Le Monde, 15 novembre 2006.
La nouvelle est quasiment passée inaperçue. Un arrêté du 30 juillet, publié au Journal officiel le 18 août, crée un "traitement de données à caractère personnel", justifié par la nécessité de "faciliter l’éloignement des étrangers se maintenant sans droit sur le territoire".
Ce fichier, justement nommé ELOI, ne concerne pas seulement les étrangers en situation irrégulière, mais aussi les personnes qui les hébergent lorsqu’ils se voient assignés à résidence, et celles qui leur rendent visite quand ils sont placés en rétention administrative. Sans doute l’information s’est-elle perdue dans la torpeur de l’été ; on peut pourtant penser que, il y a quelques années encore, elle aurait provoqué une vague d’indignation. Reste à voir si nos gouvernants auront eu raison de parier sur l’indifférence des uns et la lassitude des autres, face à l’extension continue du contrôle et de la répression.
La Cimade, le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés), l’IRIS (Imaginons un réseau Internet solidaire) et la Ligue des droits de l’homme déposent un recours devant le Conseil d’Etat. C’est qu’il s’agit de droits fondamentaux, qui touchent les Français non moins que les étrangers.
Certes, les sans-papiers sont, depuis longtemps déjà , "surfichés". Mais ce fichier nouveau doit être compris en regard de la circulaire de juin 2006 concernant les parents étrangers d’enfants scolarisés en France. A cette occasion, beaucoup de clandestins sont sortis de l’ombre, s’exposant au contrôle policier dans l’espoir d’une régularisation administrative qui devait leur être refusée dans la grande majorité des cas. Aussi n’est-ce pas un hasard si doivent figurer dans le nouveau fichier, troublante innovation, avec les noms des étrangers en situation irrégulière, ceux de leurs enfants.
Mais il y a plus. A quoi sert le fichage des hébergeants et des visiteurs ? En quoi peut-il concourir à la finalité revendiquée - "la lutte contre l’immigration clandestine" ? C’est la seconde innovation, non moins inquiétante que la première. En fait, il faut bien la comprendre comme le prolongement d’autres mesures. Depuis 2003, les personnes qui, en France, hébergent des visiteurs étrangers sont déjà fichées, et au niveau de l’Union européenne le système d’information sur les visas de court séjour (VIS) étend la mesure à l’espace Schengen.
Avec ELOI, désormais, le fichage et le contrôle concernent tous ceux qui sont en contact avec les étrangers - qu’ils soient en situation régulière ou irrégulière. La suspicion se généralise, elle touche tous ceux qui pourraient manifester une solidarité politique ou personnelle aux étrangers, leurs alliés et leurs proches. Leurs amis sont-ils en train de devenir nos ennemis ? Le soupçon sur les relations amicales s’étend d’ailleurs aux relations conjugales, avec ce que nous avons qualifié de "chauvinisme matrimonial" (Le Monde, 16 mai). C’est le sens du projet de loi, voté au printemps par l’Assemblée nationale, sur le contrôle de la validité des mariages, qui concerne à la fois les unions célébrées à l’étranger et celles avec un étranger. Le tout récent rapport de la commission des lois du Sénat prend ainsi pour point de départ "l’augmentation concomitante du nombre de mariages de Français avec des étrangers", en particulier venus de "pays à très forte pression migratoire", et "les signalements aux procureurs de la République pour suspicion de mariages simulés".
Il est bien sûr précisé : "Certes, il serait caricatural d’assimiler mariages binationaux et mariages simulés." Mais c’est pour ajouter aussitôt : "Néanmoins, la coïncidence de ce phénomène avec le renforcement des contrôles de l’immigration et l’intérêt comparatif accru du mariage binational n’apparaît pas totalement fortuite." Le rapport suggère donc que la politique de restriction de l’immigration entraînerait l’accroissement de la fraude matrimoniale... ou en tout cas de la suspicion.
C’est l’extension sans fin d’une logique du soupçon, qui par cercles concentriques passe des clandestins aux immigrés, et des étrangers à leurs amis, à leurs familles, à leurs alliés. Ces glissements progressifs de la xénophobie ont une finalité politique simple : par l’intimidation, il s’agit de décourager la solidarité qui s’est exprimée dans le pays depuis plus d’un an. Qui sait l’usage qu’on fera, un jour ou l’autre, de ces fichiers ? Accueillir aujourd’hui un étranger n’entraînera-t-il pas une responsabilité, si celui-ci devait se retrouver demain en situation illégale ? Bref, la condition d’étranger n’est-elle pas en train de devenir contagieuse ?
Toutefois, la politique actuelle est travaillée par une contradiction. D’un côté, on cherche à isoler les sans-papiers, en traçant autour d’eux une frontière de la peur. Mais d’un autre côté, de même qu’on confond volontiers les immigrés légaux ou clandestins dans un semblable soupçon, de même la suspicion s’étend des étrangers aux citoyens d’origine étrangère. C’est ainsi que le préfet de la Seine-Saint-Denis, dans une note au ministre de l’intérieur récemment publiée, décrivait "un territoire où deux tiers de la population est étrangère, ou d’origine étrangère, et où les référents culturels sont loin de ceux de notre vieux pays". Avec la racialisation de notre société, on ne fait plus guère la différence entre ceux qui sont étrangers et ceux qui "en ont l’air".
Or que s’est-il passé ce printemps aux Etats-Unis ? La politique de répression contre l’immigration clandestine a mobilisé des millions d’Hispaniques - citoyens, immigrés légaux et clandestins confondus. Outre-Atlantique, les sans-papiers sont certes beaucoup plus nombreux qu’en France : on parle de 12 millions de clandestins, contre quelques centaines de milliers chez nous. Mais ce sont aussi et surtout leurs proches qu’on a vus descendre dans les rues, pour faire pression sur le Congrès et la Maison Blanche par leurs manifestations pacifiques, en mêlant les drapeaux américains et mexicains.
Bref, si l’on confond les immigrés en situation irrégulière et régulière, mais aussi les étrangers et les citoyens d’origine étrangère, on dessine les contours d’une formidable force politique potentielle. C’est ainsi que, à la surprise générale, le "nativisme" américain a éveillé le "géant latino endormi". Pourquoi n’assisterait-on pas bientôt en France à des réveils comparables ?
Il est vrai que la xénophobie politique semble déployer chez nous une logique inexorable. L’exemple des Etats-Unis permet pourtant d’imaginer d’autres mobilisations, qui pourraient venir en contrepoint d’initiatives comme RESF. Et si se développait un nouveau mouvement civique, conjuguant la solidarité des proches, amis et familles, avec celle des alliés, engagés à leurs côtés ? Sans doute faut-il espérer que le Conseil d’Etat saura résister à l’extension du domaine du fichage. Mais s’il n’entendait pas le plaidoyer des associations, on se prend à rêver que, dans les mois et les années qui viennent, contre une xénophobie subie, nous soyons nombreux, quels que soient nos origines et nos liens, personnels ou politiques, à rendre visite à des étrangers dans des centres de rétention, pour afficher une solidarité choisie, et revendiquer ainsi l’honneur de figurer dans le fichier ELOI.
Daniel Borrillo, juriste, est maître de conférences en droit à l’université Paris-X-Nanterre.
Eric Fassin, sociologue, est chercheur au centre Genèse et transformation des mondes sociaux (EHESS).
– Source : Le Monde www.lemonde.fr
« Emigration illégale » : une notion à bannir, par Claire Rodier.
Fichage des étrangers : enfants, hébergeants et visiteurs désormais visés.