?

Le 30 novembre, une National Security Presidential Directive chargeait la Commission de faire rapport au président le 1er mai 2004 et de présenter des recommandations sur la manière de « hâter » la transition à la démocratie à Cuba et de planifier la réponse des USA en vue d’apporter une aide à une Cuba post-dictature (recommendations on how to hasten a transition to democracy in Cuba and planning the U.S. response for assistance to a post-dictatorship Cuba).

Les personnes chargées d’une si noble et philanthropique mission ne perdirent pas de temps et se réunirent le 5 décembre 2003. Colin Powell affirma :

« We have two essential goals, given to us directly by the President ; first, to identify ways to hasten the arrival of a peaceful transition to democracy in Cuba ; and second, to develop a program to assist the Cuban people in their subsequent transition from dictatorship to democracy. We pursue this first goal because America is ever the friend and supporter of freedom. We pursue the second because America wishes to be a good neighbor. We care about principles, but we care equally about people. The two go together, and must always go together. »

Soit : « Notre président nous a fixé directement deux objectifs essentiels :

1) identifier les moyens de hâter l’arrivée d’une transition pacifique à la démocratie à Cuba ;

2) mettre en place un programme pour aider le peuple cubain dans sa transition de la dictature à la démocratie. Nous poursuivons le premier objectif parce que l’Amérique [les USA] est toujours l’ami et le soutien de la liberté. Nous poursuivons le second parce que l’Amérique [les USA] souhaite être un bon voisin. Nous nous soucions des principes, mais nous nous soucions aussi des gens. Les deux vont de pair et doivent toujours aller de pair. »

Plus rhétorique, tu meurs ! Quand je pense qu’on parlait de la « langue des bois » des communistes !

On notera que Colin Powell, la colombe, apporte ici une nouvelle notion qui modifie radicalement toute la donne par ce qu’elle implique dans l’optique des maîtres du monde (ou devrais-je plutôt dire : des « seigneurs de la guerre » ?) : celle d’une peaceful transition. Le site Internet de la Commission au département d’Etat (parce que, bien entendu, tout se fait au grand jour, nous sommes en démocratie où la « transparence » est de mise, on publie sur la cybertoile ses intentions, si retorses qu’elles soient, tout comme l’US/AID précise sans rougir sur son site les sommes rondelettes qu’elle fournit aux dissidents et à la contre-révolution) apporte, lui, une nouvelle notion : « to support and hasten a transition to democracy and an open market economy » (soutenir et hâter une transition à la démocratie et à une économie ouverte de marché ») Le programme de la transition, on le voit, se dessine toujours plus clairement. De toute façon, au cas où l’on n’aurait pas compris, la présentation de la Commission sur le site Internet poursuit :

« The formation of the Commission for Assistance to a Free Cuba underscores the administration’s continuing commitment to the Cuban people as well as its unwavering support for human rights, democracy, and the open market system. The work of this Commission will define and accelerate U.S. policy efforts to hasten a transition and create an organizing framework for providing assistance to a newly democratic Cuba." Autrement dit : « La formation de la Commission. met en lumière l’attachement permanent de l’administration au peuple cubain ainsi que son soutien indéfectible aux droits de l’homme, à la démocratie et au système de marché libre. Les travaux de la Commission définiront et accéléreront les efforts politiques des USA pour hâter une transition et créer un cadre organisationnel permettant de fournir une aide à une Cuba nouvellement démocratique. »

Un Programme qui se précise toujours mieux dans les travaux qui lui ont été confiés et dont elle doit faire rapport le 1er mai :

Tasking

By May 1, 2004, the Commission shall provide its initial report to the President with recommendations regarding the elements of a comprehensive program to assist the Cuban people to :

1. Bring about a peaceful, near-term end to the dictatorship ;

2. Establish democratic institutions, respect for human rights, and the rule
of law ;

3. Create the core institutions of a free economy ;

4. Modernize infrastructure ; and

5. Meet basic needs in the areas of health, education, housing, and human services.
Five working groups, consisting of agencies with relevant authority and expertise, are in place to develop recommendations to the President in the five topic areas.

(« Tâches : le 1er mai, la Commission devra présenter son rapport initial au Président et donner des recommandations concernant les éléments d’un programme d’ensemble pour aider le peuple cubain à :

1. Amener une fin pacifique et à court terme de la dictature.

2. Mettre en place des institutions démocratiques, le respect des droits de l’homme et la primauté du droit.

3. Créer les institutions clefs d’une économie de marché.

4. Moderniser l’infrastructure ; et

5. Satisfaire aux besoins de base dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement et des services humains.

Cinq groupes de travail formés d’agences dotées de l’autorité et des connaissances spécialisées pertinentes ont été constitués pour mettre au point des recommandations au président dans les cinq domaines susmentionnés. »)

Je m’arrêterai un moment sur un problème de sémantique : ce bring about du point 1 qui est suffisamment ambigu pour permettre en l’occurrence différentes interprétations. Voici les traductions qu’en donne le Harrap’s Shorter : « a) amener, causer, occasionner (qch.) ; amener, ménager (une réconciliation) ; entraîner (la ruine de qn.) ; provoquer (un accident, etc.) ; b) effectuer, accomplir (qch.) ; opérer (un changement, un miracle). » Je laisse le lecteur juge de l’interprétation à en donner.

L’administration Bush travaille comme les peintres : par petites touches. La Mission confiée à la Commission présidentielle éclaircit et précise encore mieux le Programme de transition (mes sources restent sa page Internet) :

Mission The Commission was established to focus U.S. government agencies on hastening the arrival of a transition in Cuba, and planning to respond to this opportunity. To that end, the Commission for Assistance to a Free Cuba shall be responsible for :

1. Identifying and encouraging the effective implementation of additional measures by which the United States can help the Cuban people to bring about an expeditious end of the dictatorship, and

2. Developing a plan for agile and decisive assistance to a post-dictatorship Cuba.

The Commission welcomes information, views, and opinions from U.S. Government entities, interested individuals, foreign governments, international experts, and non-governmental organizations.

(Mission. La Commission a été créé pour axer des agences gouvernementales nord-américaines sur la manière de hâter l’arrivée d’une transition à Cuba et de planifier la réponse à cette circonstance. A ces fins, la Commission sera responsable :

1. D’identifier et de promouvoir la mise en place réelle de mesures additionnelles par lesquelles les Etats-Unis peuvent aider le peuple cubain à bring about (que le lecteur choisisse !) une fin expéditive de la dictature ; et

2. Mettre au point un plan en vue d’une aide rapide et décisive à une Cuba post-dictature.

La Commission souhaite recevoir des informations, des vues et des opinions d’organisations gouvernementales nord-américaines, d’individus intéressés, de gouvernements étrangers, d’experts internationaux et d’organisations non gouvernementales. »

Comme on le voit, on tente même de rameuter les « gouvernements étrangers » dans cette « coalition internationale », exactement comme la Maison-Blanche y était parvenue pour mener sa guerre contre l’Irak. C’est la même méthode. Que fera notre chère Union européenne, elle qui s’est pliée comme un seul homme aux ukases de l’empereur dans le cas de Cuba (et dont plusieurs membres ont soutenu allègrement l’invasion et l’occupation de l’Irak) ? Quand finira-t-elle par comprendre que la Maison-Blanche la mène par le bout du nez ? Notamment en la mettant hors-jeu à Cuba pour avoir les coudées franches et le terrain libre sur le plan économique au jour de la fameuse « fin » de la « dictature castriste ». A-t-on l’imagination si rabougrie à Bruxelles qu’on ne s’y rend même pas compte du jeu nord-américain ? L’Europe néo-libérale ne pourrait-elle au moins défendre ses intérêts bassement matériels.

En tout cas, le mot de « transition » était lâché. C’est même, pour ainsi dire, le « fin mot » de l’histoire.

Et depuis le début de l’année - qui est d’élections présidentielles, je vous le rappelle, ce qui explique bien des choses, de même que je vous rappelle que Bush junior doit son entrée à la Maison-Blanche aux magouilles de la mafia anticubaine de la Floride - les déclarations se multiplient, toutes aussi agressives les unes que les autres, parce que les mafieux floridiens fourmillent dans l’administration Bush : il fallait bien que celui-ci paie de retour la fleur qu’ils lui avaient faite en 2000. Chacun y va donc de son petit couplet, depuis Otto Reich jusqu’à Roger Noriega (deux Cubano-Américains), en passant par. tenez, vous savez par qui : par le petit frère de Bush Jr., Jeb, le gouverneur de la Floride.

Un simple exemple. Roger Noriega, qui est le grand patron de la politique latino-américaine de l’administration Bush, puisqu’il en est le secrétaire d’Etat adjoint aux Affaires continentales, s’est produit le 16 janvier devant le Séminaire sur le projet de transition à Cuba organisé par l’US/AID à Washington. Quelques citations suffiront (l’original toujours sur le site du département d’Etat) : la répression de mars dernier « a prouvé que le régime est préoccupé parce que quelque chose est en train de grandir dans la société cubaine qu’il ne peut contrôler, spécifiquement un facteur démocratique naissant qui est en train de perdre sa peur du régime et ose se dresser et le critiquer. » Je ne cite pas ceci pour l’originalité des propos, mais parce qu’ils ont aussitôt un écho de l’autre côté du détroit de la Floride. Que dit Payá ? « Le gouvernement ne supporte pas que nous n’ayons plus peur de lui, et que nous réclamions des droits. »

Mais, bien que très symptomatique de la chambre d’écho que constitue la dissidence, là n’est pas le plus intéressant des « réflexions » de Noriega. L’essentiel, c’est le dérapage contrôlé que négocie peu à peu ladite Commission présidentielle, la manière dont la Maison-Blanche abat peu à peu ses cartes. En effet, que déclare Noriega, le grand patron cubano-américain de la politique latino-américaine, je le répète :

Castro ne vivra pas toujours. Il y aura un changement démocratique au gouvernement à La Havane. Nous devons faire tout ce que nous pouvons pour contribuer à garantir qu’il y ait une transition démocratique réussie plutôt qu’une succession dans la tyrannie. Tel est l’objectif de la Commission. hâter une transition démocratique et être prêt à aider une Cuba libre. Son objectif est de contribuer à garantir que le hangover après quarante-cinq ans de dictature n’interfère pas la transition. Nous devons être prêts à être rapide et décisif quand le jour arrivera finalement en vue de liquider tous les vestiges du régime corrompu de Castro une bonne fois pour toutes.

Si j’ai laissé le vocable hangover, c’est que là encore je laisse le lecteur libre d’interpréter à sa guise. Dans une administration d’un niveau un peu plus relevé que celle de Bush, surtout du côté des Floridiens, j’aurais traduit sans hésiter par « survivance, vestige, séquelles » (selon le Webster : « quelque chose (telle une habitude survivante) qui reste du passé ». Mais avec un Noriega, peut-être cela veut-il dire dans sa pensée : « gueule de bois » qui est la seconde acception, et parfois la première, de hangover.

L’essentiel du discours de Noriega, c’est ceci : « Nous devons faire tout ce que nous pouvons pour contribuer à garantir qu’il y ait une transition démocratique réussie plutôt qu’une succession dans la tyrannie. »

Plus clair, tu meurs ! Tout le monde le subodorait, bien sûr, mais maintenant la cause est entendue. Pour la Maison-Blanche, pas question que les « communistes » se perpétuent au pouvoir ! Pas question que les mécanismes de passation de pouvoir prévus par la Constitution et par le système politique cubain jouent. Et comme les « extrémistes », autrement dit les « communistes », autrement dit le seul parti reconnu par laConstitution, l’ont déjà , ce pouvoir, cela veut dire qu’on le leur enlèvera ou qu’on les empêchera de le poursuivre. On peut imaginer comment !

Là est le fond du problème, je le répète : l’administration Bush s’estime avoir le droit le plus strict d’empêcher le fonctionnement normal du système cubain. Et elle y aspire au plus vite, parce que d’une part, la camarde est censément en train d’affûter sa faux pour emporter enfin cet indésirable Castro (le nouveau spécialiste du Figaro ne nous informe-t-il pas que « Fidel Castro se ménage, entouré d’un bataillon de médecins » et que « les deux frères Castro [sont] cacochymes ». Drôle de manière de « se ménager » que celle de quelqu’un qui vient, coup sur coup, de tenir trois conversations publiques de plus de cinq heures, une fois jusqu’à trois heure du matin, avec les participants de différentes réunions internationales !), et que, d’autre part, Bush junior n’est pas sûr de survivre, politiquement parlant, à Fidel, à cause de l’échéance fatidique des élections de novembre et de l’éventuelle passation de pouvoir en janvier 2005. Il faut donc agir au plus vite.

Jeb Bush, le petit frangin gouverneur de la Floride, y est allé tout récemment de son couplet : « Les Etats-Unis sont préparés lorsque Castro disparaîtra ». Il a annoncé à l’occasion de ce décès si attendu « quatre jours de festivités à Miami » (au début des années 90, quand toute la mafia floridienne attendait l’effondrement de l’odieuse « dictature », l’un d’eux avait même réclamé « trois jours de permission de tuer »), mais aussi le déploiement de forces navales dans le détroit de la Floride « pour empêcher des voyages depuis et vers Cuba ». Dans son cas, aucun doute n’est permis : pour lui, le hangover c’est la seconde acception !

Bref, on nous annonce sur tous les tons et toits le chaos, une société en déliquescence qui n’existe que dans les cerveaux fébriles des « dissidents » du dedans et des mafieux du dehors (Maison-Blanche comprise). Et comme ledit chaos n’aura pas lieu, eh bien, on l’inventera, on le créera du dehors.

Et, bien entendu, les chambres d’écho de la « dissidence » ici fonctionnent à fond. Elles sont la « voix de son maître ». Comparez ce que disent ceux de la Maison-Blanche et de Miami et les affirmations de la « dissidence », et vous constaterez sans mal que c’est du pareil au même. Le maître a dit de parler de « transition » et tous nos gaillards répondent le petit doigt sur la couture du pantalon. Les deux interviews accordées au Monde et au Figaro se situent sans ambages dans cette perspective terrorisante, sinon carrément « terroriste ». Elizardo Sánchez Santa Cruz : « La préoccupation des Cubains [toujours cette manie de vouloir représenter la nation !] et de la communauté internationale est que [la transition] se fasse au moindre coût humain. Le gouvernement ne partage pas ce souci et pourrait miser sur un scénario violent. »

Alors, vous comprenez, Serge Raffy, dans un tel environnement, face à ce scénario-catastrophe qu’on nous promet, le « programme de gouvernement » de la « dissidence » n’est guère plus qu’un leurre pour attraper les ingénus, la pilule dorée qui fait ingurgiter le reste. Ca leur permet de passer aux yeux des naïfs de l’étranger pour des gens sérieux, des types responsables qui ont tout prévu, surtout qu’ils se présentent comme s’ils avaient derrière eux tout le pays : ce « nous » qui revient constamment sur leurs lèvres, cette manie de se présenter comme en mesure de gouverner ferait rire si l’on ne savait qu’il y a derrière eux des forces prêtes à tout pour faire rentrer Cuba au bercail.

Et si on allait voir un peu de quoi retourne ce programme ? Pour qu’on ne m’accuse pas d’être de mauvaise foi, je reproduis la note qu’en donne Le Monde (qui, de journal d’information, s’est converti à propos de Cuba en simple baffle de la « dissidence »), parce que je suppose qu’il doit en avoir tiré la substantifique moelle :

Voici quelques-uns des 36 points du programme qui devait être présenté le 10 février : paiement en dollars d’une partie du salaire de ceux qui travaillent dans les entreprises ou services utilisant cette monnaie ; liberté d’entreprise ; libre achat et vente des véhicules, possibilité de les utiliser pour le transport public ; liberté d’entrée et sortie du pays pour tous les Cubains ; libre accès à Internet, au câble et au satellite, fin du monopole d’Etat sur l’information ; fin du service militaire, démilitarisation de la société, modernisation des forces armées ; libre choix de la carrière universitaire, sans discrimination d’ordre politique, religieux ou d’orientation sexuelle ; dépolitisation de l’enseignement, interdiction de l’endoctrinement ; libération de tous les prisonniers politiques ; abolition de la peine de mort, réforme du code pénal ; liberté syndicale et d’association ; transparence sur la situation économique et la dette extérieure ; accès des Églises aux médias.

C’est quand même un peu léger quand on aspire à gouverner ! De toute façon, que leur importe. L’économie cubaine sera prise en charge par le FMI dont on sait les miracles que ses théories économiques ont opérés dans des pays comme l’Argentine, la Bolivie ou l’Equateur. Quant à la partie politique, pas de crainte à avoir là non plus : nous serons confiés aux bons soins des « courants démocrate-chrétien, social-démocrate, libéral et conservateur, souvent liés à leurs Internationales respectives ». Avec ces trois piliers : dissidence, FMI, Internationales, la Patrie est définitivement sauvée, nous dit-on.

Juste deux petites réflexions.

Venir nous ramener par la bande en 2004 des politiques néo-libérales absolument honnies en Amérique latine et tout à fait en perte de vitesse, comme le prouvent les événements récents, parce qu’elles ont causé de terribles ravages économiques et sociaux et ont été incapables de régler un seul des gravissimes problèmes de ces sociétés, c’est parler un langage foncièrement décalé par rapport aux réalités contemporaines internationales et à Cuba qui peut justement s’en sortir mieux que les autres pays du monde sous-développé (chiffres de croissance à l’appui) parce qu’elle est en dehors de ces circuits mondiaux et peut mener sa propre politique économique comme il lui chante sans être obligée de se soumettre aux conditions draconiennes du FMI et autres institutions financières internationales, et surtout parce que sa philosophie économique : l’homme et l’humain avant tout, et non le fric et la finance, prend l’exact contre-pied de la philosophe néo-libérale ! Venir nous ramener par la bande en 2004 les partis bourgeois des mouvances citées plus haut par Elizardo Sánchez, alors qu’ils sont absolument discrédités partout où ils sont au pouvoir, comme le prouvent la désaffection dont ils font l’objet et l’abstentionnisme chronique aux élections où ils se présentent, parce qu’ils sont incapables de résoudre un seul des problèmes de société, c’est vouloir ramener Cuba à un passé qu’elle a connue et dont elle s’est heureusement dépêtrée ! C’est ne lui offrir aucun avenir !

Qu’il y ait des tas de problèmes à régler à Cuba, certes, mais ce n’est sûrement pas à coups de FMI, de recettes néo-libérales et d’Internationales bourgeoises qu’elle y parviendra !

Surtout que ce même Sánchez nous promet le secours de « l’exil cubain [qui] a montré mille fois sa vocation patriotique. Il constitue une grande réserve pour la reconstruction morale et matérielle de la nation. Les émigrés auront une participation active dans la transition, qui interviendra sans doute à court ou moyen terme. » A part ce leitmotiv de la « transition », faut-il rappeler à notre bon apôtre que ceux qui ont des sous à ne plus savoir qu’en faire à Miami, ce ne sont pas les braves gens d’en-bas qu’on n’entend jamais, mais les gros pontes mafieux qui tiennent le haut du pavé et se précipiteront comme des charognards sur l’économie cubaine le jour où les « dissidents » seront au pouvoir. Et, ceux-là , leur « vocation patriotique », on la connaît ; tout comme l’on connaît la « grande réserve » qu’ils représentent « pour la reconstruction morale (surtout ça !) et matérielle. Mais, bien entendu, on comprend l’oillade aguichante.

Si Elizardo Sánchez et ses collègues avaient un peu de vision et d’ intelligence historiques, voire un soupçon de patriotisme, et comprenaient le jeu qu’ils jouent dans l’environnement politique et idéologique du monde actuel, ils sauraient que, du jour où il n’y aura plus de Révolution à Cuba, c’est la Maison-Blanche qui prendra directement en main les destinées de l’ île et qui, pour éviter d’avoir à revivre le cauchemar d’une révolution à ses portes, y implantera le plus sauvage des capitalismes et la plus terrible des dominations, liquidant ce qu’ils prétendent, eux, vouloir sauver pour ne pas paraître trop vendus. Que dit Noriega ? « Nous devons être prêts à être rapide et décisif quand le jour arrivera finalement en vue de liquider tous les vestiges du régime corrompu de Castro une bonne fois pour toutes. »

De toute façon, faut-il rappeler qu’il existe déjà un programme de transition extrêmement détaillé dans l’un des chapitres de la loi Helms-Burton (1996) entérinée par Clinton ? J’y renvoie les lecteurs intéressés qui souhaitent savoir comment on implanterait le néo-colonialisme pur et dur à Cuba.

Le péché originel (tiens, ça, c’est pour faire penser le catho Payá) de tous ces « dissidents », c’est de n’avoir aucune idée à eux, d’aller les piquer à la Maison-Blanche, à Miami, dans la « pensée unique » néo-libérale qui a cours aujourd’hui, dans les cercles de pouvoir néo-conservateurs et fondamentalistes, c’est de regarder en direction, non de l’avenir, mais du passé, parce que, ne leur en déplaise, ils n’ont rien de nouveau à apporter à Cuba. La Révolution cubaine, ne leur en déplaise encore, génère dix fois plus d’idées nouvelles à la minute qu’il n’y en a dans tous leurs programmes rassis. (Ah, polysémie du langage : rassis comme le pain, pas comme un homme !)

Voyez-vous, Serge Raffy, la question n’est pas hamlétienne, à savoir « Castro ou pas Castro », sur qui vous et les vôtres faites une fixation, mais de savoir s’il est permis à une société de faire les choses différemment, de penser en marge de, voire à l’encontre de la pensée unique, et de se frayer une voie en dehors des rails du néo-libéralisme et de la « pensée inhumaine » (au sens qu’elle ne tient pas compte de l’homme). A voir la virulence extrême des campagnes contre Cuba, il faut croire que non.

L’enjeu est là , et il est gros d’avenir bien au-delà de Cuba.

Ainsi donc, Serge Raffy, tout ceci nous dépasse infiniment, vous et moi. Je ne sais quelle est votre vision politique du monde, toujours est-il qu’avec votre Castro l’infidèle vous avez apporté votre gros pavé à l’acceptation par l’opinion publique de ce qui se trame éventuellement contre Cuba dans l’esprit fiévreux des « seigneurs de la guerre ».

Heureusement pour nous, Cuba n’est pas l’Irak ; Fidel Castro n’est pas Saddam Hussein, ni l’armée cubaine les prétendus troupes d’élite de ce monsieur, et nous aurions trop à perdre pour accueillir l’envahisseur les bras ouverts !

Jacques-François Bonaldi La Havane

jadorise@hotmail.com

 Source : CUBA SOLIDARITY PROJECT

"Lorsque les Etats-Unis sont venus chercher Cuba, nous n’avons rien dit, nous n’étions pas Cubains."

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