La visite de François Hollande à Cuba, le 11 mai, place l’île dans l’actualité française. Préparons-nous car, cela a commencé, nous allons assister à un déferlement de reportages, analyses et commentaires à haute rigueur intellectuelle. Loin de solliciter nos méninges ils vont nous mettre l’estomac au bord des lèvres.
Le journal Le Monde annonçait dernièrement la sortie d’un hors série sous le titre « Figé dans la haine de l’Amérique ». Il nous a fallu (une micro seconde) résister à l’idée d’aller vérifier quelques vérités historiques. Après tout, dans ce monde de fous, personne n’est sûr de ne pas être un peu zinzin. Peut-être que l’on avait tout faux : peut-être que le président cubain et ses services consacraient leur temps à fomenter des attentats contre leurs homologues étasuniens, que La Havane, puissance mondiale, menaçait depuis toujours le petit voisin des States et en organisait le blocus. Peut-être que la Baie des Cochons, où fut défaite l’invasion mercenaire, était une plage de Miami. On en finirait par douter de la géographie.
Quelle est cette haine irrationnelle au nom de laquelle tout est permis ? Haine est le premier mot de l’article du Monde. Le dernier est dictature.
Un Pulitzer en vue
Un article du site Slate renchérit sur « la pire dictature du monde absurde et anachronique », « un état policier » où « le voisin espionne le voisin . » Une phrase mérite son pesant d’or : « mais le régime a fait ses preuves malgré tout pour imaginer une société plus juste, avec même quelques fragiles succès, claironnés partout sans preuves : un modèle de santé gratuite et un système éducatif efficace pour tous ». Envoyons vite à cet auteur torturé qui ne sait plus où il en est, écrit une chose et son contraire, un lexique et un dictionnaire.
Il annonce un scoop : « Ce que F. Hollande ne verra pas à Cuba ». Le signataire se trouvait à La Havane le 1er mai. Raul Castro et Maduro le président du Venezuela assistaient au meeting sur la place de la révolution. 300 000 personnes étaient présentes. (Oui bon... les chiffres de la police dira-t-on...). Observateurs de Cuba et touristes sont des milliers à connaître la place de la révolution, à savoir qu’il faut s’y mettre nombreux pour la remplir. Évidemment, tous étaient là « par peur des représailles . » A Cuba, il y dix millions d’hommes invisibles qui surveillent dix millions de Cubains lobotomisés et robotisés.
Le journaliste de Slate a trouvé son scoop. Parmi ces zombies, il a rencontré un esprit libre, un exemplaire unique. Il a rencontré Oswaldo ! Évidemment, ce n’est pas son vrai nom. Oswaldo, ce héros, a un témoignage poignant qui tient en trois mots, une perle journalistique qui mérite un inter : « son of a bitch ». Même et surtout quand ils critiquent leur société et leur régime, les Cubains le font dans leur langue maternelle. Le mot Hijodeputa fait partie de leur vocabulaire. Son of a bitch sonne exotique. Un envoyé spécial à Cuba pour ramener un tel scoop. Cela laisse sans voix. Sauf à abonder dans l’absurde, genre : cela mérite le pulitzer.
Où souffle l’esprit ?
Sur un autre registre, on avoue s’être frotté les yeux à la lecture d’un article signé par un professeur de l’université Paris Ouest Nanterre : « Cuba, Iran : y a-t-il une doctrine Obama ? » On va s’instruire, se dit-on. C’est l’université qui parle. Un lieu où souffle l’esprit. Et on lit, très complaisamment, jusqu’au paragraphe suivant : « Cuba qui n’a jamais été un danger militaire représentait ce que l’historien américain Arthur Schlesinger avait appelé le « danger d’un bon exemple » c’est à dire que Cuba pourrait donner des idées subversives à tout le reste de l’Amérique Latine en matière de redistribution des terres. Cuba n’a plus cette fonction de modèle et ne jouit plus d’un grand prestige en Amérique Latine : sa valeur d’exemple a disparu, en partie à cause des violations des droits humains et en partie à cause de ses échecs économiques ».
Monsieur le professeur ! La vieille revendication de la terre ne doit rien au modèle Cubain. Dans toute l’Amérique Latine, elle remonte loin, au vol des terres par les conquérants et colonisateurs. Les premiers occupants, les indiens, avaient une manière collective de gérer leur mère terre, le don sacré des ancêtres qu’ils avaient à transmettre aux générations futures. Ce que l’on appelle le communisme primitif. Cuba n’existait pas quand, au Salvador par exemple, Farabundo Marti et le Parti Communiste déclenchaient l’insurrection de 1932. Au nom entre autres de cette vieille idée subversive.
Cuba « ne jouit plus d’un grand prestige en Amérique Latine » ? Quel sens donner au fait que tous les présidents latino-américains démocratiquement élus aient réservé leur première visite officielle à Cuba, imitant en cela Nelson Mandela ? Quel sens donner au camouflet infligé à Obama lors de l’avant dernier sommet des Amériques à Carthagène ? Il lui fut signifié, qu’il n’y aurait plus d’autre sommet sans Cuba. Déclaration réitérée (en même temps que l’exigence de levée du blocus) en février 2014 à La Havane, lors du sommet de la communauté des États latino-américains et des Caraïbes par trente trois chefs d’états.
Au Venezuela, comme en Bolivie, comme en Équateur, comme au Salvador, des gouvernements élus pour changer leur société y procèdent sans calquer un modèle cubain. D’autres, comme le Brésil, l’Argentine, le Chili, ont des objectifs moins radicaux. Mais tous ont des relations amicales avec Cuba. Son prestige tient à sa résistance.
« Violation des droits humains » et « échecs économiques » figurent comme poids lourds dans la même phrase de notre universitaire. Pourquoi se donner la peine d’argumenter ? Faisons doctement comme si la cause était entendu et la plupart du monde déjà convaincu.
L’ONU lobby castriste ?
Ce n’est peut être pas parvenu à l’université mais nous sommes quelques uns à connaître l’indice de développement humain (IDH) qui permet à l’ONU de mesurer l’état de bien-être d’une population en prenant en compte la santé, l’éducation, la richesse économique. Dans son dernier rapport sur le sujet, l’ONU souligne que Cuba est le seul pays d’Amérique latine figurant parmi les dix meilleurs résultats au cours de la dernière décennie. L’île est la seule nation en développement connaissant une telle progression avec une augmentation de deux ans de l’espérance de vie et de cinq de la scolarisation.
A moins de considérer l’indice de développement humain comme nul et non advenu, ou l’ONU un lobby castriste, cela ne mérite-t-il pas au grand minimum de s’interroger sur les idées toutes faites concernant les droits de l’homme à Cuba et la « faillite économique » ?
Autre phrase lapidaire :« la fin du régime des frères Castro conduira probablement à un retour de Cuba dans l’orbite américaine ». Une opinion très partagée. Comme voici peu l’idée que Cuba allait s’écrouler.
Depuis que la révolution existe, des pythies prédisent et attendent la chute. Cela ne les fatigue donc pas ? Cela ne leur vient donc pas à l’idée que la question intéressante est celle-ci : Mais pourquoi Cuba ne s’écroule pas ? Ils peuvent se le demander sur tous les tons et en anglais, employer adjectifs et qualificatifs, rien ne nous empêchera de pousser un ouf de soulagement. Enfin un point d’interrogation. Enfin une lueur, au moins un espoir de pensée.
Les Cubains connaissent le risque d’être submergés, ils se sont préparés à des relations normales avec les États-Unis. Ils les souhaitent d’autant plus que pour le moment l’essentiel de l’embargo est maintenu. La géographie condamne Cuba à un inévitable destin : vivre en bonne entente avec leur grand voisin. Avec la volonté de demeurer seuls maîtres de leur choix de société. Ce défi ne mérite-t-il pas de s’y intéresser ? Non. La messe est dite depuis longtemps.
Pourquoi cela dérange-t-il tant cette seule idée qu’il y aurait quelque chose à voir ? Et cent mille questions à poser ? Avec celles que les Cubains se posent.
Ménard, publiciste en chef
Cela devrait constituer un sujet d’étude : pourquoi cette petite île qui n’a jamais déclaré la guerre à personne, aux résultats sociaux incontestables, salués par toutes les organisations internationales, suscite-t-elle tant de haine ? Pourquoi tant de mensonges ? Ils ont un effet sidérant qui vise justement à tuer le débat.
Dans les années 90, jusque dans les rangs des plus constants défenseurs de Cuba, des idées gagnaient : le camp socialiste s’écroulait et Cuba, « pointe avancée du socialisme dans l’hémisphère occidental » était donc (aurait du être, la première) condamnée. « C’est bien difficile de défendre Cuba » soupirait-on. On se demandait alors comment dans le camp des révolutionnaires la facilité pouvait être devenue pour certains le critère décidant des batailles à mener. Entre autres énormités on entendait aussi : « cela va se terminer dans un bain de sang ». Mais « pour ne pas désespérer Billancourt », qui n’existait déjà plus à l’époque et n’aurait pas apprécié la condescendance, il était conseillé de prendre du champ.
En ces années là, on s’en souvient durement, les amis de Cuba se comptaient. En ces années là, Robert Ménard à la tête de Reporters Sans Frontières et financé par une officine de la CIA, faisait de Cuba le sujet permanent de campagnes de dénigrement. Il semblait alors évident à l’Administration américaine que, privée de l’aide de l’URSS, isolée en Amérique latine, l’île allait tomber comme un fruit mûr. Il suffisait de durcir l’embargo avec comme objectif avoué d’affamer le pays.
Pour entraîner l’Union Européenne qui rompait ses relations diplomatiques avec La Havane, encore fallait-il saper le crédit de Cuba dans les opinions publiques. Cela permettait au passage de détourner les regards de l’ouverture du centre de Tortures à Guantanamo, territoire illégalement occupé. Les campagnes des droits de l’homme n’avaient pas d’autre but. C’est Cuba que les États-Unis venaient de mettre sur la liste des états terroristes qu’il fallait alors ficher, dans les têtes. Ménard était payé comme publiciste en chef. Sa pensée n’a pas pourri depuis. Elle est la même. Depuis ses campagnes contre Cuba, le fichage est sa spécialité et il devrait l’inscrire sur sa carte de visite.
Le révélateur Ebola
Beaucoup de sang a coulé depuis mais pas à Cuba. En privations et souffrances en tous genres, l’île n’a pas été épargnée. La chute de l’URSS entraîna la perte de 85% de son commerce extérieur, la chute de 35% du PIB, la non maintenance et fermeture de ses usines. Pour la population, cela signifia le retour de la libreta et du rationnement, la vie transformée en casse-tête lancinant, trivial, quotidien (les apagones [coupures d’électricité - NdR], le transport ) tout ce que d’innombrables reportages décrivaient pour nous prédire l’inévitable apocalypse censée emporter le régime et la révolution. La consommation quotidienne de calories était passée de 3 000 à 1900 par jour, le seuil critique selon l’OMS. Pourquoi n’y a t-il pas eu comme ailleurs des émeutes de la faim ?
Dans le même temps, le gouvernement réorganisait l’industrie du sucre, fermait des centrales, ouvrait le pays au tourisme de masse, générateur de nouvelles contradictions, d’inégalités de revenus. Que sont devenus ces milliers d’ouvriers ? Où sont leurs grandes cohortes de chômeurs ? Leurs manifestations ?
Dans un si petit territoire, constamment visité par des milliers de touristes, toujours sous l’œil des experts des droits de l’homme, il est quand même difficile de faire disparaître quelques milliers de travailleurs. On est donc obligé d’en conclure qu’ils ont retrouvé une place dans leur société. Cela ne vaut pas la peine d’y aller voir ?
L’île la plus conspuée du monde au nom des droits de l’homme a été très brièvement encensée par les titres du monde entier quand Ebola a frappé. Seul pays à envoyer - au nom de l’état et des valeurs qu’il défend - des médecins dans les pays touchés. Très brièvement encore, on a pu lire ici et là quelques articles quasiment présentés comme des scoops mais qui ne faisaient que reconnaître ce qu’en bon langage journalistique les amis de Cuba pourraient qualifier de « marronniers » (l’archi connu ) : la tradition de solidarité de Cuba et la performance de son système de santé.
Comment a pu faire un petit pays étranglé pour maintenir et développer cet acquis social ? Certes, pendant la période spéciale, les 800 médicaments utilisés auparavant sont passés à 500. Mais, pendant tout ce temps, Cuba a continué à disposer du plus grand nombre de médecins par habitants. De quoi stupéfier les Français qui vivent dans les régions médicalement désertifiées et l’ensemble des usagers qui voient le service public grossir ses listes d’attente.
Bouleversement diplomatique
Cuba a résisté et voit aujourd’hui l’étau se desserrer. Le pays essaye d’attirer les investisseurs étrangers. Le tourisme florissant les intéresse tout comme le nickel, les réserves de pétrole, les biotechnologies en pointe, le haut niveau des services de santé et la main d’œuvre spécialisée. Même dans le secteur informatique où Cuba est en retard, les entreprises savent et disent que les Cubains se sont préparés.
Selon l’Unesco, Cuba est le pays d’Amérique latine et des Caraïbes qui affiche le meilleur résultat en matière d’éducation. L’indice de développement de l’éducation (IDE) qui évalue le système et ses résultats est de 0,983, un chiffre supérieur à celui des États Unis.
Selon l’ONU, Cuba est le pays du monde qui consacre la plus grande part de son produit intérieur brut à l’éducation (3%). Dans le secteur des services, le développement d’un secteur privé (500 000 cuentapropistas, entrepreneurs à compte propre) intéresse tout le monde surtout les États-Unis qui espèrent y trouver un terrain pour déstabiliser le régime.
Contre toutes les prévisions l’île du crocodile vert soumise au plus long, au plus rigoureux, au plus injuste des blocus de l’histoire (le plus massivement et le plus souvent condamné par l’Assemblée générale de l’ONU) est devenue une éminente destination de visites. Peu de semaines se passent sans arrivée d’une délégation étasunienne (patrons, hauts fonctionnaires de l’administration, lobbies agricoles et industriels en tous genres). Les dirigeants de l’Union Européenne s’y succèdent, chacun empressé de liquider ses arriérés de politesse. Et voici la visite de François Hollande, la première d’un président français, d’un occidental. Il y respirera un autre air qu’à la City et y rencontrera une espèce qu’il croit, espère, disparue : des révolutionnaires.
Ce bouleversement des diplomaties est le résultat d’un rapport de forces et d’un constat détaillé dans les éditoriaux du New York Times qui avaient préparé le terrain aux mesures Obama. Résumons l’argumentaire : « l’embargo est inefficace et il a échoué. Loin d’isoler Cuba ce sont les États-Unis qui s’isolent. L’île se développe, les investisseurs latino-américains, Européens, Chinois, Russes s’y intéressent et nous, nous perdons de l’argent ». A Washington, on essaye donc de mettre au point une politique pour renverser le régime tout en gagnant de l’argent.
Il est renversant de constater que tant de de journalistes, d’envoyés spéciaux, séjournent dans l’île sans même se rendre compte de la fausseté de l’un des dogmes de la désinformation (la presse cubaine est muselée et incompétente). Dans les rues du pays et sur les multiples sites journalistiques (Prensa Latina, Granma, Juventud Rebelde) les blogs (Cubadebate, La Pupila Insomne, ceux des universités) le débat bat son plein. L’impression dominante est celle que les Cubains voient les Nord-américains venir de loin, en se frottant les mains.
Ce qui ne peut être admis
Dommage pour les aveugles et les sourds qui ne voient ni l’image ni entendent le rire d’un peuple convaincu d’avoir gagné une sacrée partie. Et qui jubile, impatient de passer à la suite. Sans mâcher ces mots sur les risques que cela comporte, sans se cacher les enjeux : le sort de la révolution, l’actualisation de sa manière de construire une société socialiste.
Les vérités cubaines ne doivent pas passer le rideau de la désinformation. Insupportable, cette incessante affirmation de souveraineté dans un monde où tout doit être normé, formaté et made où vous savez. Insupportables et indécents les acquis sociaux dans un monde où le mot crise martelé, par les gouvernants au service de l’argent, est une sorte d’autel qui nécessite les sacrifices du plus grand nombre. Tout a un coût, tout est trop cher et l’argent seul n’a pas de prix. Même si la planète elle même doit en crever.
L’existence de Cuba est un défi permanent à l’ordre actuel du monde, la preuve que même s’il n’est pas sûr qu’un autre soit possible, sa recherche en vaut la peine. Un peuple qui dit non, qui veut faire autrement, cela ne peut être admis, ne doit pas exister et à défaut, cela ne doit pas se savoir. Désinformer donc. Jusqu’à l’obscénité, au déni de pensée.
La fatigue de Leonardo Padura
Dans une interview récente Leonardo Padura, écrivain cubain, confesse une fatigue qui l’a amené à écrire une chronique « Je voudrais être Paul Auster ». Il envie, dit-il, le grand écrivain nord américain qui peut donner des interviews dans le monde entier en parlant de ce qui l’intéresse et sans être interrogé d’abord sur l’opinion qu’il a de son gouvernement.
Leonardo Padura voudrait qu’on le considère comme n’importe quel écrivain. Mais comme ses dix millions de compatriotes, il est traité comme spécimen d’une espèce étrange, les Cubains. Sa nationalité est une provocation tout comme sa volonté de vivre et d’écrire à Cuba. Renversant pour ses interlocuteurs qui ont, à des degrés divers, les clichés en tête : dictature, état policier, droits de l’homme piétinés sous ses fenêtres ; etc etc.
Dix millions de personnes vivent à Cuba. Difficilement et quand même normalement. C’est très dérangeant pour certains mais il va falloir qu’ils s’y résignent : les chiens aboient, les caravanes passent. Contre vents et marées et entre deux typhons, Cuba va.
Maïté Pinero
ex correspondante de l’Humanité à La Havane