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Le massacre silencieux du Mare nostrum - il manifesto.








"Qui a une langue pour parler peut traverser la mer, on pourrait rajouter qui en a deux, la traverse encore mieux !"
Proverbe sicilien, rapporté par Leonardo Sciascia, dans Le long voyage :
"C’était une nuit qui semblait faite sur mesure : à couper au couteau dont on sentait l’épaisseur au moindre mouvement. Et le bruit de la mer, ce souffle de bête féroce du monde (...)"
("La mer couleur de vin", Traduction de Jacques de Pressac, Ed.Gallimard).


Ci joint deux articles (récit et analyse) sur un naufrage (voulu ?) qui a coûté la vie à 289 immigrants, venant d’Inde Pakistan, Sri Lanka, le 24 décembre 1996, au sud de la Sicile. "« Le plus grand naufrage de l’histoire de la Méditerranée en temps de paix » déclara dans une interview à il manifesto le commandant de la Capitainerie du port, quelques jours après la tragédie. Il dit vraiment comme ça, « en temps de paix », et peut-être ne pensait-il pas qu’aux statistiques. Il voulait dire que ces chiffres - 283 morts noyés - étaient des chiffres de guerre".

Bateau fantôme, pour les autorités italiennes ; le procès s’ouvre ces jours-ci, dix ans après, grâce à la ténacité de quelques persones : survivants, avocats et associations de défense des migrants, pendant qu’une pièce de théatre, à Rome, fait le récit de cette horreur.
Mare nostrum et Sole (solo ?) mio ?
(lisez le récit de Leonardo Sciascia, il y a 50 ans, c’est nous qui faisions ces voyages)
M.A.P.






Il manifesto, dimanche 17 décembre 2006.


Qui se souvient du Johan ?


« Un accident ? C’en aurait été un si le commandant Zervoudakis aussi avait failli mourir. Mais les choses ne se sont justement pas passées comme ça. Moi je m’en souviens bien : le Johan a foncé sur nous volontairement ». Shahab Ahmad est un des survivants de la plus grande tragédie maritime -connue à ce jour- qui ait touché des migrants en route vers l’Europe : la tragédie du Johan, plus connu sous le nom de « bateau fantôme », parce qu’il a fallu des années avant que les autorités italiennes reconnaissent que, oui, il y avait eu un naufrage.

C’était les premières heures du jour de Noël 1996 : en un lieu imprécis encore aujourd’hui, au sud de Portopalo en Sicile, a coulé une embarcation avec plus de 300 personnes à bord. 289 sont mortes, pour la plupart prisonnières du « ventre » du bâtiment, les « freezers » où on garde le poisson. Une mort horrible. Ils étaient pakistanais, indiens, tamoul du Sri Lanka. Le tramp, dont on ne sait que le sigle, F-147, et qu’il était blanc à raies bleu, avait commencé à prendre l’eau : il était surchargé de passagers et cette nuit là la mer était agitée. Mais il coula à pic quand - pour des raisons non encore éclaircies- le « navire mère », le Johan, battant pavillon hondurien , le percuta, l’éventrant d’un coup net. Mercredi (20 décembre, NDT), aura lieu à Syracuse l’audience du procès dans lequel est inculpé l’armateur du F-147, Tourab Ahmed Sheik. Le lendemain, à Catane, se tiendra une autre audience de la Cour d’appel, où est inculpé le capitaine du Johan, Youssef El Hallal. Les deux hommes sont inculpés d’homicide volontaire multiple.

Shahab et Muhammad Afzal témoigneront à l’audience de Syracuse : aucun juge ne les a encore entendus jusqu’à présent. Ils ont été retrouvés par l’avocate Simonetta Crisci et les auteurs du spectacle théâtral « Portapalo. Des noms, sur des tombes sans corps », spectacle mis en scène ces jours ci à Rome. Comme nous le raconte l’un des auteurs, Guido Barbieri, l’objectif était de recueillir des témoignages des parents des victimes - qui attendent toujours une indemnisation- mais quand ils ont rencontré Shahab et Muhammad (dont personne en Italie ne connaissait l’existence) ils ont été persuadés qu’il fallait les faire témoigner au tribunal. S’assurer que tous les deux pouvaient venir en Italie n’a pas été une chose facile : voyages à vide à l’ambassade italienne d’Islamabad, pratiques bureaucratiques obscures. A la fin, ils ont réussi, et ils ont pu affronter leur second voyage en Italie, à bord d’un moyen sûr, pour raconter le premier.

Nous les rencontrons dans la maison d’Ali, un pakistanais qui vit à Rome. Shahab se souvient de tout, de cette nuit là , il est précis dans la reconstruction, il nous montre une feuille froissée : c’est la page d’un cahier où, quelques jours après le naufrage, il a marqué les noms de tous les jeunes noyés dont il se souvenait. Muhammad parle peu, lui n’était pas à bord du F-147, il était resté à bord du Johan. Le traducteur en italien est Zahir Ahmad, un jeune pakistanais qui vit en Italie : « Nous sommes partis de Karachi en septembre, et de là nous sommes arrivés à Damas et à Latakia. C’est là que nous avons pris le premier bateau : il s’appelait Alex I, raconte Shahab. Mais ça n’a pas été le seul bateau sur lequel nous avons voyagé : à un moment nous sommes montés sur un bateau qui s’appelait Ena, ensuite sur le Friendship et finalement sur le Johan. Ces passages avaient toujours lieu la nuit et en haute mer ». Pour partir, chacun des deux avait payé 7 mille dollars, ils devaient en verser autant à leur arrivée en Italie. Un chiffre énorme.

«  Le Johan, continue Shahab, a voyagé pendant un mois environ. Tout l’équipage était très dur, ils nous donnaient à manger quand ils voulaient, et pour boire, pareil. Le 24 décembre, vers dix heures du soir, ils nous ont dit : tenez vous prêts. La petite embarcation est arrivée. Nous la connaissions parce que c’était celle qui apportait les provisions au Johan. De quoi manger, et surtout pas mal d’alcool pour le capitaine et l’équipage. Il y avait souvent Tourab à bord, qui était très ami avec El Hallal, ils buvaient toujours ensemble. Mais cette nuit là Tourab n’y était pas. C’était Zervoudakis qui conduisait le F-147.Nous avions peur parce que nous savions que cette petite embarcation pouvait prendre 80 personnes : et nous avons été 317 à monter à bord. Mais pour nous une seule chose était claire : la mort était de l’un ou de l’autre côté. Et de toutes façons ils nous poussaient. Moi je me suis assis à côté du timon ». Monsieur Eftychios Zervoudakis, un grec, était l’armateur du Johan, et, de ce fait, il a été interrogé à la fois par la Grèce -le premier pays qui a ouvert une enquête- et par l’Italie. Pour le moment, il ne fait plus partie des inculpés, bien que son rôle ait été déterminant. La dernière fois qu’il a fait parler de lui c’était en 99, quand il a été arrêté en Grèce alors qu’il faisait son boulot habituel : transporter des immigrés clandestins.

Avant de partir, le F-147 heurte le Johan. C’est peut-être cet impact qui ouvre la première brèche dans la chaloupe ; le fait est que peu de temps après, des cris signalant la présence d’eau commencent à parvenir des « freezer ». Mais pour Shahab, les choses bizarres avaient commencé avant encore : « Le fait est que cette barque tournait en rond, on a dû rester une heure, une heure et demie en mer, avant le naufrage. Moi je pense que s’ils avaient voulu, on aurait atteint l’Italie ».

La choses la plus étrange arrive un peu avant l’impact : « Quand nous avons entendu qu’il y avait de l’eau dans la soute, nous l’avons dit à Zervoudakis, qui contacte le Johan par téléphone, il disait toujours « dexi, dexi », je ne sais pas ce que ça veut dire. Le Johan a commencé à s’approcher, rapidement. Mais cinq minutes avant qu’il nous fonce dessus, Zervoudakis a mis son téléphone dans sa poche et a sauté à l’eau. Nous on ne comprenait pas pourquoi ». Cinq minutes plus tard, le choc, qui déchire un flanc de la barque.

Un éperonnement en règle, pour Shahab et Muhammad, qui ne peuvent pas en avoir la certitude, mais en sont persuadés : « C’était très clair : nous nous avions compris depuis quelques temps que le voyage était bizarre. Nous n’avons jamais vu ni un arbre, ni la terre, rien, pendant quatre mois. L’équipage nous donnait très peu à manger. Ils ne nous ont jamais laissé nous raser, ou couper les cheveux. Nous étions devenus des monstres. On avait vraiment l’impression qu’ils ne savaient pas quoi faire de nous. Et puis ce Zervoudakis, comme s’il savait. Et qui se sauve ».

Se sauver n’était pas facile : El Hallal avait tout fait pour qu’il n’y ait pas de survivants. Pendant que les immigrés qui étaient sur le bateau jetaient des cordes, le capitaine - qui était armé, en plus d’être saoul- disait de laisser tomber, qu’il fallait partir. « Si on était restés dix minutes de plus, on aurait sauvé beaucoup plus que 29 personnes », dit Muhammad. Tous les deux se souviennent d’un jeune indien, qui a été rejeté à la mer sur ordre du commandant : « je m’en souviens bien, dit Shahab, c’était un garçon très jeune, bouclé, avec un bracelet au poignet. Je ne sais pas comment il s’appelait. Mais je sais qu’il était vivant, il était arrivé à attraper la corde en nageant, bien qu’il ait reçu un coup au visage et qu’il perdait du sang ».

Le Johan repart, et transporte les survivants en Grèce. Evidemment, on ne les remet pas à la police, mais on les enferme dans une remise dans la campagne, mais ils parviennent à s’échapper et à tout dénoncer. C’est grâce aux témoignages de ceux qui se sont sauvés, et à la ténacité de quelques journalistes et de militants obstinés des droits de l’homme qu’on a pu arriver au procès.

 Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio



Le massacre silencieux du Mare nostrum.


Du 13 août 1961 au 9 novembre 1989, le Mur de Berlin a coûté la vie à 230 personnes. De 1988 à 2006, 5742 personnes sont mortes dans la tentative de passer le mur qui sépare l’Europe de la partie pauvre du monde.

Le premier mur a un m majuscule, le second une minuscule. Pour le détail. La nouvelle tendance est la mort par déshydratation dans le désert du Sahara : 133 décès assertés jusqu’à présent. Une nouvelle forme de sélection frappe aussi : 77 personnes ont sauté sur des mines à la frontière entre la Turquie et la Grèce. Mais les gens cachés dans des TIR et morts par étouffement font encore la chronique : 213. A signaler comme appendice du genre, les 19 personnes mortes écrasées par les trains le long du tunnel sous la Manche. Mais, dans la tentative de passer en Europe depuis la partie pauvre du monde, la principale cause de mort reste encore la noyade : 3342 cas assertés en Méditerranée, 2080 ces quatre dernières années. Un cadavre sur trois gît encore au fond de la mer, 1117 cadavres en tout (chiffres de Fortress Europa).

C’est un massacre sans musées ni plaques commémoratives, qui n’a pas de cérémonies au souvenir ni de campagnes ministérielles, il n’a pas donné de symposiums, on ne l’étudie pas en classe, il n’a pas son Leonardo di Caprio. C’est un massacre discret, presque silencieux dans son imperturbable continuité. Comme une vague, il nous berce.

Au fil des années, et il en est passé dix depuis que le naufrage de la nuit de noël, en décembre 1996, laissa au fond de la mer 283 jeunes corps d’indiens, de pakistanais et de cingalais, il a acquis la forme neutre du naturel. Accidents de voitures, de trains ou d’avions, le prix à payer à la mobilité moderne. (Bien sûr le problème aurait pu être résolu si les 5742 personnes avaient pu payer un billet d’avion régulier et infiniment moins cher pour passer le mur, s’ils avaient pu prendre un bateau de ligne, ou monter sur un train pour s’installer dans une couchette, mais à l’époque du low cost le sujet n’est pas du tout à l’ordre du jour et l’affaire en question n’est pas confiée à des ministres des transports mais à ceux de l’intérieur et de la défense).

Le naufrage de la nuit de noël est le Titanic de ces voyageurs étranges. « Le plus grand naufrage de l’histoire de la Méditerranée en temps de paix » déclara dans une interview à il manifesto le commandant de la Capitainerie du port, quelques jours après la tragédie. Il dit vraiment comme ça, « en temps de paix », et peut-être ne pensait-il pas qu’aux statistiques. Il voulait dire que ces chiffres - 283 morts noyés - étaient des chiffres de guerre.

Le commandant savait avec certitude qu’on n’était pas en guerre et il ne croyait pas qu’une tragédie d’une telle proportion ait pu vraiment arriver. Et comme lui, tous les médias (à l’exception de ce journal, tous les autres, ces jours là , étaient occupés à raconter avec force détails le naufrage de deux navigateurs plaisanciers italiens en Australie). Et comme tous les médias, les représentants du gouvernement de gauche de l’époque (plusieurs sont à nouveau au gouvernement aujourd’hui : Romano Prodi, Livia Turco...) n’y croient pas non plus. Tous de mauvaise foi ? Pas de preuve pour l’affirmer avec une certitude absolue mais c’est possible. Du reste eux non plus n’en n’avaient pas, de preuves : ils ne leur semblèrent pas suffisants ces témoignages recueillis par il manifesto auprès des survivants, des parents des victimes, des organisateurs mêmes du voyage. De ces 283 corps, pas un seul n’était revenu à la surface et cela fut suffisant pour classer une affaire qui aurait pu déranger le cours naturel des événements : débats au parlement, titres des journaux, congrès sur la multiculturalité. (Ensuite, comme le racontera cinq ans plus tard à La Repubblica un marin de Portopalo, on vint à savoir que les cadavres revenaient - et comment !- à la surface, pris dans les filets comme des poissons, pour être ensuite rejetés à la mer : le voilà dévoilé, le mystère du bateau fantôme).

Aujourd’hui ces 283 cadavres, ou ce qu’il en reste, sont encore là , au fond de la mer, entre Malte et la Sicile. Somme toute, en discrète compagnie.


 Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

 Source : il manifesto www.ilmanifesto.it



« Emigration illégale » : une notion à bannir, par Claire Rodier.


Musée du Quai Branly : « Ainsi nos oeuvres d’ art ont droit de cité là où nous sommes, dans l’ ensemble, interdits de séjour », par Aminata Traoré.

OMC : dette et migrations, par Claude Quémar.




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