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Les cinq piliers du système Erdogan

"Quand l’ordre est injustice, le désordre est déjà un commencement de justice." - Romain Rolland

Sous l’ère de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) qui a débuté en 2002, la Turquie a connu une série d’importantes mutations très disputées tant quant à leur nature qu’à leur portée. La politique générale de Recep Tayipp Erdogan est bâtie sur cinq piliers qui après une dizaine d’années de pouvoir se dévoilent peu à peu : monopolisation du pouvoir, ultralibéralisme, conservatisme socio-religieux, politique internationale néo-ottomane articulée sur l’hégémonie états-unienne, autoritarisme.

Larvatus prodeo (j’avance masqué) semble être la devise de l’AKP qui a pris le parti de dissimuler partiellement ses intentions le temps de fortifier son pouvoir. Les derniers soubresauts en Turquie lèvent néanmoins toute ambiguïté sur l’ADN réactionnaire de ce parti qui jouissait jusqu’il y a peu encore d’une forte cote de faveur auprès de l’opinion publique tant nationale qu’internationale.

- Monopolisation du pouvoir :

A pas de loup, l’AKP assoit son emprise sur le pays. Le système politique turc a fait l’objet depuis 2007 de nombreuses transformations. La réforme constitutionnelle de 2010 s’attaquait aux bastions de l’Ancien Régime kémaliste en mettant au pas l’armée et en exerçant une tutelle sur l’appareil judiciaire. La composition de la Cour constitutionnelle et du Conseil Supérieur de la Magistrature (HSYK) avait été modifiée à l’époque de manière à assurer un contrôle du pouvoir sans partage.

L’élection au suffrage universel du futur président acquise, l’ultime projet de réforme constitutionnelle vise à déplacer le centre de gravité du pouvoir en passant d’un régime parlementaire à un régime semi-présidentiel ou présidentiel affiché. La nouvelle fonction présidentielle concentrera alors la majorité des pouvoirs, au détriment du premier ministre. Pas décidé à céder un brin de pouvoir, Erdogan sera bien entendu candidat en 2014 à la fonction présidentielle façonnée à l’aune de ses ambitions démesurées.

- Ultralibéralisme :

Le miracle économique turc n’est à y regarder de plus près qu’un mirage projeté par le capitalisme déchaîné de l’AKP. La doctrine économique de l’Islam coexiste sans heurt avec la logique infernale du marché. Les indicateurs macro-économiques ne signifient pas que les conditions de vie s’améliorent pour la majorité de la population mais que l’exploitation s’intensifie. Erdogan s’est attelé à une véritable mise en coupe réglée des droits sociaux.

Des « lois scélérates » régissant les syndicats ont été adoptées récemment . Cette législation qui exclu notamment les grèves dans le secteur aérien n’est pas conforme aux normes européennes et internationales concernant la liberté syndicale, le droit d’organisation et de négociation collective. La Turquie, en dépit de ratification des conventions de l’OIT, ne tient aucun compte des rappels à l’ordre des organismes internationaux.

Dans la foulée, une campagne de privatisation sans précédent a été engagée par le gouvernement et elle risque encore de s’intensifier. Aucun secteur n’est épargné : énergie, réseau routier, ports, télécommunication, éducation, santé… En faisant passer dans le giron privé ses services publics et ses ressources naturelles, le gouvernement cherche à rendre le pays toujours plus attractif pour les investisseurs étrangers sans se soucier du sort des plus démunis.

La Turquie est le second pays de l’OCDE à avoir le plus d’inégalités de revenus après le Mexique. Si, selon le classement Forbes, la Turquie comptait 38 milliardaires en 2011, la moitié de la population percevait, elle, un salaire inférieur à 230€ par mois (chiffres de 2008). Si le travail infantile a tendance à baisser en Turquie, il reste important et représente 18% de la force de travail du pays [1].

- Conservatisme culturel :

La religion islamique est particulièrement prescriptive ; elle régit tous les aspects de la vie, de la naissance à la mort, du public à l’intime, du politique au social. Par petites touches et souvent sous couvert de santé publique, des normes de comportement dérivées de l’islam sont érigées en loi. Cette immixtion dans l’orbite personnelle suscite de vives réactions de rejet de certains secteurs éclairés de la nation turque.

Notons que la compagnie aérienne Turkish Airlines, détenue à 49,2% par l’Etat, a mis en place un code esthétique qui définit le type de maquillage admis pour les hôtesses de l’air : exit les rouges à lèvres et vernis de couleurs vives ! Cette même compagnie avait déjà banni l’alcool sur les vols intérieurs.

Une loi, particulièrement controversée, visant à restreindre la consommation d’alcool en prohibant notamment la vente au détail durant la nuit, et autour des lieux de culte et des écoles vient d’être promulguée. Cette mesure d’inspiration religieuse ne se justifie pas dans un pays où la consommation d’alcool est déjà largement inférieure aux standards européens (1,3 litre d’alcool par an, contre dix ou onze litres dans les pays européens).

Autre exemple, Erdogan est ouvertement opposé à l’avortement qu’il qualifie sans ambages de crime. Le délai légal pour une IVG a été ramené en 2012 de 10 semaines à 4 semaines, durée au bout de laquelle selon les théologiens musulmans, le fœtus se voit doter d’une âme.

- Alignement de sa politique extérieure sur les Etats-Unis :

Le néo-ottomanisme, doctrine ayant pour but d’accroître l’influence régionale de la Turquie, et la soumission à l’ordre états-unien s’emmaillent. En dépit des péripéties rhétoriques, l’AKP s’est aligné sur les positions israéliennes et états-uniennes tant dans le dossier libyen que dans le dossier syrien.

Les admonestations à l’égard de la politique israélienne n’étaient que des manœuvres tactiques exploitées à dessein par Erdogan pour des raisons de politique intérieure. A aucun moment, les états-majors militaires israéliens et turcs n’ont interrompu leur étroite coopération. Cette collaboration a été renforcé ces deux dernières années dans la cadre de la guerre qu’ils mènent contre l’Etat syrien.

La Turquie agit comme base d’opérations, sous le patronage états-unien, pour les actions militaires des forces militaires de l’Armée syrienne libre. Elle accueille aussi le Conseil national de l’opposition syrienne, plate-forme hétéroclite constituée de mercenaires islamistes à la solde de la CIA.

- L’autoritarisme :

« L’Etat, c’est moi » n’est pas une formule que renierait Erdogan qui semble convaincu d’incarner à lui tout seul la nation turque. Journalistes, intellectuels, étudiants, opposants politiques, tous passent sous les fourches caudines du pouvoir.

On recense en Turquie soixante-sept journalistes embastillés[2] sans jugements, pour avoir enfreint les lois antiterroristes auxquelles Erdogan donnent un nouvel élan. Ces mesures d’intimidation constante sur les journaliste tendent à étouffer les voix critiques et instaurer une culture d’obéissance.

Septante-trois avocats ont été interpellés dernièrement au palais de justice d’Istanbul lors d’une action de soutien aux protestations antigouvernementales sans compter les dizaines d’autres détenus sous prétexte de connivence avec des organisations « terroristes » (lire indépendantistes kurdes). Il faut aussi mentionner les milliers de partisans de la cause kurde incarcérés, dans le silence absolu de la communauté internationale, dans les geôles turques.

Les changements entrepris par l’AKP révèlent le caractère de classe de ce parti qui n’a fait qu’accentuer la triple discrimination socio-économique, ethnique et de genre dont souffre la Turquie. On assiste à une « révolution passive » pour reprendre le concept d’Antonio Gramsci à savoir une simple rénovation des formes de l’hégémonie bourgeoise. Erdogan se fait avant tout un devoir d’honorer les divinités du culte capitaliste : privatisation à marche forcée, dérégulation du marché du travail, démantèlement des droits sociaux,… Le religieux n’est qu’une force supplétive qui, avec sa logique inertielle, permet d’assurer un meilleur contrôle des masses. Le système Erdogan pourrait se résumer au credo : réformisme économique pro-capitaliste et conservatisme culturel !

Emrah Kaynak

[1] Alice Duvignaud, Observatoire de la vie politique turque, http://ovipot.hypotheses.org/8696#sthash.cbMTQ9Rf.dpuf

[2] OSCE, http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20130613.REU6228/l-osce-denonce-les-emprisonnements-de-journalistes-en-turquie.html

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