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La responsabilité des multinationales dans le conflit armé colombien

Dans le conflit colombien, beaucoup d’entreprises nationales et internationales s’en prennent systématiquement aux droits de l’Homme. L’Accord Final définissant les termes de la fin du conflit et la construction d’une paix stable et durable aborde cette question.

Cependant, nombreuses sont les questions qui nous viennent à ce sujet. La Juridiction Spéciale pour la paix et les affaires de droits de l’Homme est-elle compétente pour juger les entreprises comme acteurs du conflit armé ? Les pratiques des entreprises internationales se trouvent-elles également sous cette juridiction ? Quel sont les délits qui pourront être sanctionnés ? Et quelles seront les peines imposées aux entreprises ?

Afin de démêler ces questions, nous comptons sur l’aide du professeur Juan Hernandez Zubizarreta, docteur en Droit, professeur à l’Université du Pays Basque et enquêteur auprès de l’Observatoire des Multinationales en Amérique Latine. Interview réalisée par Jorge Freytter-Florian

* * *

Avant d’entrer dans le vif du sujet mentionné, nous voudrions connaître quelques impressions sur le processus de paix.

Ma première impression est positive. Je crois que le peuple colombien a besoin de ces accords afin d’initier une nouvelle phase de confrontation avec le pouvoir économique et politique.

Je pense que le changement de perception des luttes était une demande importante de la population colombienne, d’autant que le conflit armé a généré beaucoup de souffrance et que l’avènement d’un nouveau modèle de société paraissait inévitable. De plus, affronter le capitalisme et les forces hégémoniques dans ce contexte requiert d’unir ses forces, de créer de nouvelles formes de résistance et d’assembler les forces, ce qui n’était pas permis par l’existence du conflit armé.

Pensez-vous que la paix est arrivée en Colombie ?

Ce qui s’est passé à La Havane est très important. Des Accords fort attendus ont été signés, qui ouvrent de nouveaux espaces pour la lutte politique et sociale. Mais la paix, c’est tout autre chose !

Galtung parle de la paix négative, en référence à l’absence de violence directe. Dans ce cas, la confrontation armée entre les FARC-EP et le gouvernement colombien. Mais les mouvement sociaux et la gauche luttent pour une paix positive qui détruit la violence structurelle d’un système capitaliste et patriarcal incroyablement cruel. Il n’y a pas de paix dans le sens profond du terme sans justice sociale et sans un nouveau modèle politique et économique.

Cependant, le referendum du 2 octobre nous donne beaucoup trop d’espaces pour toute sorte d’interprétation, et l’utilisation du mot « paix » se transforme en une arme « électorale ». Il ne faut pourtant pas perdre de vue que ce qui a été signé à La Havane sont des Accords très importants mais qui n’en restent pas moins des Accords. Par contre, le triomphe du « oui » est indispensable afin d’entamer les prochaines étapes.

Quels sont les défis les plus importants de la nouvelle ère qui s’ouvrira si les Accords sont ratifiés lors du referendum du 2 octobre ?

Le paramilitaire, la violence politique et militaires devront immédiatement être poursuivies en justice et éradiquées. Il n’est pas envisageable que des activistes sociaux et des défenseurs des droits de l’Homme continuent d’être assassinés. Il faut garantir le fait qu’il est possible de « faire de la politique » en Colombie sans risquer d’être tué. Ceci est une condition sine qua non.

D’autre part, les Accords n’impliquent pas une transformation radicale des structures économiques ou juridiques, mais marquent plutôt le commencement d’une nouvelle ère politique qui implique une remobilisation sociale et populaire en vue d’un nouveau rassemblement des forces.

Nous avons besoin d’une grande dose d’unité des différentes forces anticapitalistes et anti-patriarcales ainsi que de renforcer les alliances entre les différentes formes de lutte contre le modèle néo-libéral que le gouvernement Santos, les corporations internationales et le bloc colombien dominant ont mis en marche. La concentration de la propriété de la terre, la démocratisation du pays et la lutte contre les inégalités doivent se retrouver au centre du combat.

De plus, la solidarité internationale constitue un autre front qui doit également être pris en compte. Le renforcement de réseaux contre l’hégémonie globale est très important afin de freiner et d’inverser les plans des grandes multinationales.

D’autre part, le mouvement populaire colombien doit approfondir un modèle de développement radical différent de celui imposé par le capitalisme. Les entreprises internationales veulent consolider leurs espaces de pouvoir économique et faire de la Colombie, entre autres, une nouvelle locomotive minière. Pour cela, la lutte contre les accords de commerce et d’investissements, la mise en place de l’indépendance alimentaire et des idées éco-sociales et éco-féminines représentent des défis indispensables à l’avènement d’un nouveau modèle de développement socio-économique.

Entrons dans ce qui semble être pour vous le sujet principal de cette conversation. Le Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-Récidive, qui inclut la Juridiction spéciale pour la paix et les affaires de droits de l’Homme, est-il compétent pour juger les entreprises nationales et multinationales ?

Apparemment oui. L’analyse du document mentionné nous confirme cela.

Voici quelques idées fortes exposées dans le texte :

1. Dans les principes de base qui composent le Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-Récidive, on insiste beaucoup sur le droit des victimes à la justice et à la protection de leurs droits. La centralité des victimes est d’ailleurs un élément essentiel. Pour autant, la vérité, la justice est la réparation des droits est l’un des objectifs de ce documents. Les entreprises nationales et multinationales ne peuvent se soustraire, dans aucun cas, à ce principe fondamental.

2. Les articles 15 et 32 établissent que le Système Intégral s’appliquera à tous ceux qui ont participé directement ou indirectement au conflit armé, mais sera également compétent pour juger les financements ou la collaboration avec des groupes paramilitaires, sans pour autant qu’il s’agissent de coercition.

3. On se réfère également aux responsabilités collectives de l’Etat, pour les pratiques et les faits qui impliquent le Gouvernement ainsi que les autres pouvoirs politiques, des FARC-EP, des paramilitaires, ainsi que de tout autre groupe, organisation, institution, nationale ou internationale, que aurait eu une quelconque participation dans le conflit.
Certes, le document ne mentionne pas expressément les entreprises comme acteurs possibles du conflit armé, mais la lecture globale du texte et les spécifications de certains articles ne laissent aucun doute sur la compétence de la Juridiction Spéciale pour la Paix en ce qui concerne sa capacité à juger les entreprises.

Y a-t-il un autre article qu’il vous semble important de mentionner ?

L’article 19 du texte me parait très important. Il spécifie que les normes juridiques de références incluent principalement le Droit International des Droits de l’Homme et le Droit International Humanitaire, et comment en adoptant ses résolutions ou sentences il y aura une qualification juridique propre au Système. Celle-ci peut être différente de celle émise par les autorités juridiques, disciplinaires ou administratives. C’est-à-dire que les magistrats et magistrates doivent appliquer, même s’il s’agit de juger des entreprises, la norme internationale en vigeur et disposent d’une grande marge d’interprétation pour pouvoir réaliser une qualification juridique propre, en aucun cas arbitraire étant donné qu’elle se réfère au norme mentionné.

L’article 19 n’a rien d’étonnant, surtout s’agissant d’entreprises, étant donné que celles-ci disposent dans le domaine global de mécanismes de résolutions extrajudiciaires avec les investisseurs étatiques afin de défendre leurs intérêts. Il s’agit d’un système parallèle au pouvoir judiciaire – des tribunaux privés – favorable aux multinationales qui ne relèvent pas des tribunaux judiciaires nationaux et internationaux. Il s’agit d’une justice pour les riches. Seules les entreprises poursuivent les Etats et il n’y a aucune disposition formelle selon laquelle l’Etat de résidence peut poursuivre l’investisseur étranger. Les multinationales choisissent leur juridiction, et il y a des difficultés à faire en sorte que les audiences soient publiques et n’épuisent pas les recours internes nationaux. En outre, il peut même s’agit d’une cour d’appel pour les jugements des tribunaux. Les arbitres ont donc une marge d’interprétation illimitée.

D’un point de vue matériel, les règles des accords et des traités de commerce et d’investissement s’appliquent exclusivement, contrairement aux normes sur les droits de l’Homme. Le Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-Récidive qui inclut la Juridiction spéciale pour la paix et les affaires de droits d’l’Homme est tout à fait le contraire de cela et place en son centre le droit international et les droits de l’Homme. Toutefois, compte tenu des caractéristiques spécifiques de l’entente définitive, la marge d’interprétation des juges et des magistrats devrait être très large et la dans la théorie pure du Droit. Il peut être un système qui neutralise l’asymétrie entre les règles de l’entreprise en faveur des multinationales et les droits des majorités sociales. Pourquoi ne pas donner aux juges et magistrats la même capacité interprétative que celle accordée aux arbitres des tribunaux arbitraux lorsqu’il s’agit de juger des entreprises ?

Quels sont les procédures et les mécanismes pour mettre en cause les entreprises ?

L’article 48 reflète la façon dont le Conseil de la reconnaissance de la vérité et de la responsabilité et la détermination des faits et des comportements reçoivent les rapports présentés par l’Accusation et d’autres organes et institutions officielles, mais comprend également les rapports des organisations colombiennes de victimes et en faveur des droits de l’Homme relatifs à des actes commis par les entreprises pendant le conflit armé.

Il est par ailleurs spécifié que le même traitement doit être donné. Par conséquent, et au-delà de la procédure visée, le rôle de la société civile sera très important, car il y a beaucoup de rapports circulant en Colombie par rapport à l’impunité avec laquelle les entreprises nationales et internationales ont agi en profitant du conflit armé. De là, les magistrats et les jugent prennent en considération ou non les faits décrits afin d’activer la procédure prévue.

En ce moment, y a-t-il des fuites, des indices ou des preuves permettant de dénoncer les entreprises ?

Il serait très fastidieux d’énumérer le travail effectué dans des conditions de sécurité extrêmes de milliers de personnes et un grand nombre d’organisations, de mouvements sociaux, d’observatoires, d’ONG, de syndicats, de groupes d’avocats, etc. qui ont porté plainte, présenté des rapports et des documents très sérieux sur l’énorme responsabilités des entreprises dans le conflit armé. Ces documents seront remis à la Chambre de la reconnaissance de la vérité et de la responsabilité et de la détermination des faits et des comportements et beaucoup d’entre eux deviendront des documents « officiels » et formeront le « corps » de la preuve que les magistrat et les juges devront évaluer.

De mon expérience personnelle, je peux nommer le Tribunal Permanent des Peuples et des jugements successifs qui ont disparus et qui concernaient la responsabilité des sociétés internationales en Colombie. Il y a beaucoup de données et de preuves impliquant ces entreprises dans le conflit armé.

D’autre part, le rôle du Ministère Public a été complètement inadéquat, et l’impunité des entreprise est ce qui a prévalu en Colombie. Cependant, fin 2015, un groupe spécial de procureurs et d’enquêteurs a été créé au sein de la Direction de la Justice Transitionnelle . Ce groupe travaille sur 50 « cas pilote ». Les premiers résultats mettent en évidence quelques-unes des plaintes déposées par des mouvements populaires. Ainsi, apparaissent les liens et les financements des groupes paramilitaires par des entreprises bananières, des éleveurs, des producteurs d’huile de palme, des société minières, pétrolières, le secteur de l’énergie, etc.

Comment se concrétise la responsabilité des entreprises ?

Quand une entreprise produit des dommages ou viole des droits humains, il faut répondre civilement. C’est-à-dire qu’elle doit indemniser ses victimes pour le préjudice causé et, si les dommages constituent un ou des crimes, l’entreprise doit être tenue pénalement responsable. Dans le cas présent, si les entreprises ont commis des actes ou ont été complices, instigateurs ou ont dissimulé des actes décrits par l’article 40 – « Ne seront pas soumis à l’amnisties ou au pardon ou à des avantages équivalents les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre graves, la prise d’otages, de génocide ou autre forme de privation grave de liberté, la torture, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées, les rapports sexuels violents et d’autres formes de violence sexuelle, d’enlèvement, de déplacement forcé, ainsi que le recrutement de mineurs en vertu des dispositions du Statut de Rome » – tombent sous la responsabilité pénale.

D’autre part, les membres du conseil d’administration ; les gestionnaires, les cadres, dirigeants, employés, représentants, etc. de ces entreprises sont des personnes physiques et les normes juridiques décrites ci-dessus sont également obligatoires pour eux, en particulier en matière civile et pénale. Par exemple, ils répondent d’avoir financé des groupes paramilitaires pour commettre des crimes au nom des entreprises.

En bref, il y a une double imputation, d’une part, des entreprises, et d’autre part, des personnes responsables des conduites les plus graves visées dans l’article 40 du Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-Récidive inclus dans la Juridiction spéciale pour la paix et les affaires de droits d’l’Homme.

La responsabilité pénale des entreprises est-elle régulée par l’environnement international ?

En Europe – plus de 25 pays – et dans le reste du monde, en particulier au cours des vingt dernières années, de plus en plus de pays ont introduit ce genre de réglementations. Il faut garder à l’esprit que le principe de légalité en Droit Pénal oblige les procureurs à enquêter et fournir une protection juridique plus sûre.

Dans le cadre du procès de Nuremberg, tout comme plus tard en ex-Yougoslavie et au Rwanda, la responsabilité des entreprises internationales a été établies par les tribunaux. Il a été déterminé que les personnes morales avaient violé certaines lois de la guerre. Le Statut du Tribunal de Nuremberg a admis que des groupes ou organisations peuvent être déclarés criminels et qu’en faire partie entraîne une conduite criminelle. Nous ne pouvons pas oublier que de nombreuses entreprises allemandes ont bénéficié de l’occupation nazie afin d’acquérir des biens ou d’exploiter les prisonniers de guerre.

La législation internationale reconnait-elle la responsabilité des entreprises nationales et internationales ?

Une première affirmation consiste à dire que les entreprises sont des entités juridiques et, en tant que telles, sujets et objets de la loi, de sorte que le droit international des droits de l’Homme s’appliquent également à elles, en plus du droit colombien. La responsabilité des sociétés internationales sur la scène internationale n’est pas matière à pacifier dans la doctrine internationale. Pendant longtemps, on a qualifié les droits de l’Homme comme étant des droits individuels contre le pouvoir de l’Etat. A l’heure actuelle on établit la thèse selon laquelle il est reconnu que les droits humains peuvent être violés par des personnes physiques et morales, ce qui équivaut à dire que les entreprises peuvent également bafouer les droits de l’Homme. Ceci est un sujet très important, penchons-nous sur certaines questions qu’il soulève :

L’article 29 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme indique :

Article 29

1. L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible.
2. Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique.
Les entreprises, comme toute personne privée, doivent respecter le droit national et international. Ceci est un principe que la doctrine a pris en considération et que de nombreuses conventions internationales ont incorporé. En outre, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est obligatoire, et non une simple recommandation éthique. Dans le Droit International le système de sources est décrit à l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice : conventions internationales, coutume internationale, principes généraux du droit et décisions judiciaires. En droit international, la coutume à la même valeur juridique que les traités internationaux et le droit international coutumier en vigueur est obligatoire. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme fait partie de celui-ci et est un véritable jus cogens2 qui incarne et protège les intérêts essentiels de la communauté internationale et qui, selon l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, une règle impérative qui ne peut être abrogée ou interprétée autrement que comme une norme impérative. De même, l’article 103 de la Charte des Nations Unies stipule qu’en cas de conflit entre les obligations des Membres de l’Organisation des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord internationale, ce sont les obligations prévues par la présente Charte qui doivent prévaloir3.

En définitive, en plus des textes décrits, il y a un très grand nombre d’instruments internationaux existants et de normes applicables aux entreprises. Ce sont des règles qui se rapportent à la dignité inhérente des personnes et de ce fait ce sont des règles contraignantes et irrévocables.

Les magistrats et les juges doivent tenir compte des normes internationales auxquelles les entreprises nationales et internationales doivent se conformer, au-delà même de ce que la loi colombienne établit.

Existe-t-il une norme concrète se référant à la responsabilité des entreprises en ce qui concerne l’atteinte aux droits de l’Homme ?

Les Principes Directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme mis en œuvre dans le cadre des Nations Unies pour « protéger, respecter et réparer » sont les principes les plus important et avec le plus grand consensus au sein de la communauté internationale et de l’ONU ; la Colombie a également accepté ses principes. Le paragraphe II alinéa 11 prévoit que « les entreprises doivent respecter les droits de l’Homme et faire face aux conséquences négatives sur les droits humains dans lesquels elles ont une certaine participation ». De la lecture de ces principes découle la responsabilité de respecter les droits de l’Homme en tant que conduite globale applicable à toutes les entreprises, partout où elles opèrent. La responsabilité est accentuée lorsqu’on se réfère à des pratiques qui bafouent les droits de l’Homme telles que celles répertoriées dans l’article 50 du Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-Récidive qui inclut la Juridiction spéciale pour la paix et les droits de l’Homme.

Il est vrai que le caractère volontaire de ces principes réduit considérablement leur efficacité juridique, mais dans le cas présent, et conformément à l’article 19 du Système Intégral, des magistrats et des juges peuvent accorder un caractère impératif, en accord avec leur appartenance au Droit International des Droits de l’Homme, à la gravité des faits jugés et à la capacité d’adopter ses résolutions et ses décisions sur base d’une qualification juridique propre au Système Intégral.

Comment peut-on prouver la responsabilité des entreprises et des individus responsables ?

La charge de la preuve est régie par la règle classique, ce qui signifie que les victime ou l’Etat sont ceux qui doivent prouver la responsabilité des entreprises, ou de leurs dirigeants ou des personnes travaillant pour elles, pour les dommages causés. Cependant, la doctrine internationale étend l’obligation légale de manière à ce que ce soient les entreprises qui aient l’obligation de prévenir les possibles dommages, inversant ainsi la charge de la preuve en ce qui concerne les moyens et les capacités de ces entreprises.

Ainsi, les Principes directeurs relatifs aux Entreprises et aux droits de l’Homme, ratifiés en 2011 par le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies, estiment que plus une entreprise se trouve à proximité d’une zone de conflit ou à risque, plus ces entreprises doivent redoubler d’efforts afin d’éviter de prendre la responsabilité d’actes qui bafoueraient les droits évoqués. Les formalités administratives dues à la prévention doivent compléter la règle classique de preuve des dommages causés par les entreprises. Les Principes stipulent également qu’il peut exister une complicité « lorsqu’une entreprise contribue ou semble contribuer à l’impact négatif sur les droits de l’Homme causés par d’autres parties ».

Par exemple, si une entreprise fait face à l’opposition de toutes les communications environnantes pour imposer le soja dans une zone donnée et que du jour au lendemain ces communautés « se déplacent » et l’opposition disparait ainsi, la formalité administrative la plus raisonnable et la prévention qui émanent des Principes Directeurs relatifs aux Entreprises et aux droits de l’Homme doivent être pris en compte lors de l’établissement des responsabilités de chacun. L’entreprise doit démontrer qu’elle n’a rien à voir avec le déplacement des communautés et avec la disparition « mystérieuse » de l’opposition au projet de culture de soja.

Les entrepreneurs qui prétendent être de bonne foi dans l’achat de terres qui ont fait l’objet d’expropriation ou de déplacement forcé précédemment à l’acquisition doivent prouver qu’ils ont agi en accord avec les formalités administratives et qu’ils ont fait en sorte que leur comportement n’aurait pas d’impact négatif sur l’exercice des droits de l’Homme.

Quelles sont les sanctions encourues par les entreprises ?

En principe, le Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-Récidive qui inclut la Juridiction spéciale pour la paix et les droits de l’Homme prévoit deux types de sanctions : de cinq à huit ans pour ceux qui reconnaissent la vérité et acceptent leur responsabilité devant la Chambre de Reconnaissance des Infractions en vertu de l’article 40, et 15 à 20 ans si aucune reconnaissance de la vérité et de la responsabilité n’est acceptée.

Ces sanctions sont applicables aux personnes physiques qui ont commis des crimes sérieux en faveur des entreprises qu’ils dirigent, pour lesquelles ils travaillent ou qu’ils représentent – en finançant, par exemple, des groupes paramilitaires – et, s’ajoutent à l’indemnisation des victimes pour les dommages causés.

En ce qui concerne la responsabilité pénale des entreprises, il y a un vide juridique étant donné qu’une entreprise ne peut évidemment pas être emprisonnée. Il est évident que civilement elles doivent réparer les dommages causés aux victimes, mais dans d’autres lois sont prévus, sur base de la responsabilité pénale, des amendes, l’exclusion des marchés publics et des subventions, la dissolution de la société, etc.

Les magistrats et les juges doivent fonder leurs décisions sur les normes internationales afin de prévenir l’impunité des pratiques incriminées, entre autre, pour les auteurs de crimes contre l’humanité ou de génocide, mais également pour les complices de tels actes. Ils doivent aussi effacer les contradictions possibles entre les degrés de participation décrits et ce que figure l’article 31 de l’accord, à savoir que « le financement ou la collaboration avec des groupes paramilitaires, qui n’ont pas eu lieu sous la contrainte, pour ceux dont la participation a été décisive ou régulière ». Je pense que la nature de cette participation ne peut pas briser les degrés de responsabilité, de complicité, d’instigation ou de recel.

A mon avis, la participation des STN comme agents directs ou indirects du conflit armé colombien – selon les actes extrêmement graves décrits dans l’article 40 Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-Récidive qui inclut la Juridiction spéciale pour la paix et les droits de l’Homme – exige l’expulsion de la zone où ils ont agi et, en fonction de la gravité des faits, de la Colombie. La dissolution des entreprises nationales pour les mêmes faits est une autre peine à considérer.

Ce que la législation colombienne ne réglemente pas est la responsabilité pénale des entreprises, ce qui n’empêche pas les juges et les magistrats de l’appliquer, puisque, selon l’article 19 susmentionné, les références normatives sont le droit international des droits de l’Homme et du droit humanitaire et que, lors de l’adoption de résolutions ou de déclaration s’effectue une qualification juridique propre au Système, permettant ainsi d’appliquer la responsabilité pénale des entreprises tel que développé dans le droit international.

Pourquoi les entreprises internationales agissent-elles avec tant d’impunité dans le contexte global ?

C’est une question très complexe, mais d’un point de vue juridique, l’existence d’une nouvelle lex mercatoria, ou Droit Global des Affaires, explique l’impunité dans laquelle les entreprises opèrent.

Dans la lex mercatoria, les droits des sociétés internationales sont protégés par un cadre juridique complexe composé de milliers de normes – les contrats signés par les grandes entreprises ; les normes, les règlements, l’ajustement des politique et des prêts conditionnels de l’OMC, du FMI et de la Banque Mondiale ; le système de règlement des différends de lOMC et des tribunaux d’arbitrage – caractérisées par leur force juridique. L’opposition des grandes puissances et des lobbies internationaux face à la création des règles qui pourraient compromettre leurs perspectives d’affaires a une explication très simple : les normes actuelles des entreprises globales sont conçues à leur image. Ce sont des « lois » pour défendre les intérêts des grandes entreprises ; ce sont des normes pour les riches.

D’autre part, les multinationales protègent leurs droits grâce à des règles supranationales à caractère multilatérale, régionale et bilatéral qui portent atteinte à la souveraineté des Etats bénéficiaires ; cependant, leurs obligations sont conformes aux lois nationales préalablement soumises à la logique du capital.

Dans le cas de la Colombie, l’alliance entre le pouvoir des entreprises, le gouvernement et les classes dirigeantes a mené à la dérèglementation, la privatisation et au démantèlement de toutes les politiques publiques de soutien aux majorités sociales dans le contexte du conflit armé et de la violence généralisée contre les mouvements populaires. La Colombie est une excellente piste d’atterrissage pour le capital international.

Et, avec la faiblesse et la complicité des Etats pour contrôler les sociétés internationales, il y a une absence de mécanismes et de mesures appropriées pour établie la responsabilité de ces entreprises à l’échelle mondiale, avec des systèmes régionaux et internationaux qui ne sont pas conçus pour recevoir les plaintes contre les grandes entreprises ainsi qu’un manque de respect et d’application des décisions prises par les organes compétents.

L’architecture de l’impunité qui se dégage de la lex mercatoria décrite ci-dessus est la façon qui explique juridiquement le pouvoir global des entreprises.

Enfin, avez-vous une dernière réflexion ?

D’un point de vue général, et en relation avec les victimes des conflit, l’accord prévu par le Système Intégral a besoin d’être « observé » et « contrôlé » par le mouvement populaire. Le pouvoir des entreprises, le gouvernement et la coalition au pouvoir vont mettre la pression de sorte qu’il se vide de son contenu et se mette au service des classes dominantes. En ce qui concerne la Juridiction Spéciale, les principes de hiérarchisation et des sélection des responsables seront interprétées par les secteurs les plus réactionnaires comme des freins au développement de cette juridiction. Seules l’organisation et l’unité des luttes populaires peuvent faire en sorte que les accords soient interprétés en faveur de l’émancipation des majorités sociales.

Jorge Freytter-Florian / Juan Hernandez Zubizarreta

Oct 2016

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