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Le refus du politique dans l’exposition J. M. Sert.

Un article du Monde diplomatique de juillet analyse la réflexion de Gramsci sur les causes de l’échec de la Révolution en Europe, après 1917 : alors qu’en Russie on a pu se contenter de s’emparer du pouvoir politique, dans les autres pays, la présence d’une société civile structurée exigeait au préalable de lancer une bataille idéologique, pour libérer les ouvriers de l’emprise de la bourgeoisie. Malheureusement, Gramsci a aussi été lu par la classe dominante, qui applique ces idées, et diffuse sa propre idéologie, à travers tous les moyens de communication, dans le domaine de l’information comme de l’industrie culturelle, notamment le cinéma ; mais elle peut aussi investir la peinture.

C’est le cas, au Petit Palais, d’une expo au titre séduisant : J. M. Sert, le Titan à l’oeuvre ; elle met en outre en valeur une culture dont on parle peu en France, la culture catalane. Mais Sert est un artiste qu’on présente toujours comme ayant des positions politiques controversées : il a en effet vécu une période cruciale en Espagne, et est mort en 1945 à Barcelone où il travaillait ; ces données indiquent clairement qu’il cautionnait le régime franquiste. Il était donc difficile de ne pas poser la question des liens entre art et politique - mais l’exposition élude le problème, tout en y faisant des allusions contestables.

Les premières salles montrent Sert au milieu de l’avant-garde artistique qui fréquentait, autour de Picasso, le restaurant barcelonais des 4Gats (pour lequel Picasso a dessiné une affiche) à la fin du 20e siècle. Puis, l’expo montre son succès croissant dans la haute société, dont il partage la vie, grâce à l’héritage d’un père industriel du textile, et à son mariage avec une femme du monde, la célèbre Misia. Et en 1937, dès les débuts de la Guerre Civile, on le retrouve aux côtés des rebelles fascistes. Les notices de l’expo nous disent seulement qu’en 1937, l’assassinat d’un prêtre de ses amis, ainsi que la destruction de ses peintures pour la cathédrale de Vic, le font pencher du côté de la rébellion. La Guerre Civile n’apparaît ainsi qu’à travers des meurtres de prêtres et des actes de vandalisme ; par contre, rien ne permet de les remettre dans leur contexte de guerre, et on ne saura rien des violences du camp fasciste, ni de l’appui apporté par l’Eglise au putsch et de l’engagement actif et massif des curés ; on ne nous dira rien non plus sur la situation particulière de Vic, appelée "la ville des saints", où la présence de l’Eglise était particulièrement pesante (le service touristique de la Mairie de Vic s’est associé à l’expo, et distribue, à l’entrée, un dépliant vantant les charmes de la ville : cette polémique n’aurait donc pas été opportune).

Ces lacunes de l’information laissent parfois le visiteur perplexe : on nous apprend qu’en 1939 Sert contribue à la sauvegarde des chefs-d’oeuvre du Prado (musée dont Picasso était, officiellement du moins, directeur, depuis 1936) ; mais à quel titre est-il intervenu ? Pouvait-il travailler pour la République espagnole alors qu’en 1937 il avait été un des rares artistes signataires du Manifeste aux intellectuels espagnols, qui les engageait à soutenir la rébellion fasciste ? Etait-il mandaté par la Suisse, qui devait accueillir ces oeuvres ?...

L’information la plus précise que nous fournit l’expo concerne la participation de Sert à l’Exposition Universelle de Paris en 1937 : il expose un tableau à la gloire de Sainte Thérèse, (devenue la protectrice de l’Espagne fasciste), dans le cadre du Pavillon du Vatican, qui accueillait la propagande fasciste espagnole. Par contre, ses tableaux sur la défense de l’Alcazar de Tolède sont exposés sans qu’on nous signale qu’il s’agit d’un épisode héroïque de la Guerre Civile vue du côté fasciste. Et on aurait apprécié un parallèle entre Sert, illustrateur des exploits fascistes, et Picasso qui, dans la même exposition de 1937, et dans le cadre du Pavillon espagnol, présentait une oeuvre universelle : Guernica, dénonçant les massacres de l’aviation fasciste.

Mais ce refus de replacer Sert dans son contexte politique donne à son parcours et à son oeuvre un caractère de vacuité presque irréelle : de salle en salle, on flotte au milieu de décors théâtraux, souvent encadrés de rideaux au majestueux drapé qui renforcent cette irréalité, comme si Sert lui-même, et la classe dont il partageait les goûts et les choix avaient voulu, tout en intervenant dans la situation historique, se donner l’illusion d’une vie isolée, à l’abri des batailles politiques et guerrières. Dans La Distinction, P. Bourdieu écrit que "le ’bourgeois’ attend de ses artistes, ses écrivains, ses critiques, (...) des emblèmes de distinction qui soient en même temps des instruments de dénégation de la réalité sociale" : l’oeuvre de Sert remplit parfaitement ce programme et appelait impérativement une distance critique.

Or, son absence est aussi criante au niveau artistique que politique : les notices de l’expo ne se lassent pas de vanter sa puissance de conception, et, certes, il excelle à remplir les grandes surfaces que lui offrent ses riches commanditaires ; les contemporains l’ont comparé à Michel-Ange (et donc à la Chapelle Sixtine !). L’ennui, c’est que la comparaison n’est que trop juste : Sert fait un art néo-classique qui relève de la catégorie "art pompier", et doublement pompier : par la répétition de modèles qui renvoient à la Renaissance et au XVIIIe siècle, et par l’absence totale d’émotion dans ses oeuvres : on est frappé, au fil de l’expo, de ne constater aucune évolution, au cours de plus de 40 ans de carrière ; Sert ressasse inlassablement les mêmes recettes, accumulant toujours les mêmes groupes de personnages toujours représentés, sans aucune justification, en mouvement impétueux. Ses peintures sont même de plus en plus stéréotypées, ses personnages devenant les simples reproductions des mannequins articulés en bois qu’il utilisait pour mettre en place ses mises en scène grandiloquentes. (Dans la même période, Picasso était passé de la période des Arlequins à celle des collages, puis des géantes néo-classiques, enfin aux tableaux de la joie de vivre de la période antiboise).

Cette stagnation s’explique sans doute par l’identité des commanditaires de Sert : il a toujours produit pour des milliardaires qui voulaient des oeuvres décoratives, tape-à -l’oeil, et portant une griffe immédiatement identifiable, pour remplir de vastes demeures et palais et épater leurs hôtes ; parmi eux, on peut citer Rothschild, Rockefeller... et Joan March, le banquier mallorquin de Franco.

Pourtant, si on parcourt le Livre d’or de l’exposition, on ne trouve que des commentaires enthousiastes, en français, espagnol ou catalan, dont la teneur générale est : Merci de nous avoir fait connaître un grand artiste espagnol "dans sa variété catalane" (sic), vivant dans une société si cosmopolite. Cette dernière appréciation éclaire bien des choses : les commissaires de l’expo (parmi lesquels Gilles Chazal, directeur du Petit Palais), ont fait une expo à l’image de leurs partenaires (dont l’institut Raimon Llull, organisme culturel catalan dirigé par un ancien député du parti catalaniste de droite aujourd’hui au pouvoir, CIU) et de leurs visiteurs (les touristes espagnols qui ont exprimé leur satisfaction ne font évidemment pas partie des mêmes milieux que les Indignados). Mais, évolution inquiétante, ces divers acteurs et consommateurs culturels ne font même plus l’effort de se donner une apparence "de gauche".

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