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Comment le Front al-Nosra est-il en train de s’implanter profondément en Syrie et quelles conséquences sur le processus diplomatique en cours ?

Le Front al-Nosra en Syrie : implantation et conséquences (Terrorism-info.org)

C’est un long rapport (167 pages) très complet sur le front Al-Nosra et ses activités en Syrie que vient de produire le Centre Meir Amit d’Information sur les Renseignements et le Terrorisme [1]. En voici une synthèse (issue de la section vue d’ensemble de l’article) analysée et actualisée des derniers évènements diplomatiques.

Présentation du Rapport

  • Il faut lire ce rapport comme le travail d’un groupe de renseignement expérimenté qui travaille d’assez longue date sur des thématiques liées au terrorisme dans une perspective visant à informer les responsables israéliens des menaces qui peuvent atteindre à terme Israël.
  • Pour l’avoir parcouru de manière exhaustive, je n’ai pas de réels soucis d’objectivité avec ce rapport, c’est une étude fouillée qui permet de mesurer à quel point la question syrienne est cruciale pour le Moyen-Orient et par quels biais le terrorisme peut s’implanter dans région. Le rapport est particulièrement aéré à lire, les points clés sont mis en valeur.
  • Le rapport est disponible ici. Son titre (qui n’en est pas vraiment un) est le suivant : "The Al-Nusra Front (Jabhat al-Nusra) is an Al-Qaeda Salafist-jihadi network, prominent in the rebel organizations in Syria. It seeks to overthrow the Assad regime and establish an Islamic Caliphate in Greater Syria, a center for regional and international terrorism and subversion" (le programme est clair)
  • Le rapport est structuré de la manière suivante : Une vue d’ensemble suivie de 6 sections :
  1. La création du Front al-Nosra et sa coopération avec d’autres organisations rebelles.
  2. L’idéologie du Front al-Nosra.
  3. Sa structure, son leadership et son fonctionnement.
  4. La composition humaine du front.
  5. La description des activités militaires du front
  6. Comment le vide du pouvoir est comblé par le front al-Nosra et d’autres organisations dans certaines zones de Syrie ?

Résumé du panorama introductif

  1. Deux branches d’Al-Qaïda se sont établies en Syrie pour faire chuter le gouvernement de Bachar al-Assad. Le Front al-Nosra et l’État Islamique de l’Irak et du Levant qui comptent entre 6000 et 7000 combattants (le nombre allant en s’accroissant).
  2. L’étude se focalise sur le Front al-Nosra. Si le leader d’Al-Qaïda en Irak avait prévu de fusionner les 2 organisations en 2012, celle ci a été refusée par le leader l’Al-Qaïda (Ayman al-Zawahiri) qui affirme que le Front est la branche officielle d’Al Qaïda en Syrie. Cela a pu conduire à des tensions entre les 2 branches.
  3. Le but de l’organisation est, conformément à l’idéologie salafiste-djihadiste d’Al-Qaïda de créer un Califat Islamique dans le Levant qui inclurait la Syrie, le Liban, la Jordanie, Israël et les Territoires palestiniens. Le Front est hostile à une intervention occidentale, rejetant ses objectifs et ses valeurs. Ils sont hostiles aux minorités syriennes (chrétiennes, alaouites et chiites). Le Jihad comme devoir personnel de chaque musulman pour la réalisation de leurs objectifs ambitieux est leur ligne conformément aux enseignement d’Abdullah Azzam, le mentor de Ben Laden).
  4. La réalisation de ces objectifs de long terme passe par l’établissement de fondations solides pour le Jihad en Syrie et participer à la rébellion en captant les groupes rebelles avec des affiliations islamiques notamment. Ensuite cela passera par la prise de contrôle ou une influence majeure sur le nouveau régime syrien. Puis ensuite à partir de là d’établir ce Califat Islamique dans le Levant qui servira d’avant-centre pour Al-Qaïda au cœur du Moyen-Orient.
  5. Le Front al-Nosra est l’organisation salafiste-djihadiste la plus influente qui combat en Syrie et son leader est appelé Amir (leader), il a, à la fois, une influence politique et religieuse sur les leaders locaux dans le cadre des gouvernorats syriens. Le corps organisé le plus élevé du Front est le Majlis Shura al-Mujahedeen (the Consulting Council of the Jihad Fighters). Ce groupe est chargé (en l’absence d’ordre supérieur) de piloter les opérations des compagnies et bataillons. Ceux-ci sont accompagné par des réseaux religieux, d’information et de gouvernance destiné à renforcer l’influence du Front dans la population, de gagner leur confiance et exploiter le vide laisser par l’effondrement de l’administration syrienne.
  6. Le leader actuel du Front (réserve sur sa véritable identité) serait Abu Muhammad al-Julani, probablement un syrien qui aurait gagné son expérience en Irak dans le sillage d’Abu Musab al-Zarqawi. Le rapport pointe qu de nombreux anciens membres d’Al-Qaïda en Irak constituent le corps dirigeant du Front. Les "troupes" sont constituées de syriens et de milliers de djihadistes du monde arabo-musulman et de centaines d’occidentaux.
  7. Le front a revendiqué plus d’une centaine d’attaques et d’attentats dans les faubourgs de Damas, le nord et l’est de la Syrie dans les zones dites "libérées" mais également le sud. Dans le nord et l’est le Front gagnerait énormément de pouvoir et d’influence sur la population locale (en collaboration avec d’autres groupes). Sans être encore très présent sur le plateau du Golan, il a récemment mené un attentat contre un commandement militaire du gouvernorat de Quneitra.
  8. Dans les zones où il est fortement présent, le Front agit selon une campagne de guérilla terroriste visant à créer le chaos chez les autorités pour briser le gouvernement et l’administration locale qui l’empêche d’étendre son emprise de manière efficace sur le territoire. De nombreuses tactiques (éprouvées en Irak) sont utilisées (attentats-suicides, voitures piégées, destructions de routes, des communications, engins explosifs improvisés etc...)
  9. Ce sont les attaques suicides qui sont la signature la plus nette du Front (notamment à Damas et Alep). Quand ce sont des succès, c’est un avantage stratégique pour le Front mais c’est également cela qui a suscité une très mauvaise image d’eux pour les occidentaux et les pays arabo-musulmans qui auraient réduit leur soutien politique et militaire à la rébellion.
  10. Le Front et d’autres organisations salafistes-djihadistes collaborent avec d’autres groupes islamiques rebelles qui ne partagent pas nécessairement l’idéologie d’Al-Qaïda, mais également une collaboration ad-hoc avec l’Armée Syrienne Libre (théoriquement nationaliste et laïque mais dont la plupart des combattants ont une affiliation islamique). Alors que les tensions entre toutes les parties qui souhaitent la chute du régime syrien sont contenues par la poursuite d’un objectif commun, le rapport pointe que "une lutte violente est susceptible d’exploser pour déterminer la nature et l’image du futur régime syrien dans lequel le Front entend jouer un rôle majeur."
  11. Dans les zones "connues comme "zones libérées"", l’influence du Front est très forte dans la mesure où il est l’organisation la plus structurée pour fournir assistance, support et nourriture à la population et à établir des règles alternatives là où le régime syrien n’est plus souverain. Il a établit des organisations dans plusieurs zones qui fournissent la nourriture et les vêtements et qui gère l’éducation, la police et la justice. Le rapport pointe que, selon les observateurs occidentaux qui s’y sont rendus, la population est satisfaite de retrouver une situation stable après l’effondrement de l’administration classique dans ces zones, même si certaines plaintes se font entendre concernant les codes comportementaux à adopter (habillement des femmes...) et certains actes de cruauté envers des minorités.
  12. Dans le nord de la Syrie, le Front et ses alliés ont pris le contrôle de ressources vitales du gouvernement (champs de gaz, pipelines, centrale nucléaire, silos à grains...). Le gaz et le pétrole sont parfois fourni au régime (en accord avec les groupes rebelles) contre paiement ce qui permet de payer les hommes (complétant d’autres sources de financement).
  13. Le rapport en arrive aux risques pour Israël, l’Occident et les pays arabo-musulmans pro-occidentaux. "La guerre civile a transformé la Syrie en aimant pour les membres d’Al-Qaïda et les acteurs du Jihad et ils continuent d’arriver en grand nombre". Les combattants changent parfois d’organisation et à ce stade il est très difficile pour le rapport de prévoir l’issue de la guerre civile.
  14. Dans tous les cas, à l’été 2013, le Front est l’une des principales organisations parmi les rebelles en raison de ses capacités opérationnelles et de son influence dans la population. Son objectif majeur est de combattre le régime pour le renverser, pas encore d’imposer sa loi ou d’établir un calendrier pour un Jihad régional. Pragmatiquement, il se concentre sur la réalisation de ses objectifs militaires en association avec les autres factions rebelles et sur un soutien à la population limitant les tensions résultant de l’imposition de règles trop strictes.
  15. Dans son évaluation le rapport voit le front tenter de prendre le contrôle de la rébellion et de réaliser (si le renversement du régime aboutit) son projet de Califat Islamique dans le Levant. Bien qu’il y ait de nombreuses difficultés à cela (structure de la société syriennes, divisions ethniques, tradition laïque, tensions dans les groupes islamiques...). Dans ce cas, bien qu’une prise de contrôle totale par le Front soit une possibilité très faible, la possibilité qu’il joue un rôle déterminant et essentiel dans la rébellion est beaucoup plus forte. "Une telle force doit être reconnue et serait difficile à supprimer".
  16. Aujourd’hui, le Front est important parmi les organisations rebelles ce qui en fera un acteur-clé dans l’avenir syrien pour imposer ses caractères religieux fondamentalistes, ce qui rendra la tâche délicate à tout gouvernement. "Dans le scénario de long-terme le plus probable, une instable gouvernance depuis le centre administratif à Damas, le Front Al-Nosra pourrait apparaître comme très puissant et influer sur les évènements en Syrie. Il va essayer d’exploiter son statut pour promouvoir son objectif final (et celui d’Al-Qaïda) de transformer la Syrie en base avancée d’Al-Qaïda dans le cœur du Moyen-Orient, à proximité avec Israël, l’Europe et les États arabo-musulmans pro-occidentaux."
  17. Le rapport poursuit en évoquant le potentiel du Front comme menace régionale et internationale notamment en :
  • Transformant la Syrie en centre pour le "Jihad global" et le terrorisme anti-israélien (idéologiquement et pratiquement via le Golan).
  • Prenant le contrôle d’armes sophistiquées appartenant au régime syrien et incluant les armes chimiques, ou s’emparant d’armes fournies aux rebelles syriens "modérés" et pourrait s’en servir sans considérations des contraintes pesant sur d’autres groupes terroristes.
  • Exportant le terrorisme vers l’Occident à travers le retour des djihadistes étrangers chez eux.
  • Émergeant comme un centre régional du terrorisme dangereux pour les pays qui, bien que soutenant la rébellion anti-Assad, pourrait se retrouver à affronter des terroristes basée en Syrie à sa chute.

Le rapport conclut ce panorama sur l’interview du directeur-adjoint (ancien désormais) Michael Morell qui, dans le Wall Street Journal" évoquait la crise en Syrie comme la menace prioritaire pesant sur les USA. Il mettait en garde sur le fait que la chute du régime pourrait transformer la Syrie en refuge d’Al-Qaïda en remplacement du Pakistan.

Actualisation du rapport

Terminé probablement mi-août, le rapport ne peut être au fait des derniers développements diplomatiques liés à l’attaque chimique du 21 août, mais on peut tâcher d’en faire une analyse succincte avant de conclure :

  • L’incident chimique qui s’est déroulé n’a pas eu de conséquences majeures sur les rapports de force à l’intérieur même de la Syrie.
  • On assiste à un renforcement des groupes rebelles les plus "durs" comme le laisse percevoir les tendances du rapport. De plus ils ont trouvé une nouvelle raison de se souder et de renforcer leur influence dans une population fière à travers l’opposition aux commandements "rebelles" de la Coalition Nationale Syrienne soutenus par l’Occident et "opérant depuis la Turquie".
  • Au vu des évolutions diplomatiques récentes (résolution du CS de l’ONU pour le démantèlement des armes chimiques, tenue d’une conférence internationale pour mi-novembre, déceptions des rebelles et réhabilitation temporaire du régime...), on peut même considérer que le récent "détachement" des groupes rebelles les plus extrêmes peut être considéré comme le début d’une lutte violente pour le contrôle des "zones libérées" (on peut lire ainsi la manière dont la Russie, notamment, prend bien garde d’évoquer un départ d’Assad (tout en évoquant la possibilité) et de préserver l’intégrité territoriale de la Syrie).
  • Peu importe les décisions prises par la conférence sur la Syrie (tenue d’élections, place plus importante faite à l’opposition politique etc...), sur le terrain de nombreuses zones échappent totalement à l’administration de Damas et pourraient (avec un contrôle politique suffisamment structuré et avec le soutien de la population) dans un processus de sécession qui rendrait à nouveau brûlant la question d’une base avancée d’Al-Qaïda dans la région.

Conclusion

Alors que la presse classique continue de compter les morts de l’attaque chimique et de s’offusquer du retour de Bachar al-Assad sur le devant de la scène, l’analyse la plus élémentaire montre clairement que les enjeux cruciaux ne sont pas là. Cela conforte clairement ce que Stratfor (la société de renseignement) affirme sur son site concernant l’absence d’analyse dans les médias traditionnels qui se bornent à relater des données.

Le tableau d’une Syrie divisée en plusieurs zones (région centrale sous contrôle gouvernemental malgré le chaos dans la région de Damas, "zones libérées" plus ou moins aux mains des groupes djihadistes en charge des besoins de la population qui avancent leurs pions idéologiques et renforcent leur emprise administrative pour combler la vacance provoquée du pouvoir souverain, tensions dans le sud du pays, alliances qui se font et se défont, tensions entre les groupes etc...) est particulièrement inquiétant et rend très hypothétique tout règlement politiquement négocié qui préserverait plus que théoriquement l’intégrité territoriale de la Syrie.

La rébellion syrienne originelle doit se sentir particulièrement trahie par les occidentaux, mais elle s’est laissée débordée (à mon sens) par l’expérience des groupes djihadistes rompus à la guérilla et au terrorisme depuis de nombreuses années dans les bourbiers américains. Cette situation de fait a rendu impossible une intervention des soutiens à la rébellion (situation trop complexe) et a freiné (à défaut d’arrêter) l’arrivée d’armes (même s’il y a des divergences d’attitudes selon les états qui commencent à fissurer l’entente des états soutenant la rébellion (que les derniers développements iraniens ne vont pas manquer d’envenimer).

Désormais l’opposition politique est presque en exil, commandant des restes d’armée qui combattent les forces régulières du régime avec le soutien ad-hoc des salafistes-djihadistes, mais qui voient les territoires "libérés" tomber sous l’influence des djihadistes qui disposent d’une meilleure organisation, de plus de moyens et d’une idéologie, qui habilement employée, permet de rallier la population.

Les échecs de la rébellion originelle, la passivité des soutiens de celle-ci face au noyautage de l’opposition combattante par les djihadistes, la résistance du régime avec le soutien de ses alliés politiques, l’absence de consensus sur une éventuelle intervention visant à affaiblir le régime en raison des risques que cela ferait courir ont mené à la situation présente. Ce n’est pas celle qui est décrite dans les médias (les grandes lignes émergent tout juste), mais les responsables politiques en sont conscients et quand ils abordent l’avenir de la Syrie, c’est suite aux arbitrages rendus en connaissance de cause (arbitrages qui sont très complexes à prendre).

Malheureusement, la cohérence avec le discours officiel et les exigences de la situation réelle vont jouer de concert dans les futures négociations diplomatiques à venir, ce qui brouille encore plus la lecture de la situation et la prise de décision des grandes puissances. Plus que jamais la région est plongée dans un chaos qui, loin d’être contrôlé ou contrôlable, est clairement à mettre en lien avec les échecs américains depuis, au minimum, 12 ans dans la région.

La fin du bloc monolithique qu’était Al-Qaïda à ses débuts a conduit à la fragmentation des nouvelles structures et l’expérience acquise en Afghanistan et en Irak a triomphé pour le moment des vieilles ficelles de déstabilisation de la région et se moque des discours belliqueux et grandiloquents visant au renversement du régime. On peut même penser que beaucoup de salafistes-djihadistes applaudissent au discours de Kerry et Fabius.

Rédigé par Kiergaard le 30 Septembre 2013

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