[ « Solliciter la reconnaissance de la guérilla colombienne comme force belligérante » ]
Rebellion, 26 janvier 2005
Le dilemme éthique du FSM
Le cinquième Forum Social Mondial de Porto Alegre se trouve, selon les mots d’Hugo Chávez, face au choix dramatique « L’Union ou la mort ». Avec ces mots le président se réfère à l’avancée de l’intégration bolivarienne, conduite par lui-même, et à l’avancée de la menace destructrice, conduite par le duo Uribe-Bush.
L’analogie avec le Congrès anti-fasciste de Valence, en Espagne, évoquée sans résultat durant la Rencontre Mondiale des Intellectuels à Caracas, se présente aujourd’hui dans toute sa dimension réelle pour le Forum Social de Porto Alegre parce que la menace d’agression néofasciste de Bush-Uribe est réelle et nous ne sommes peut-être pas très loin de son commencement.
Cette situation représente un double défi éthique pour le Forum et son Comité International Organisateur (CIO). D’une part le danger belliciste représenté par Bush-Uribe requiert une prise de position claire du Forum et du CIO, et d’autre part la visite d’Hugo Chávez au Forum et son discours public exigent une réponse solidaire concrète.
Dans la vie politique la possibilité d’être neutre est éthiquement impossible, parce que toute praxis humaine se réalise inévitablement sou une éthique matérielle et formelle. Les exigences éthiques vis-à -vis de la praxis varient selon les situations concrètes. Tant que le Forum était, comme l’a défini avec raison Ignacio Ramonet, une espèce d’ « Ecole d’Eté », il n’était pas très important qu’il adopte la position bucolique de l’académie grecque dont le flux de belles idées et d’esthétique se produisait sur la mer des larmes de l’esclavage.
Mais si l’alternative en Amérique latine aujourd’hui c’est « L’Union ou la mort », la sympathique idée d’une variante de gauche de l’Ecole de « Summer Hill » a perdu sa raison d’être. La menace guerrière d’Uribe-Bush convertit le silence, irrémédiablement, soit en élucubration abstraite du Cinquième Forum loin de l’alternative de « Vie ou mort », soit en complicité de fait avec l’ennemi public numéro un des peuples et des Etats latino-américains.
Le plan de guerre d’Uribe a transformé le caractère semi-privé du Forum en un événement nettement public, évolution à laquelle il ne pourra pas échapper, qu’il le veuille ou non. Il n’y a pas de position de neutralité possible en Amérique latine face au choix actuel, ni pour les partis politiques, ni pour les gouvernements, ni, encore moins, pour les organisations de la société civile qui ont vocation à la transformation et à la lutte pour « un monde meilleur ».
La pluralité comme excuse pour ne rien faire
L’argument brandi historiquement par les organisateurs pour ne pas se prononcer sur des thèmes concrets a pris des formes diverses, comme « le Forum ne donne pas de recette pour parvenir au socialisme », « ce n’est pas un Forum de partis », il s’agit d’une sorte d’« Ecole d’Eté » ou « il s’agit d’une espace ouvert, divers et horizontal, fait pour réfléchir sur la globalisation et rechercher des alternatives. Ce n’est pas la rencontre d’un parti politique ou d’une organisation syndicale, où peuvent être émises des déclarations finales ».
L’argument selon lequel la pédagogie anti-autoritaire et la nature plurielle du Forum interdisent d’exercer la solidarité concrète avec l’Irak latino-américain est, bien entendu, fallacieux. Comme l’a montré l’Institut Brésilien d’Analyse Sociale et Economique (IBASE), cité par Diego Cevallos dans rebelion.org, la pluralité du FSM est plus théorique que réelle. Concernant la pluralité géographique, l’Institut a montré que 86% des participants viennent du Brésil.
Concernant la pluralité socio-éducative, plus de 73% des participants au Forum de 2003 étaient des universitaires ou étaient sur le point de devenir universitaires. Le Forum n’est donc pas, en termes sociaux, un forum de mouvements sociaux ou populaires, mais, avant tout, un forum de classe moyenne et de petite bourgeoisie. Il ne s’agit certainement pas d’un forum contrôlé par les mouvements populaires.
Quelque chose d’équivalent se produit à propos de son économie politique. Les sources de financement proviennent principalement des structures directes et indirectes de cinq Etats nationaux -aidés par l’Etat Global, les Eglises occidentales et certains capitaux privés- qui financent non seulement le FSM, mais également tous les grandes rencontres régionales et globales s’y référant. Et la quantité d’argent nécessaire pour ce genre d’événements est énorme. Par exemple, le Forum Social Européen de Paris à coûté aux alentours de 5 millions d’euros.
L’excuse de la pluralité ne pourrait concerner que la pluralité idéologique des participants. Mais, là encore, l’argument n’est pas soutenable. Le Forum constitue en termes sociologiques un « groupe de référence » ou, en termes de statistiques, une « population » ou un « univers », c’est-à -dire un ensemble de personnes qui ont une caractéristique ou une propriété en commun. Ce que la population du Forum a en commun ce sont les drapeaux de la lutte contre le néolibéralisme, contre le militarisme, contre le racisme, etc., et la double conviction qu’un autre monde est possible et que les alternatives pour y parvenir doivent être recherchées.
L’audience du FSM n’est donc pas qualitativement différente de celle qui se réunit dans les forums contre l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques, ZLEA) ou contre le Fonds Monétaire International ; et étant donné que tout vote sur une proposition serait volontaire, il n’y aurait aucun inconvénient pour la « pluralité » du Forum à prendre parti face à la tuerie qu’Uribe-Bush sont en train de commettre quotidiennement en Colombie, avec la circonstance aggravante qu’ils veulent étendre leurs méthodes terroristes à toute l’Amérique latine, en particulier vers l’Equateur et le Venezuela. Si le nombre des participants était l’argument pour refuser une prise de position, il y aurait un recours simple : que le Comité International Organisateur se prononce.
Comment devons-nous voir le Forum ?
La triple influence sur le Forum par l’hégémonie de la pensée libérale-social-démocrate, par le credo religieux-pacifiste et par l’économie politique de son existence matérielle, conforme un statu quo dont l’édification et l’immobilité peuvent difficilement être fragilisées par la critique émise de façon publique, et dont les efforts en ce sens ont été globalement inutiles.
C’est pour cela qu’il est particulièrement intéressant d’observer la participation du Président Hugo Chávez, qui est actuellement la force la plus importante pour changer la réalité latino-américaine, pour vaincre la barbarie du capital et de la Doctrine Monroe. Il y a deux options : a) que les mandarins, flexibles comme le bambou au moment de la mousson, s’accommodent de cette force naturelle appelée Chávez, en sachant que cela passera relativement vite, pour ensuite retourner à la normalité, ou, b) que les changements de la situation latino-américaine et mondiale soient tellement importants que l’Ecole d’Eté doive se transformer en Ecole de la Vie, sous peine de perdre toute légitimité.
Ce qui est dit antérieurement peut être compris comme une prémisse dont on peut tirer les conclusions appropriées. Mais tout le monde sait que l’on peut tirer de prémisses correctes des conclusions erronées. Cela, à mon avis, c’est le cas d’un groupe de personnes de Rosario, en Argentine, qui font une critique sévère, correcte sur bien des points, au FSM, en convoquant une Rencontre Anti-impérialiste comme alternative révolutionnaire au Forum Social Mondial. « La Rencontre tentera de se constituer en alternative pour que les secteurs de l’avant-garde aient un espace où pouvoir discuter et organiser pour proposer des issues concrètes de lutte, contre les ennemis des peuples que sont les multinationales, les banques, c’est-à -dire l’impérialisme et les politiciens qui le servent, comme ceux de l’« axe latino-américain » composé de Lula, Krichner, Chávez et maintenant Tabaré Vázquez ». Organiser des Rencontres d’avant-garde c’est nécessaire, mais aucun des grands Forums ou Congrès latino-américain ou mondiaux ne le sont. C’est l’éternel dilemme du politique et de l’intellectuel, de devoir opter entre « unité et clarté » -problème magistralement analysé par Lénine- les organisateurs de ces forums ont donné priorité à l’« unité » et ont négligé, voire empêché, les tentatives pour créer des espaces pour l’avant-garde.
C’est ce qui explique pourquoi c’est seulement maintenant que les intellectuels qui ont l’habitude de se réunir dans ces forums et congrès commencent à peine à parler de l’unité latino-américaine, alors que depuis cinq ans il était évident que c’était la seule voie anti-impérialiste de développement possible en Amérique latine. Cinq ans de perdus dans des répétitions stériles de type keynésien et en arguments anti-ALCA de dizaines de milliers d’intellectuels, au lieu de concentrer ces ressources théoriques à la construction de l’ALBA [Alternative Bolivarienne pour les Amériques] et du Bloc Régional de Pouvoir Latino-américain (BRPL) et de son horizon stratégique populaire, la civilisation anti-capitaliste ou le socialisme du 21 ème siècle.
Il y a donc sans aucun doute une part de responsabilité historique chez cette intelligentsia libérale, social-démocrate et religieuse philanthropique qui contrôle l’organisation de ces événements, ajoutée à la responsabilité des donateurs, dans le retard de la lutte de classe et de l’anti-impérialisme en Amérique latine. Cependant, c’est une erreur gravissime et un sectarisme suicidaire de déclarer la guerre à « Lula, Kirchner, Chávez et maintenant Tabaré Vázquez ».
L’étape actuelle de développement démocratique unificateur latino-américain a toutes les caractéristiques d’une potentielle phase de transition vers le post-capitalisme. Cependant, ne pas comprendre ce potentiel et affronter ses protagonistes ainsi que le fait la proposition de Rosario, signifie s’allier de nouveau avec les canailles de l’impérialisme, comme l’ambassadeur Spruille Braden contre le supposé « nazifascisme » de Perón, ou bien cela signifie pendre une nouvelle fois, en alliance avec la « rosca » (l’oligarchie) bolivienne et l’ambassade yankee, le général Villaroel aux lampadaires de la Place Murillo à La Paz. Cela signifie, en un mot, faire le sale boulot de George Bush et d’à lvaro Uribe Vélez.
Pourquoi le FSM n’est-il pas radical ?
Le FSM est structurellement incapable de donner une réponse radicale aux problèmes de l’humanité -radical au plein sens du terme, ce qui signifie aller à la racine des problèmes- parce que cette radicalité provient de la situation existentielle des victimes du système. Et les victimes du système ne se trouvent pas au FSM, mais s’y trouve une strate sociale privilégiée qui n’a rien à gagner à s’affronter au système en dehors du modus operandi de l’Ecole d’Eté, que les mandarins veulent conserver.
Walter Benjamin a exprimé dans la 12 ème Thèse de Philosophie de l’histoire pourquoi le FSM dans sa forme actuelle ne peut pas être radical. En remplaçant l’affrontement révolutionnaire avec le système par la confiance en sa transformation pacifique au moyen du système électoral, social et syndical, « la social-démocratie (allemande) se plaisait à assigner à la classe ouvrière le rôle de rédemptrice des générations futures. Et elle se privait ainsi de sa force principale. En cette école de pensée, la classe a aussi désappris la haine et l’esprit de sacrifice. En effet les deux se nourrissent des ancêtres opprimés et non de l’idéal des descendants libres ».
Les Thèses de Philosophie de l’Histoire, sur bien des points héritières légitimes des Thèses sur Feuerbach, ne seraient peut-être pas bien reçues dans le Forum, parce qu’il y aurait forcément un mandarin pour découvrir qu’elles préconisent la haine et le sacrifice et que donc, en raison de la pluralité, on ne peut en être solidaire : ainsi qu’on ne peut pas être solidaire avec le peuple combattant de Colombie.
Le Forum Social Mondial a assumé au sens de Walter Benjamin « le rôle de rédempteur des générations futures » et l’idéal « des descendants libres » loin du rôle de Spartacus des esclaves industriels modernes et loin du magnifique et courageux document signé par 9000 citoyens américains qui ont dit à Bush « Not in Our Name ».
Dans un excellent article sur rebelion.org, le 17 janvier 2005, Arturo Cruz a affirmé qu’« il ne suffit que le Forum de Porto Alegre condamne plus ou moins durement l’enlèvement de Ricardo Granda ou l’extradition [vers les Etats-Unis] de Simón Trinidad, mais il faut dépasser la rhétorique et faire un pas en avant : solliciter la reconnaissance de la guérilla colombienne comme force belligérante ».
C’est là , de toute évidence, la demande centrale pour la solidarité internationale, contre le projet de Bush-Uribe en Amérique latine, contre le Plan Colombie. Dans le même temps c’est un élément stratégique dans le travail théorique, actuellement le plus urgent, qui consiste à organiser une contre-offensive mondiale sur le terrain des idées, pour détruire l’idéologie orwellienne de la « guerre contre le terrorisme ».
Cependant, c’est clair, cette demande ne sera jamais acceptée par le Comité Organisateur parce qu’elle est trop « radicale ». Pour autant, une prise de position publique, qui dénoncerait Uribe et son projet qui menace le système de l’Etat de droit latino-américain et l’intégration, comme le plus grand danger pour la paix de la Grande Patrie [latino-américaine], serait d’un très grand apport. Cela ferait pression sur les gouvernements de Lula, Kirchner et Tabaré pour qu’ils s’opposent au projet néo-colonial-terroriste de Bush-Uribe et ce serait un soutien concret aux peuples latino-américains, particulièrement au peuple colombien et au peuple vénézuélien.
Nous verrons si le Comité International Organisateur résiste au double impact des événements du nord des Andes sans changer. Quoi qu’il décide, il doit être conscient que son silence face à l’alternative « L’Union ou la mort » signifierait sa liquidation éthique.
Parce que comme disait Bertold Brecht, il y a des moments où c’est un crime de se taire ou de « parler des papillons ».
Heinz Dieterich
– Source : www.rebelion.org/noticia.php ?id=10582
– Traduction : C Numancia
– Du même auteur :
-à lvaro Uribe Vélez : un danger public pour l’Amérique latine.
-La CIA au Vénézuéla.
– Voir le dossier Colombie