Carlos Latuff
A l’ encontre, 22 juin 2007.
Entretien avec Gilbert Achcar
Le commandant en chef des troupes américaines en Irak, le général Petraeus, une fois faites des déclarations « optimistes » sur l’offensive contre les forces d’Al-Qaida, se doit de reconnaître devant les caméras de la chaîne de télévision ultra-réactionnaire Fox News que la situation est des plus difficile en Irak. Il va jusqu’à affirmer : « Presque tous reconnaissent qu’une situation comme celle-là , avec les très nombreux défis que doit relever l’Irak, ne sera pas résolue en une année, ni même deux. En fait, typiquement, je pense de façon historique, les opérations de contre-insurrection ont duré au moins neuf ou dix ans. La question est, bien sûr, avec quelle intensité. »
Les conflits interconfessionnels sont avivés. Les attaques contre les mosquées en étant l’expression la plus visible et choquante.
L’échec de l’intervention américaine est patent. Le prix payé par la population irakienne est au-delà de toutes les prévisions. Les réfugié.e.s internes et externes se comptent par millions. A la lumière de ces « faits », plus d’un journaliste se devrait de relire les articles commis lors du déclenchement de la guerre, qui saluaient la volonté démocratique de Bush, et devraient manifester aujourd’hui plus de précaution quant à la concrétisation d’un échéancier précis - dans le climat électoral des Etats-Unis - sur le retrait des troupes d’occupation de l’Irak. (réd.)
Depuis le printemps 2007, l’état-major américain vante les mérites de la montée en puissance (« surge ») de la présence des troupes états-uniennes en Irak et plus spécialement à Bagdad. Qu’en est-il ?
Gilbert Achcar - Cela a surtout été un "surge" du bain de sang et un échec majeur, si nous le mesurions par rapport à l’objectif que s’est fixé l’administration Bush, qui n’était rien de moins que de transformer tout le gâchis irakien en un succès. C’est ce qu’elle a essayé d’accomplir avec la montée en puissance (envoi de 21’000 soldats supplémentaires et prolongation du maintien de soldats devant rentrer aux Etas-Unis) en fait surtout par des opérations de propagande. Mais l’échec est patent.
L’objectif principal était de créer des conditions qui permettraient aux forces d’occupation de modifier les alignements politiques en Irak et de mettre sur pied une nouvelle alliance qui aurait été très proche des Etats-Unis et qui aurait permis à Washington de manoeuvrer plus facilement dans le pays. Moqtada al-Sadr était la principale cible de toute cette opération, et nous pouvons en mesurer l’échec par le fait qu’il est actuellement de retour, et de manière très prééminente, dans les nouvelles, après avoir disparu pendant une période.
Que signifie sa re-émergence ?
Je la vois surtout comme une indication de l’échec du soi-disant "surge". En sachant que cette opération le visait, al-Sadr s’est caché et a ordonné à ses partisans d’adopter un profil bas et d’éviter toute confrontation directe avec les troupes états-uniennes. Il n’allait pas entrer en collision frontale avec les forces états-uniennes comme il l’avait fait en 2004, à un prix très élevé. A cette époque, il avait failli être arrêté ou tué, et son mouvement militairement écrasé. Il a donc soigneusement évité de répéter cette stratégie.
Il a compris une leçon très élémentaire, à savoir qu’il ne devait pas affronter les Etats-Unis militairement de manière frontale, puisqu’ils disposent d’une puissance de feu et d’un armement écrasant. Il vaut mieux, lorsqu’ils attaquent, se retirer à un lieu sûr, ou même se cacher. C’est là une tactique de guérilla élémentaire et les sadristes l’ont appliquée avec un certain succès, tout en parvenant à manoeuvrer de manière assez astucieuse pour maintenir leur puissance sur le plan politique et même pour l’augmenter, alors que la haine envers les troupes états-uniennes augmentait suite au "surge".
Récemment il a fait un discours dont la tonalité était plus nationaliste et anti-sectaire. Est-ce là un indice de changement ?
Je pense qu’il est probablement arrivé à la conclusion qu’il était temps pour lui de renouveler sa ligne politique ou de reprendre celle qu’il avait suivie jusqu’à la fin 2005 ou début 2006. L’attaque de Samarra de février 2006 [une attaque sectaire dévastatrice des Sunnites contre la mosquée chiite de cette localité] a été un point tournant dans la situation irakienne. C’est à ce moment que l’image de al-Sadr, qui apparaissait comme non-sectaire et nationaliste arabe et irakien, s’est modifiée pour devenir celle d’un dirigeant des milices sectaires chiites.
Maintenant il est en train d’essayer de restaurer son image précédente. Il estime probablement que le contexte se prête bien à une nouvelle tentative, après plus d’une année durant laquelle les Chiites se sont défoulés très intensivement sur le plan sectaire pour riposter aux attaques sectaires qu’ils avaient eux-mêmes subies.
Vous êtes en train de dire que l’escalade dans les attaques et contre-attaques arriverait à son terme et que Moqtada al-Sadr pourrait revenir à un discours plus nationaliste ?
Oui, exactement. Il estime probablement que les choses peuvent se calmer maintenant, à un moment où il devient urgent pour lui d’améliorer son image. Il a besoin de s’adresser aux Irakiens arabes sunnites, parce qu’il comprend qu’une opération politique majeure se déroule, dont il est une cible.
Les deux dirigeants kurdes ont récemment lancé des déclarations contre la menace de complot visant à renverser le gouvernement Maliki. L’autre personnage qui serait au centre de ce "complot" ne serait rien de moins que l’ex-Premier Ministre désigné par les Etats-Unis, Ilyad Allawi, le laquais le plus proche et le plus fiable des Etats-Unis et la Grande-Bretagne en Irak.
La situation irakienne devient donc très délicate en ce moment, et atteindra un moment décisif dans les semaines et mois à venir. Et c’est justement le moment que Moqtada al-Sadr a choisi pour reprendre l’offensive sur le plan politique, ce qui est très astucieux de sa part.
Est-ce qu’il y a des signes d’une réaction parmi les groupes d’opposition sunnites ?
Oui. La nouvelle tonalité d’al-Sadr est en général accueilli favorablement par les nationalistes - par contraste avec les forces confessionnelles - parmi les Arabes sunnites. Si on laisse de côté les fanatiques anti-américains anti-chiites du genre Al-Qaida, il existe deux types de forces parmi les Arabes sunnites irakiens.
D’une part, il y a ceux qui sont mus principalement par des vues sectaires, confessionnelles et anti-iraniennes, proches des Saoudiens et prêts à traiter avec les Etats-Unis contre les chiites.
D’autre part, il y a le cas de Moqtada al-Sadr. Même s’il a des liens évidents avec Téhéran, qui l’a soutenu de manière croissante durant ces dernières années, il maintient un certain degré d’autonomie politique et il est connu pour être férocement indépendant. Ses partisans n’hésitent pas à faire des déclarations critiques à l’égard à l’Iran. Par exemple, comme d’autres forces parmi les sunnites, il a critiqué la récente rencontre entre des représentants iraniens et états-uniens sur la question de l’Irak comme étant une ingérence inacceptable dans les affaires irakiennes.
Au vu de vos précédentes remarques sur l’échec de l’effort de montée en puissance états-unien et de cette jonction politique critique que vous décrivez, pensez-vous qu’on se dirige vers un point de rupture plus tard cet été ? La combinaison d’une éventuelle résurgence d’unité nationaliste avec les défauts évidents de l’offensive militaire américaine pourrait-elle conduire à un point décisif où les Américains devront changer radicalement d’orientation, voire se retirer ?
Ce n’est pas aussi simple. J’ai décrit ce qu’al-Sadr essaie de faire. Mais cela ne signifie pas qu’il y réussira. Il peut certainement engranger quelques succès, mais un succès majeur qui lui permettrait de devenir le vainqueur de toute cette confrontation est assez difficile à prédire en ce moment. Il affronte des conditions assez difficiles.
L’opération Allawi est encore en cours. Il s’agit essentiellement d’une tentative de construire une coalition politique par-dessus les divisions sectaires, en utilisant l’appât du soutien des Etats-Unis, pour renverser le gouvernement Maliki et remettre Allawi aux commandes en tant qu’"homme fort" et sauveur de l’Irak. Je ne parierais pas un centime sur le succès de cette opération, mais on ne peut totalement l’exclure. En effet, un coup qui serait soutenu par les Etats-Unis et un segment des forces militaires irakiennes qu’ils estimeraient être sous leur contrôle de manière sûre pour autant qu’il en existe n’est pas totalement exclu.
Ce qui est certain, c’est qu’il faut s’attendre à des changements cruciaux pendant la période à venir. Pour l’administration Bush, le "surge" en cours, est une opération du quitte ou double. Elle est en effet fortement sous pression aux Etats-Unis. Même si les Démocrates ont évité de pousser la question du calendrier pour un retrait des troupes - la question de l’Irak est prééminente dans la campagne électorale, et l’opinion publique états-unienne est devenue très opposée à la poursuite de la guerre.
L’administration Bush est en train de jouer ce qui semble être sa dernière carte. En même temps, l’administration est en train de défendre leurs arrières en s’adressant à Téhéran - de manière très limitée pour commencer - pour un possible compromis - comme le recommande le rapport Baker-Hamilton.
N’ont-ils pas un autre plan qu’ils pourront sortir de leur manche ?
Je ne vois pas ce que cela pourrait être, au-delà de l’opération avec Allawi. C’est le seul atout qu’ils pourraient encore utiliser.
Ce projet d’installer un nouvel homme fort ne pas revient-il presque à un retour à l’ère de Saddam, sauf que cette fois ce serait sous le contrôle nominal des chiites ?
Un retour à l’ère Saddam serait impossible. On ne peut pas réinventer une dictature. La situation en Irak est telle que quiconque chercherait à jouer "Saddam numéro deux" aurait la vie dure, et irait certainement au-devant d’un échec. Je ne pense pas que le gros de la population chiite soit prêt à accepter une nouvelle dictature, à moins qu’elle ne sorte de leurs propres rangs - et Allawi est perçu comme un traître, sans compter qu’il était autrefois partisan du Baas.
Je crois que pour eux, accepter un dictateur qui serait soutenu par les Etats-Unis et qui viendrait empêcher les chiites de récolter les fruits de ce qu’ils ont attendu pendant longtemps - leur reconnaissance en tant que majorité - est hors de question. D’ailleurs, l’Iran fait également partie de l’échiquier, et il n’accepterait pas un scénario de ce type, du moins dans les conditions actuelles.
Je ne vois donc aucune stratégie gagnante ni d’atout pour les Etats-Unis en Irak. La question n’est pas de savoir si les Etats-Unis peuvent obtenir une victoire ou non, l’échec est déjà là , et il est fondamentalement irréversible. Le problème est plutôt de savoir, combien de dommages supplémentaires ils peuvent encore infliger à l’Irak en essayant d’appliquer des projets insensés qui sont condamnés d’avance.
Passons maintenant au Liban, est-ce que le siège et le bombardement du camp palestinien de Nahr el-Bared était un événement relativement secondaire impliquant seulement un petit groupe fondamentaliste sunnite ou a-t-il des implications plus profondes ? Le journaliste américain Seymour Hersh a suggéré que "Fatah al-Ansar" était à l’origine soutenu par le gouvernement libanais et que ceci est une sorte de contrecoup.
Il y a deux sortes de "théories du complot" sur cette question au Liban : d’une part, les forces favorables aux Etats-Unis ou de la "majorité gouvernementale", affirment que les militants de "Fatah al-Islam" sont manipulés par les services syriens. Ils déclarent que les récents heurts ont été provoqués pour contrer le tribunal international sur l’assassinat de l’ex-Premier ministre Rafik al-Hariri, que Washington, Paris et Londres venaient de faire approuver par le Conseil de Sécurité de l’ONU.
Et d’autre part, il y a ceux, dont beaucoup se réfèrent à l’article de Hersh, qui affirment que "Fatah al-Islam" a été manipulé par la majorité gouvernementale elle-même, avec, derrière, les Saoudiens et les Etats-Unis.
Il n’y a que quelques faits qui sont avérés. On sait, par exemple, que le dirigeant-clé de "Fatah al-Islam" avait été emprisonné en Syrie précédemment - il n’y a donc pas de raison solide pour suspecter que le régime syrien est derrière ce groupe, sauf pour le fait que la situation s’est enflammée juste après le vote du Conseil de Sécurité des Nations Unies sur le Tribunal international.
Il est également vrai que ce type de fondamentalisme sunnite fanatique est habituellement lié à des sources saoudiennes, officielles ou non. Il se pourrait bien que, à un moment donné, le bloc Hariri ait eu des relations avec un tel groupe fondamentaliste islamique sunnite, adhérant à une tradition sectaire anti-chiite (et ayant finalement rejoint Al-Qaida), pour préparer une possible confrontation totale avec les Chiites libanais, qui sont surtout représentés par l’Hezbollah. Mais de là à conclure qu’ils sont en train de manipuler ce groupe est un pas qui est totalement sans fondement.
Quel qu’ait été le déclencheur de la confrontation, une chose est évidente : ce dernier a été immédiatement exploité à des fins très précises. Il s’agissait d’une part de tester la capacité de l’armée libanaise à confronter d’autres forces, à commencer par la plus facile, les Palestiniens, contre lesquels les soldats libanais aussi bien chiites que sunnites peuvent s’unir sans risque majeur de scission sectaire.
D’autre part, il s’agissait de pousser l’armée à entrer dans ce camp de réfugiés palestiniens au nord du Liban et en prendre le contrôle, sous prétexte de combattre ce groupe.
C’est pour cette raison qu’à un moment donné, Hassan Nasrallah, le dirigeant du Hezbollah, est apparu en disant qu’il considérait la pénétration du camp par l’armée libanaise comme étant une "ligne rouge". Pourquoi cette mise en garde, alors que le Hetzbollah avait initialement exprimé sa solidarité avec l’armée libanaise ? Parce qu’il s’est rendu compte que ce camp palestinien était devenu un test pour mesurer la capacité de l’armée libanaise pour mettre en oeuvre une tâche qui fait partie de la Résolution 1559 du Conseil de Sécurité des Nations Unies (parrainée par Washington, Londres et Paris en 2004) appelant au désarmement à la fois des camps palestiniens et du Hezbollah.
Nasrallah s’est rendu compte que la bataille de Nahr el-Bared n’était qu’un premier pas sur le chemin qui conduira finalement à combattre ses propres forces. Cela apparaît clairement dans l’étalage de solidarité active avec l’armée libanaise que cette confrontation a suscitée : Washington envoie des armes, et demande à ses alliés de fournir tout le matériel dont l’armée libanaise a besoin.
De manière plus large quelle est la situation actuelle, alors que nous approchons le premier anniversaire de la guerre de l’année passée ? Y a-t-il eu des modifications depuis le cessez-le-feu ?
Non, l’impasse a été totale. La situation est au point mort, ce qui signifie qu’elle est tendue et dangereuse. Durant des mois maintenant, le pays a été au bord de l’explosion sectaire, ce qui pourrait déclencher de nouveaux combats sanglants, voire une nouvelle guerre civile.
La stratégie du Hezbollah a été complètement embourbée. C’est là un résultat des limitations inhérentes à leur vue confessionnaliste des choses, à leur conception du partage du pouvoir parmi des communautés confessionnelles et les blocs de pouvoir existants. Par une série de positions maladroites, dans lesquelles leur alliance avec la dictature syrienne a joué un rôle important, ils ont conforté la division sectaire actuelle dans ce pays entre les chiites et les sunnites.
A un moment donné, au début de l’offensive israélienne de l’été passé, il est apparu qu’il y avait une réduction du sectarisme confessionnel. Néanmoins il est revenu rapidement, et très fortement. La nature confessionnaliste du Hezbollah a fait qu’il a été facile pour le camp Hariri d’exploiter de manière très ouverte les sentiments sectaires des sunnites. C’est ainsi que toute la situation s’est embourbée et l’opposition a perdu l’initiative politique qu’elle avait lorsqu’elle a commencé sa mobilisation au début de l’hiver passé.
Lorsque vous parlez de l’opposition, faites-vous allusion au mouvement dirigé par le Hetzbollah et par Aoun contre le gouvernement pro-occidental ?
Le Hezbollah chiite et Amal, le général maronite Aoun et beaucoup d’autres forces plus petites. En termes confessionnels, cela signifie une majorité écrasante de chiites plus une fraction assez importante de chrétiens, en alliance contre la majorité des sunnites, plus la majorité des druzes et une autre partie des chrétiens. C’est la configuration de forces au Liban telle qu’elle est actuellement - aussi confessionnelle qu’elle l’était au point culminant de la guerre civile.
- Cette interview a été réalisée le 6 juin 2007. Les lecteurs et lectrices de « à l’encontre » ont connaissance des divers ouvrages écrits par Gilbert Achcar. Ils peuvent trouver sur ce site plusieurs de ses contributions.
– Source : A l’ encontre www.alencontre.org
Mettre fin à la guerre en Irak. Deux plans rivaux, par Immanuel Wallerstein.
La responsabilité de la politique étasunienne dans les nouveaux malheurs des Libanais, par Marie Nassif-Debs.
Irak : après quatre années d’occupation, la santé est tout simplement catastrophique, par Bert De Belder.
Noam Chomsky : l’Irak, hier, aujourd’hui, demain.