Dans tous les médias, il n’est bruit que du déconfinement et du déconfinement. Néanmoins, les conditions dans lesquelles il interviendra soulignent, quand elles ne les accroissent pas, les inégalités de la société et les avantages dont jouissent les dominants (politiques et économiques). Ce que, bien entendu, les médias taisent...
1. On a souvent dit que les privilèges essentiels, primordiaux, dont jouissaient les dominants ce n’était pas la richesse, c’étaient l’espace et le temps.
1.1. Le premier luxe des dominants, c’est l’espace, dans ses deux dimensions. D’abord ils ont des lieux de résidence bien plus vastes que ceux des pauvres. Et le confinement actuel a souligné les difficultés, la détresse des plus pauvres à être confinés près de deux mois dans des appartements minuscules - et le confort des plus riches dans des appartements de 100 à 200 m² au minimum (avec jardin ou parc associés). De surcroît, les dominants n’ont pas une seule "maison", ils en ont plusieurs – et ne se gênent pas pour effectuer des allers et retours entre leurs propriétés, comme Geoffroy Roux de Bézieux, patron du Medef, qui navigue sans vergogne entre sa maison de l’île de Ré et son domicile parisien, en violation des règles du confinement.
1.2 L’autre dimension de l’espace, pour les dominants est qu’ils se déplacent beaucoup, et loin. D’abord entre leurs multiples résidences, puis dans des lieux où ils rencontrent leurs semblables, en Europe, en Amérique, sur tous les continents et océans. Alors que les pauvres se déplacent peu : ils ne prennent jamais de vacances, et certains jeunes de Seine-Saint-Denis (le "93") n’ont jamais même franchi le périphérique pour aller à Paris intra-muros. Avec la pandémie, c’est encore accentué : jusqu’au 11 mai, on ne peut se déplacer que dans un rayon de 1 km. Après, ce sera 100 km, mais pas plus.
Mais pour les gouvernants, les parlementaires, les préfets, les maires, les présidents de grandes villes ou d’assemblées régionales et départementales, les PDG, l’armée, la police, le déplacement, c’est partout. Et pour les PDG, les actionnaires majoritaires du CAC 40, c’est partout et avec des avions privés.
1.3. L’autre avantage dont jouissent les dominants, c’est le temps. Les dominants n’ont pas à faire leurs courses eux-mêmes, ni le ménage, ni la cuisine, ni les soins du linge. Ils n’ont pas à cirer leurs chaussures, ni à faire leur lit. Ils n’ont pas à faire travailler leurs enfants, à gérer leur budget, à amener leur voiture au contrôle technique, au garage pour les révisions ou les réparations, ni même pour faire un plein d’essence : d’autres s’en chargent. Et tout cela, pour le commun des mortels, prend un temps considérable.
Or, avec le déconfinement, les Français – surtout les plus modestes ou les plus fragiles, par exemple les patrons de PME à la trésorerie mal assurée – vont se trouver avec un emploi du temps plus chargé : plus de temps pour aller au travail (dans des transports en commun plus rares, ou à vélo, ou à pied), ou pour s’occuper des enfants qui auront été gardés à la maison, ou pour effectuer des démarches - auprès des banques, des assurances, des organismes sociaux, des mairies des administrations départementales ou régionales, des associations caritatives pour ne pas voir leur affaire couler ou pour ne pas sombrer dans la misère. Et, compte tenu du retard accumulé par les médecins, cliniques et hôpitaux, ils risquent d’attendre encore plus longtemps pour se faire soigner.
2. La deuxième inégalité est celle des capacités de riposte. Les salariés et les retraités ne disposent pas de l’outil de production, ils ne disposent pas non plus de l’argent. Leurs seules armes sont la grève et la manifestation - ou les actions musclées, comme l’ont essayé les gilets jaunes. Or, avec les nouvelles règles de distanciation physique (et non pas "sociale", comme on le dit faussement – et laidement...), il est difficile d’organiser une manifestation ou d’y participer. Or la période du confinement a permis à la police d’expérimenter des outils – comme les drones munis de haut parleurs, qui s’ajoutent aux moyens de répression.
3. Cette fragmentation du pays en unités isolées nous ramène, à maints égards, un peu plus de 230 ans en arrière, avant la Révolution. Quelle était la situation, à l’époque ? Il n’y avait pas une France, mais des provinces. Les circonscriptions politiques, judiciaires, fiscales, militaires, ecclésiastiques... étaient de taille très variable et ne se recoupaient même pas ! Les poids et mesures différaient, les institutions (entre pays d’états et pays d’élection, entre pays de grande gabelle, de petite gabelle, pays rédimés, pays exempts, pays de salines) variaient d’un pays à l’autre, les langues différaient. Les habitants de l’Alsace avaient une vie, des mœurs, des habitudes plus proches de leurs voisins du duché de Wurtemberg que de leurs compatriotes du Béarn.
4. Et c’est à cette fragmentation que souhaitent nous ramener les riches, les multinationales, les grandes banques, assurances et fonds spéculatifs (et ceux qui sont à leur service au gouvernement) : faire en sorte que, lors de mesures anti-sociales (comme la retraite à points, l’augmentation du temps de travail, la réforme du Code du travail...), ils n’aient plus à affronter, de Saverne à Biarritz, de Menton à Granville, une riposte nationale, une riposte unie de salariés, de retraités, de chômeurs, d’étudiants, mais une myriade de réactions disparates, décousues, désynchronisées, éclatées selon les lieux et les statuts sociaux. La pandémie leur offre un bon prétexte et un bon terrain d’entraînement...
Philippe Arnaud, AMD Tours
Ci-dessous, le confinement à Marseille. En logo de l’article, le confinement de Monsieur de Bézieux en Bretagne.