Mes grands-parents, je les ai très bien connus puisqu’ils ont vécu jusqu’à mon adolescence et même au-delà ; une de mes deux grand-mères, la dernière survivante, est morte alors que j’étais marié, et elle a pu embrasser son arrière petit-fils. Ce qui paraît banal aujourd’hui, mais risque fort au train ou l’actuelle Présidence nous conduit de redevenir à bref délai exceptionnel.
Mes quatre grands-parents donc, présentaient cette singularité à mes yeux d’être nés en quatre années successives et alternées suivant les sexes (on dirait aujourd’hui les genres), les femmes étant de deux années plus jeunes que leurs maris respectifs.
Et singularité encore plus émouvante à ce que devinrent, mais plus tard, mes yeux, d’être nés exactement deux décennies après Lénine, né Oulianov, en considérant le barycentre de leurs dates de naissances.
Ceci dit pour situer le choses. Et ajouter, d’une part qu’ils vécurent l’époque de la Grande guerre à l’âge adulte et fort douloureusement pour l’une des deux familles, et d’autre part qu’à l’époque du Front populaire elles n’étaient ni l’une ni l’autre « du bon côté », c’est-à-dire celui qui le devint très précocement pour moi.
L’un de mes grands-pères avait su développer et faire prospérer l’entreprise de constructions mécaniques qu’il avait héritée de son beau-père ; il était ce qu’on appelle « un bon patron » avec ses ouvriers ; d’où, sans doute, le goût prononcé que j’ai éprouvé dans ma prime jeunesse pour la lecture de la Comtesse de Ségur, née Rostopchine, son Auberge de l’Ange gardien et son Général Dourakine chez qui je retrouvais plus d’un trait familial.
Mon paternel, qui n’avait pas les pieds-plats, auquel je dois malgré ou à cause de cela bien d’autres choses que le shimmy, les claquettes et cætera. fit de brillantes études et accéda ainsi aux fonctions qui lui permirent, malgré ses origines familiales plus modestes, d’épouser celle qui devint ma mère bien-aimée non sans quelques problèmes [et m’a dit, pour gagner ta pitance, la danse, y’a qu’ça, LGS]. Il garda toujours au fond de son cœur le côté rebelle qui lui faisait garder une certaine distance avec le milieu bourgeois où il évoluait, et ceci malgré la séduction que ce dernier déployait à son endroit .
C’est sans doute la raison pour laquelle je lui dois un souvenir ineffaçable.
Sortie un jour des archives familiales une photographie bistre, du format des photos de classe, qui représentait « le personnel de l’atelier » posant, endimanché, un jour de la fin des années 1930, passa entre nos mains.
Mon père, qui n’avait dans sa carrière rien eu à voir avec « l’affaire » de son beau-père, fut pourtant capable de me donner les noms de la plupart des ouvriers, assortis pour certains d’anecdotes sur ce qu’ils étaient en dehors de leur travail.
Il arrêta son index : « Tiens ! lui, c’était un Italien... » dont moi, par contre, j’ai hélas ! perdu le nom. À moins que je ne l’aie immédiatement noté au dos de la photo qui est enfouie je ne sais où.
« ... Il avait combattu le fascisme et avait dû fuir l’Italie. Il a travaillé quelques temps à l’atelier. Un.beau jour il a disparu. Et l’on a appris plus tard qu’il était parti se battre aux côtés des Républicains espagnols ».
C’est sans doute bête à dire, mais j’ai les larmes qui me viennent aux yeux.
Mon père disait... petit... C’est le vent du nord qui me fera capitaine d’un brise-lames ou d’une baleine, c’est le vent du nord qui me fera capitaine d’un brise-larmes pour ceux que j’aime.