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Laurent Binet. La septième fonction du langage.

Il faut être un dandy affublé d’une coiffure ridicule et se répandre dans les médias après avoir lu les livres en diagonale pour faire à cet ouvrage le coup du mépris. Autant j’avais été personnellement ébloui par HHhH, son livre sur la mort d’Heydrich, autant j’avais été déçu par le livre de Laurent Binet sur rien (François Hollande en campagne), Rien ne se passe comme prévu. Mais avec La septième fonction du langage, j’ai bu du petit lait.

Je n’ai pas connu personnellement Roland Barthes. Mais nous avons eu deux relations en commun. Alors, je peux vous l’assurer (et vous rassurer) : tout ce qui est écrit est faux. Et en même temps, évidemment, tout est vrai, dès lors que l’on a repéré sur la couverture la précision « roman » – ainsi que l’effacement du “ vrai ” Barthes comme celui du “ vrai ” Heydrich pour HHhH – et que, par le pacte de lecture (je m’exprime comme il y a trente ans), on prend cette histoire pour un pur délire, une démonstration par l’absurde de ce qu’est le mentir-vrai. Mais un délire totalement maîtrisé, et surtout terriblement utile.

Ainsi donc, Roland Barthes aurait été assassiné au sortir d’un repas avec François Mitterrand trois mois avant l’élection présidentielle de 1981. Par parenthèse, la narration de ce repas – fausse mais plus vraie que nature – est un tour de force jouissif : se payer de la sorte les pauvres Lang et Fabius, quel art ! L’inventeur du concept de la “ mort de l’auteur ” a été renversé par un véhicule car il portait sur lui un document explosif. Et c’est là que la touffe de cheveux ridicule des dandys précieux est larguée : la mort de l’auteur des Essais critiques est une rétribution qui nous permet à nous, lecteurs dans le texte, de naître. Lorsque Binet réécrit la fin de Barthes et tout un contexte intellectuel que le monde entier nous enviait réellement, il installe une mise en abyme (parfois double) où l’on passe de la réalité (nous sommes des sujets conscients qui savons parfaitement que les attributs virils de Philippe Sollers sont toujours là où il faut) au réel (dans notre imaginaire où tout peut être, les testos de Sollers – qui ne s’appelle même pas Sollers – pourraient bien se trouver en Italie dans une urne devant laquelle le grand homme va se recueillir deux fois par an). Laurent Binet, qui, à l’occasion, a inventé un fantasme de Kristeva pas piqué des vers, nous montre qu’il faut fouiller le réel pour savoir, et donc accéder à la réalité. Le réel est, selon la classification freudienne, étrange et inquiétant tandis que la réalité n’est pas forcément identique à la vérité. Si nous pouvons produire une connaissance du monde, c’est parce que nous avons ressenti et expérimenté ce qui, de prime abord, relevait de l’Unheimlichkeit pour notre conscient et notre inconscient. Comment pourrais-je, moi [BG] qui ai croisé vingt fois Michel Foucault déambulant en majesté, accompagné de sa cour de sémillants jeunes esprits, dans les couloirs de l’université de Vincennes, moi qui suis passé trois cents fois devant l’hôtel particulier de Poitiers où il est né (la plus grande habitation privée de la ville, rachetée par le ministère de la Justice – preuve de l’existence de Dieu), en pensant aux fermes et aux champs que sa famille possédait dans la campagne environnante, comment pourrais-je, donc, ne pas être déstabilisé par les dingueries du personnage du roman de Binet et la description langoureuse du grand philosophe se faisant sucer tendrement et méticuleusement par un jeune Arabe dans un sauna ? Quel est le vrai de Foucault ? Quand il est César ou quand il est Pompée ? À ce moment précis, la touffe ridicule s’étrangle.

Le président Giscard (Barthes déjeuna une fois avec lui pour, dira-t-il en guise de justification, voir fonctionner un esprit de la grande bourgeoisie) est rapidement informé du caractère explosif du document. Il demande à un commissaire de police, qui s’adjoint les services d’un jeune universitaire sémiologue, de le retrouver rapidement. Il est clair que, si le président sortant retrouve ce document, il sera réélu car il massacrera Mitterrand dans le débat télévisé. Les suspects ont alors pour noms Althusser (que Binet pulvérise de manière à peine métaphorique), Deleuze, Lacan, Foucault, Derrida, Hélène Cixous, le déjà inévitable B-HL et le couple Kristeva/Sollers (derrière Kristeva, il y a forcément toutes les sinistres officines bulgares d’avant la chute du Mur). Ces personnalités sont traitées comme pure matière de fiction, et leurs actes et discours sont a priori (a priori seulement) invraisemblables. Par sa maîtrise, Binet saupoudre à bon escient ces personnages d’effets de réel barthésiens, ce qui les rend complètement ressemblants, en tout cas au mythe d’eux-mêmes qu’ils ont élaboré.

De quoi la bombe est-elle le nom ? Selon le grand linguiste Roman Jakobson, le langage possède six fonctions, mais il en existerait peut-être une septième, atomique celle-là. Les deux enquêteurs vont alors nous emmener du campus de Vincennes à celui de Bologne (le livre est un hommage indirect à Umberto Ecco, personnage obligé de ces pages, le seul que le ridicule ne fait qu’égratigner), en passant par l’université Cornell, par des palais vénitiens, des bars homosexuels et par la finale du tournoi de Wimbledon de 1980. Cette septième fonction serait la fonction « magique ou incantatoire, la conversion d’une troisième personne absente ou inanimée, en destinataire d’un message conatif. » « Imaginons », explique l’auteur de Lector in fabula, « une fonction du langage qui permette de convaincre n’importe qui de faire n’importe quoi dans n’importe quelle situation. Celui qui aurait la connaissance et la maîtrise d’une telle fonction serait virtuellement le maître du monde. Il pourrait se faire élire à toutes les élections, soulever les foules, provoquer des révolutions, séduire toutes les femmes, vendre toutes sortes de produits inimaginables, escroquer la terre entière. »

Certains chroniqueurs ont reproché à Binet la longueur de son livre. Mais un auteur a le droit d’écrire en jubilant et de jubiler en écrivant. Surtout s’il souhaite que le monde foisonnant et ridicule qu’il nous offre cesse d’être unheimlich pour nous. Il faut en effet de nombreuses pages pour qu’un récit soit à la fois délirant et maîtrisé, quand la matière en est les grands esprits cités plus haut et, surtout, le pouvoir faramineux du langage qui nous permet de tenir l’univers dans notre main et de prendre l’ascendant sur tous nos interlocuteurs. Il faut également de nombreuses pages pour que nous acceptions l’inacceptable, par exemple un attelage d’enquêteurs constitué par un commissaire de droite bas du képi et un jeune universitaire gauchiste. Ou encore de nous pénétrer de l’idée – fausse – que Barthes n’a pas été fauché accidentellement. Ou enfin que Venise n’a été construite que pour que Sollers la voit et la dise.

1968 a vu la fin de la rhétorique : « Sous les pavés, la plage ». Les années soixante-dix ont connu l’essor de la sémiotique, la science des signes qui permet de décoder les mécanismes de tous les langages, donc de les neutraliser, de les démystifier et de les démythifier. Raison pour laquelle Binet nous montre les grands esprits de l’époque planer au LSD ou à l’herbe, mais surtout aux mots. Et plus les mots sont abscons, plus le discours sur les mots doit être abscons. Quand Jean-Edern Hallier hurle « L’existentialisme est un botulisme ! Vive le troisième sexe ! Vive le quatrième ! Il ne faut pas désespérer la Coupole ! » se pisse-t-il dessus ou nous offre-t-il, consciemment ou non, un écorché vif de sa pensée ?

Un des aspects fascinants du livre est sa démarche métadiscursive. Le roman – ou plutôt le texte car depuis Barthes il n’y a plus de romans, de poèmes ou d’indicateurs téléphoniques, il n’y a plus que des textes – s’autoanalyse, s’interroge sur lui-même. Ce n’est certainement pas un hasard si, par antiphrase, le commissaire Bayard porte le même nom qu’un des professeurs les plus connus de l’université de Paris 8, Pierre Bayard, auteur d’ouvrages qui déconstruisent la littérature tels que : Qui a tué Roger Ackroyd ?, Enquête sur Hamlet, Comment parler des livres qu’on n’a pas lus. À de nombreuses reprises, l’universitaire d’extrême gauche se demande s’il est un personnage de roman, s’il est dans la vraie vie ou dans la fiction.

Grâce à cet ouvrage, on en sait un peu plus sur l’homme qui est né dans la langue (merci aux personnages de Binet d’en abuser ou de l’utiliser de manière farfelue, et surtout merci à Binet de réinventer les idiosyncrasies langagières des autres), sur les fonctions du langage, sur ce qu’il ne faut pas faire et dire et sur ce que nous faisons et disons, donc sur notre humanité.

PS : pour moi, le punctum barthésien de la photo ci-dessous, topique à l’époque mais que l’histoire n’a pas retenue, ce sont les pattes d’eph’ de Sollers.

PPS : Un correspondant me demande qui est est le "dandy affublé d’une coiffure ridicule".

J’ai pensé qu’il était plus connu que ça. Il ne l’est pas trop, et c’est tant mieux. Il ne manque pas de talent mais chez lui, plus que chez d’autres chroniqueurs, le medium est le message.

Je ne trouve pas scandaleux que l’on puisse critiquer vertement un livre, ce que je trouve ignoble, d’autant qu’on est entendu par des centaines de milliers d’auditeurs et de téléspectateurs, c’est qu’on lui fasse le coup du mépris avec un commentaire du genre “ c’est nul, ne l’achetez pas, aucun intérêt, cette chose m’est tombée des mains ” sans expliciter cette mise à mort. Si on avait écrit – ne serait-ce qu’un seul ouvrage soi-même, on ne condamnerait pas sans appel. On aurait au moins la décence de respecter un énorme travail qui, dans ce cas précis, est réellement innovant, apporte quelque chose, surtout aux gens de ma génération qui ont vécu tout cela. Le paradoxe étant que Binet, qui était à l’école primaire à l’époque, a disposé du recul nécessaire pour mettre en scène ce monde multiforme, génial et déjanté, ce maelstroem intellectuel et comportemental n’ayant existé, comme aurait dit Barthes, que pour finir dans un roman.

A la télé, on voit de tout, mais des coiffures comme celle-là, ça m’avait jusqu’alors échappé.

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