Dans son éditorial Benoit Bréville décrit comment sont perçus, vus d’Afrique, les problèmes de l’immigration : « Quand journalistes et dirigeants politiques daignent évoquer les pays de départ, ce n’est que pour distinguer les « réfugiés », qui ont quitté un État en guerre et mériteraient une certaine attention, des « migrants », dont les motivations économiques ne sauraient justifier qu’on leur offre l’hospitalité. « Si les personnes ne sont pas éligibles à l’asile, ce qui est le cas des nationalités que nous constatons en ce moment, des Ivoiriens, des Gambiens, des Sénégalais, des Tunisiens, (…) il faut évidemment les renvoyer dans leur pays », expliquait ainsi le ministre de l’intérieur français, M. Gérald Darmanin, après le débarquement de huit mille exilés à Lampedusa (TF1, 19 septembre).
Les raisons qui peuvent pousser un Sénégalais à quitter son pays sont généralement formulées par les médias en des termes si vagues qu’ils en perdent tout sens : « fuir la misère », « trouver un avenir meilleur ». Au Sénégal, ces mots renvoient à une réalité tangible. Celle des accords de pêche qui autorisent les Européens et les Chinois à ratisser les océans avec leurs chalutiers capables de rapporter en un voyage ce qu’une embarcation locale recueille en un an. Celle de l’accaparement des terres, avec son cortège d’investisseurs étrangers qui expulsent des paysans pour mieux favoriser les produits de rente au détriment des cultures de subsistance, l’arachide plutôt que le sorgho et le millet. Celle du réchauffement climatique, qui affecte les récoltes, avec des saisons humides plus courtes, des inondations et des sécheresses plus fréquentes, un désert qui progresse, une mer qui monte, érode les côtes, salinise les sols. Celle de la répression politique, orchestrée par un président, M. Macky Sall, ami du Quai d’Orsay.
Pour Allan Popelard, l’armée est devenue le miroir d’une France sans boussole : « La fin de la guerre froide ainsi que l’efficacité de la dissuasion nucléaire ont longtemps justifié une réduction des moyens humains et matériels de la Grande Muette. L’invasion de l’Ukraine par les troupes russes a néanmoins changé la donne. Mais accompagner le vaste mouvement de réarmement de l’Europe tout en vantant les vertus éducatives de la vie en caserne pour la jeunesse populaire suffit-il à doter la France d’une ambition géopolitique ?
Martine Bulard estime qu’aujourd’hui le Sud s’affirme : « Qui dirigera les affaires du monde d’ici la fin du XXIe siècle ? L’Occident, sous l’égide des États-Unis, ou les pays du Sud, Chine et Inde en tête ? En décidant fin août d’accueillir six nouveaux membres, le sommet des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) a affirmé la volonté des pays émergents d’œuvrer à une réorganisation du système international. Une étape majeure dans le rééquilibrage planétaire, qui en demandera beaucoup d’autres.
Vincent Gayon explique comment l’Europe se vide de tout débat démocratique : « Nombre de réformes engagées par le gouvernement français ont pour motivation officielle les exigences de la Commission européenne ou encore la nécessité de rassurer les marchés. En réalité, de discrets conclaves technocratiques et financiers ébauchent, finalisent et parviennent à imposer des décisions que ni les Parlements ni les débats publics ne peuvent contrarier.
Ce sera 64 ans. Le 10 janvier dernier, sitôt le recul de l’âge légal de départ à la retraite officialisé par la première ministre française, Olivier Blanchard se demandait : « Pourquoi le gouvernement risquerait-il les grèves et une perte de capital politique, pour pousser une réforme dont la France n’a pas besoin ? » Les réponses au tweet de l’économiste insistèrent alors sur le besoin de complaire aux marchés financiers — pour attirer des capitaux — et à l’Union européenne — pour bénéficier du fonds de relance. Mais dès le 17 octobre 2022 Bruxelles s’était défendu de conditionner le déblocage des aides à une refonte du système de pension. Ni pur assujettissement, ni simple dialogue technique, en quoi consistent exactement les rapports des gouvernements aux bureaucraties — publiques ou privées, nationales ou européenne — qui suivent, influencent ou coproduisent leurs politiques publiques ? Revenir à la séquence dans laquelle s’insère l’annonce de Mme Élisabeth Borne permet de mieux le saisir ; pour constater le règne de la connivence experte, de l’argument d’autorité, au détriment du débat public comme de la délibération parlementaire. »
Pour Anne-Dominique Correa, en Argentine, la droite rugit mais innove peu : « Lestée par sa dette extérieure, l’Argentine connaît une inflation structurelle qui a plongé une grande partie de la population dans le chômage et la pauvreté. Constatant l’échec des péronistes, les électeurs semblent disposés à se tourner vers deux droites autoritaires lors du scrutin présidentiel du 22 octobre : celle, classique, de Mme Patricia Bullrich, ou celle, débridée, de M. Javier Milei. »
Charles Enderlin évoque la fronde historique en Israël : « Décidé à changer de régime en réformant notamment le système judiciaire, le premier ministre Benyamin Netanyahou fait face à une protestation populaire qui ne faiblit pas. Les manifestants entendent défendre la démocratie contre sa remise en cause par la coalition d’extrême droite au pouvoir. La discorde n’épargne pas l’armée, tandis que la question palestinienne continue de diviser les Israéliens. »
Adel Bakawan estime que l’influence des milices en Irak ne fait que croître : « Le 10 juin 2014, l’Irak est saisi de stupeur. Mossoul, la grande ville du nord du pays, tombe aux mains de l’Organisation de l’État islamique (OEI). L’armée, les forces antiterroristes, la police et les autres entités de sécurité nationale se sont révélées incapables de faire pièce à quelques centaines de djihadistes. Dans leur débâcle, elles abandonnent des tonnes de matériel à cet ennemi d’obédience sunnite. C’est un drame national accompagné d’un sentiment généralisé de panique et d’humiliation. Trois jours après la chute de Mossoul, M. Ali Al-Sistani, la plus haute autorité religieuse de Nadjaf — le centre névralgique du chiisme irakien —, émet une fatwa appelant le peuple à se mobiliser militairement et à résister à l’offensive de « Daech » (acronyme de l’OEI en arabe). En réponse à cet appel, des milliers de jeunes rejoignent les milices qui se forment un peu partout ou qui existent déjà. Pour ces volontaires, il n’est pas question d’être incorporés dans une armée ayant perdu tout crédit.
Christine Chaumeau estime que l’urbanisation à Phnom Penh est « échevelée » : « Madame Yen Yat est rassurée. Son arbre va survivre. Les ouvriers de la voirie lui ont certifié que l’élargissement de la route, dix mètres de chaque côté, n’aura pas d’effet sur les racines de son vieux chan de 200 ans. Sous ses frondaisons, assise sur un klé en bambou, une plate-forme sur laquelle on s’installe au Cambodge pour se reposer ou pour manger, la sexagénaire observe le monde qui s’agite devant chez elle. Une cour dans laquelle vivent quatre familles. Ici, à Srok Chek, un faubourg excentré de la capitale Phnom Penh, les maisons entourées de jardins restent dominantes. Mme Yen Yat montre du doigt le panneau « À vendre » fixé sur la parcelle située en face. Le terrain est proposé à 600 000 dollars (560 000 euros) pour 1 328 mètres carrés, soit 450 dollars le mètre carré (420 euros). Rien à voir avec les 5 000 dollars le mètre carré du centre. Reste que « quelqu’un est venu me proposer 1 million de dollars pour ma maison, sourit-elle. Mais où irais-je ? ». Les rizières alentour ont disparu, l’immense lac voisin de Choeung Ek, vaste espace de lagunage se gonflant en période des pluies, est désormais en voie de comblement.
Pour David Ownby, les chercheurs chinois sont à la recherche d’un rêve… chinois : « Avant la pandémie de Covid-19, la Chine semblait à portée de main. Les vols directs entre Montréal et Pékin survolaient le pôle Nord et parcouraient les dix mille kilomètres séparant les deux métropoles en douze heures environ. Mais en ce printemps 2023, tandis que la Chine décidait finalement de sortir de trois ans d’isolement, ces lignes avaient disparu. Faute de mieux, il a fallu se résigner à réserver un billet Montréal-Toronto-Zurich-Hongkong, un périple de plus de trente heures. J’allais bientôt découvrir que la pandémie n’avait pas perturbé seulement les déplacements aériens. »
Tangu Bihan estime que la junte guinéenne se veut très fréquentable : « Nous ne pouvons pas être le deuxième producteur [mondial] de bauxite et ramper devant la “communauté internationale” », lance, bravache, M. Morissanda Kouyaté, le ministre des affaires étrangères du gouvernement de transition guinéen, lors d’une séance de questions au Parlement le 26 avril dernier. Le Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD) — la junte dirigée par le colonel Mamadi Doumbouya depuis le coup d’État du 5 septembre 2021 — ne semble pas pressé d’organiser les élections, officiellement prévues en 2024 pour rendre le pouvoir aux civils. Depuis deux ans, les putschistes de Conakry n’ont presque fait aucun geste en ce sens. Pour autant, ils subissent peu de pressions internationales, contrairement à leurs homologues du Sahel. »
Guillermo Del Valle décrit une Espagne à la moulinette identitaire : « Les tractations politiques qui se sont engagées à l’issue des élections générales espagnoles du 23 juillet 2023 (qui n’accordèrent de majorité à aucune formation) ont semblé diviser le pays en deux blocs. D’un côté, les conservateurs et l’extrême droite, respectivement emmenés par le Parti populaire (PP) et par Vox, tous deux caractérisés par leur défense d’une conception centralisatrice du pouvoir et d’une forme de nationalisme « unitaire » : l’idée que l’Espagne serait constituée d’une nation unique et indivisible. »
Avec Copélia Mainardi, écoutons Rébétiko, le chant des âmes grecques : « Tables carrées, carrelage orangé, étroits escaliers en fer forgé : de prime abord, la petite salle aux allures de réfectoire ne paie pas de mine. Steki Pinoklis est pourtant une institution à Athènes : cette taverne est réputée pour ses concerts, qu’on écoute jusque tard dans la nuit en savourant des mets traditionnels, une bière ou un verre de raki. Campé derrière son comptoir, devant le grill de la cuisine qui fume sans discontinuer, le gérant n’est pas bavard. Tout de noir vêtu, casquette vissée sur le crâne, il impose le silence aux clients trop bruyants d’un geste de la main. Ici, soit on chante, soit on se tait. Une méthode qui semble avoir fait ses preuves : à Athènes, tous en conviennent, il n’y a pas meilleur endroit où écouter du rébétiko. »
Aboubakar Jamaï dévoile les dessous d’une facheie franco-marocaine : « Depuis janvier, le royaume chérifien n’a plus d’ambassadeur dans l’Hexagone. Les tensions qui empoisonnent ces dernières années les relations entre les deux capitales ont été ravivées par la polémique autour de l’aide humanitaire après le séisme du 8 septembre. Mais derrière les querelles, de part et d’autre de la Méditerranée, on sait s’accorder sur des intérêts bien compris. »
Pour Aurélien Bernier, l’augmentation des prix de l’électricité est délibérée : « La dérégulation du marché de l’électricité voulue par la Commission européenne se traduit par un envol des factures pour les consommateurs. Si M. Emmanuel Macron promet que l’État français va « reprendre le contrôle » des prix dans le cadre de son projet de planification écologique, Bruxelles entend poursuivre une politique qui fait des particuliers les dindons de la libéralisation du secteur. »
Selim Derkaoui brosse un portrait sans complaisance de la boxe en France : « Canal Plus filmait les combats de cette salle parisienne. « Au moment de monter sur le ring, ils annoncent l’interminable palmarès de mon adversaire. Vient mon tour, “M. Derkaoui, champion de Normandie”, et… voilà, c’est tout. L’arbitre me déshabille du regard et souffle à mon entraîneur : “C’est un combat professionnel, il doit être torse nu, votre boxeur !” Je m’exécute. J’ai l’impression de me foutre à poil devant tout le monde. Un vrai bout de viande jeté dans l’arène. Il y avait tout le gratin bourgeois, comme si je me donnais en spectacle pour leurs beaux yeux. » « Beau champion racé, l’Israélien Schmuel Yacon disposera de Derkaoui », légende une photo de leur combat dans un journal spécialisé. « J’étais au tapis dès le premier round. J’avais la tête qui sonnait. Le troisième round, je ne m’en souviens même plus. Je me suis réveillé dans le vestiaire. J’ouvre les yeux, je regarde le soigneur, je lui dis : “J’ai perdu ou pas ?” Il me dit : “Tu as perdu aux points !” Même lui n’a pas tilté que j’avais perdu la mémoire, et encore moins mon entraîneur ! »
Timothée de Roglaudre décrit la profession de gardien d’immeuble : « la rue Oberkampf, dans le XIe arrondissement de Paris, on peut entrapercevoir à travers une grille, dans la cour pavée, la loge de Mme Natalia Teixeira Syed. La devanture est bordeaux, la porte vitrée ; un discret panneau métallique bleu marine indique : « Gardien ». Dans l’entrée exiguë sont entreposés un aspirateur et des produits ménagers. Sur la table basse du salon, le téléphone portable de la gardienne d’immeuble de 45 ans vibre. L’écran affiche « casa portuguesa » (« maison portugaise »). Une fois par an, au mois d’août, elle rend visite à sa famille. Avant l’été, elle doit trouver une remplaçante pour éviter que les courriers s’amoncellent et attirent l’attention des cambrioleurs, nourrir les chats des résidents, arroser leurs plantes, etc. »
Dominique Plihon pose la question d’une monnaie mondiale contre le dollar : « Le sommet pour « un nouveau pacte financier mondial » qui s’est tenu les 22 et 23 juin 2023 à Paris a souligné le gouffre qui sépare les pays riches des pays du Sud. Tandis que ces derniers ont des besoins de financement massifs pour faire face à une crise climatique qu’ils subissent de plein fouet et dont ils ne sont pas responsables, les premiers se contentent de promesses vagues. Une nouvelle fois, les pays du Sud ont exigé une réforme du système financier international, largement dominé par les États-Unis, et la mise en place de nouveaux instruments leur permettant de financer la transition écologique. Notamment l’utilisation d’un outil conçu par le Fonds monétaire international (FMI), les droits de tirage spéciaux, ou DTS. »
Garrison Lovely nous livre la confession d’un repenti de McKinsey : « Durant l’été 2015, je me suis retrouvé à travailler dans une célèbre prison américaine. J’étais alors stagiaire pour le cabinet de conseil McKinsey & Company et nous étions chargés de faire diminuer les violences à Rikers Island, le plus grand complexe pénitentiaire de New York. À mon arrivée, McKinsey était présent depuis neuf mois sur ce site où la corruption, la violence et le recours à l’isolement régnaient.
En dépit des prétendus efforts de la compagnie, l’usage de la force par les gardiens de cette prison n’a cessé d’augmenter depuis 2016, jusqu’à atteindre en 2020 un niveau qualifié de « record historique »par un agent fédéral chargé de contrôler le pénitencier. Entre 2011 et 2021, la fréquence des coups de couteau s’est accrue de 1 000 %. En 2019, le site ProPublica a révélé que McKinsey avait falsifié ses chiffres sur la réduction des violences — ce que le cabinet a démenti. En mai 2022, la municipalité de New York a cessé d’utiliser le système de classification des détenus mis au point par nos consultants. Au bout du compte, les services de McKinsey ont coûté 27,5 millions de dollars à la ville, pour de piètres résultats. La firme, elle, a pris son argent, et elle est passée à d’autres projets.
Marie-Noël Rio refait l’historique des subventions aux spectacles vivant : « Pourtant de plus en plus fréquentes, il est assez rare que des réductions, voire des suppressions, de certaines subventions publiques à des théâtres ou à des opéras agitent les médias. C’est néanmoins ce qui s’est produit quand le conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes sous la présidence de M. Laurent Wauquiez a opéré des coupes claires, notamment dans le budget de l’Opéra de Lyon, suivant d’ailleurs les traces de la ville de Lyon, et supprimé ce qu’il attribuait au Théâtre Nouvelle Génération, dont le directeur avait tenu des propos qui avaient déplu. »
Pour Serge Halimi et Pierre Rimbert, le béton médiatique se fissure en Ukraine : « Google aurait, selon le New York Times, mis au point un robot capable de rédiger des articles de presse. Le traitement médiatique de la guerre en Ukraine suggère pourtant que les éditorialistes disposent d’une avance difficilement rattrapable en matière d’écriture automatique. En France, par exemple, une triade jusqu’au-boutiste formée par Le Monde, Le Figaro et Libération donne le ton et aligne, parfois au mot près, les mêmes mots d’ordre : « Céder face à Poutine signerait une défaite stratégique catastrophique pour l’Occident. (…) Les alliés de Kiev devront accélérer le rythme et la qualité des livraisons d’armes », proclame Le Figaro (10 août 2023). « Oui, cette guerre risque d’être longue. Le seul moyen de l’abréger est d’intensifier l’assistance militaire à l’Ukraine », confirme l’éditorialiste du Monde (18 août 2023). D’autant, insiste Serge July dans Libération (14 août 2023), qu’« il s’agit d’une guerre au cœur de l’Europe contre les régimes autoritaires, antidémocratiques qui privilégient la force et la tyrannie ». France Inter, LCI, BFM TV et la plupart des autres médias exécutent la même partition. »