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Histoire d’un «  rebelle obéissant ».

La prophétie explosive du biencommunisme (Il Manifesto)

Il y a 25 ans, le 26 juin 1967 mourrait Don Milani, curé de Barbiana où fut rédigée, quelques mois avant sa mort, la «  Lettre à une maîtresse d’école » [1]

L’école «  pour tous », mais aussi la maison et l’eau. Et non à la guerre, excepté celle des partisans. Un prêtre jugé inopportun et jamais réhabilité par l’Eglise. Comme ses expériences pastorales. Peu de temps avant d’être transféré de sa paroisse de San Donato à Calenzano -un centre ouvrier textile aux portes de Florence- dans le village perdu de Barbiana -groupe de maisons éparses sur les pentes du Monte Giovi, dans le Mugello (région montagneuse au nord de Florence, NdT)- don Lorenzo Milani écrivait à sa mère une lettre passionnée : «  J’ai la superbe conviction que les charges d’explosif que j’ai amassées pendant ces cinq années n’arrêteront pas de pétarader pendant au moins 50 ans sous le derrière de mes vainqueurs ».

C’était en 1954, l’affrontement Dc-Pci (Démocratie Chrétienne-Parti Communiste Italien) était âpre, le décret avec lequel le Saint Office avait en 1949 excommunié les communistes restait pleinement en vigueur, et ce jeune prêtre -qui n’était pas communiste, mais avait plusieurs fois confessé que le vote pour la DC du 18 avril 1948 avait été une erreur («  c’est le 18 avril qui a tout gâché, c’est la victoire qui a été ma grande défaite » écrit-il à Pipetta, un jeune communiste de Calenzano)- non aligné sur les ordres de la Curie, de Piazza del Gesù (siège de la Compagnie de Jésus à Rome, NdT) et de la Confindustria (le patronat italien, NdT), devait être neutralisé et rendu inoffensif : exilé dans les montagnes, curé d’une église dont la fermeture avait été décidée, «  curé de 40 âmes » comme il disait lui-même.

Et pourtant, malgré le confinement imposé par l’archevêque de Florence Ermenegildo Florit, la «  superbe conviction » de Milani semble s’être réalisée : les «  charges d’explosif » placées sous le derrière » des vainqueurs, 45 ans après sa mort le 26 juin 1967, continuent à «  pétarader ». Elles n’ont pas eu la force de subvertir le système, mais certaines intuitions, pour la plupart non réalisées, et de nombreuses dénonciations, non écoutées, conservent intactes leur caractère explosif. Et s’il est vrai que la valeur d’une aventure se mesure aussi à la capacité d’anticiper les époques de l’histoire, alors celle de Lorenzo Milani reste une expérience «  prophétique » qui a encore quelque chose à dire à la société, à la politique et à l’Eglise d’aujourd’hui.

L’école demeure le lieu central de cette expérience mais pas le seul. Avec ses «  jeunes » de Barbiana, il en dénonça le caractère de classe dans Lettre à une maîtresse d’école et il l’expérimenta comme praxis libératrice, autant dans l’école du soir pour les ouvriers de Calenzano, 20 ans avant les «  150 heures » conquises par le Statut des travailleurs en 1970, qu’à l’école primaire de Barbiana pour les petits montagnards du Monte Giovi. Les ministres, politiciens autant que techniciens, qui au fil des années se sont succédés à Viale Trastevere (ministère de l’Instruction, de l’université et de la recherche, NdT), à part quelque exception, se sont tous montrés très dévots de l’idée milanienne d’ «  une école pour tous » -le 26 juin est au programme un énième congrès du ministère : Monter à Barbiana 45 ans plus tard- et tous sont en même temps très habiles à l’ignorer comme praxis. Eventuellement en imaginant un enseignement multimédia dans des instituts avec des classes de 30-35 élèves ou bien en inventant des prix spéciaux pour quelques étudiants apparemment méritants -la dernière idée de Profumo (actuel ministre de l’Instruction etc., NdT)- pendant qu’on supprime à tout le monde ressources, enseignants, professeurs, enseignants de soutien, et heures de cours, de façon à transformer l’école en «  un hôpital qui soigne les bien portants et rejette les malades », «  instrument de différentiation » plus qu’ascenseur social, comme on le lit dans Lettre à une maîtresse d’école (écrite par un groupe d’écoliers de Barbiana, en 1967, publiée quelques mois avant la mort de L. Milani, NdT). Et «  si ça ne marche pas, ce sera parce que l’enfant n’est pas fait pour les études », même au CP. La langue est oubliée, «  la langue qui fait l’égalité », et les langues qui, dans une visée «  internationaliste », permettent aux opprimés du monde entier de s’unir : à Barbiana nous étudions «  le plus de langues possibles, parce que nous ne sommes pas seuls au monde. Nous voudrions que tous les pauvres du monde étudient les langues pour pouvoir se comprendre et s’organiser entre eux. Ainsi il n’y aurait plus d’oppresseurs, ni de patries, ni de guerres ». Milani envoyait à l’étranger les très jeunes étudiants du Mugello, filles comprises, en réussissant à vaincre les peurs et les résistances des familles ; Francesco Gesualdi en est le témoignage vivant : ex élève de Barbiana, expédié en Afrique du nord à 15 ans pour apprendre l’arabe, et aujourd’hui animateur infatigable du Centro nuovo modello di sviluppo per i diritti dei popoli del Sud del mondo (Centre pour un nouveau modèle de développement pour les droits des peuples du sud du monde).

Et il n’y a pas que l’école. Mais aussi les biens communs : l’eau et la maison. Elle est peu connue, mais d’une grande signification, cette lutte menée avec les montagnards de Barbiana pour la construction d’un aqueduc qui aurait dû amener l’eau à neuf familles. Bataille perdue, parce qu’un propriétaire terrien refusa de concéder l’usage d’une source inutilisée qui se trouvait dans son champ, détruisant ainsi, écrit Milani dans une lettre publiée en 1955 par le Giornale del Mattino de Florence (dirigé à l’époque par Ettore Bernabei) «  les efforts des 556 constituants », «  la souveraineté de leurs 28 millions d’électeurs et de tous les morts de la Résistance », mère de la Constitution républicaine (entrée en vigueur le 1er janvier 1948, NdT). A qui la faute ? A l’ «  idolâtrie du droit de propriété ». Quelle solution ? Une loi simple «  dans laquelle il soit dit que l’eau est à tout le monde ».

Et la maison, avec le plan Ina-Casa de Fanfani qui aurait dû assurer un toit à tous les travailleurs, mais qui ne fut réalisé qu’a minima, tandis que continuaient les expulsions de ceux qui occupaient les villas des riches bourgeois qui avaient deux ou trois habitations, tenues fermées «  pendant 11 mois de l’année ». «  La propriété a deux fonctions : une sociale et une individuelle » et «  la sociale doit passer avant l’individuelle à chaque fois que sont violés les droits humains », écrit Milani en 1950 sur Adesso, le journal de don Mazzolari. Ces mots «  dimanche je les crierai très fort. Vous verrez, tous les chrétiens seront avec vous. Ce sera un plébiscite. Nous ferons un barrage autour de la villa. Personne ne vous jettera dehors ». Mais rien de tout cela n’arrivera, écrira Milani, qui répètera : «  J’ai honte du 18 avril ».

La guerre et l’histoire, traversées par la responsabilité individuelle -«  sur un mur de notre école il y a écrit en grand : I care », c’est-à -dire «  ça m’importe, ça me tient à coeur. C’est l’exact contraire du mot fasciste ’ je m’en fiche’ »- sont les autres thèmes forts de l’expérience de Milani : la défense de l’article 11 de la Constitution, l’objection de conscience aux ordres injustes surtout s’ils sont militaires («  l’obéissance n’est plus une vertu, mais la plus lâche des tentations »), l’opposition à la guerre et à la guerre préventive, 40 ans avant Bush, parce que «  dans la langue italienne tirer le premier s’appelle agression et non défense ».

C’est une relecture de l’histoire qui prend ses distances avec toute «  utilisation publique » nationaliste et patriotarde, passant en revue les guerres italiques, toutes d’ «  agression » : depuis les guerres coloniales de Crispi et Giolitti, au premier conflit mondial, jusqu’à celles fascistes de Mussolini ; en passant par le général Bava Beccaris, décoré par le roi Umberto, qui en 1898 tira au canon sur les mendiants «  juste parce que les riches (alors comme aujourd’hui) exigeaient le privilège de ne pas payer d’impôts ».

Mais «  il y a eu aussi une guerre juste (si une guerre juste existe). La seule qui ne fût pas une offense à d’autres Patries, mais défense de la notre : la guerre des partisans ». Ainsi écrit-il aux aumôniers militaires qui avaient appelé «  vils » les objecteurs de conscience, si vous avez le droit «  de diviser le monde en Italiens et étrangers alors je vous dirai que, dans votre logique, moi je n’ai pas de Patrie et je réclame le droit de diviser le monde en déshérités et opprimés d’un côté, privilégiés et oppresseurs de l’autre. Les uns sont ma Patrie, les autres mes étrangers. Et si vous avez le droit, sans être rappelés par la Curie, d’enseigner qu’Italiens et étrangers peuvent licitement voire héroïquement se massacrer mutuellement, alors moi je réclame le droit de dire que les pauvres aussi peuvent et doivent combattre les riches. Et au moins dans le choix des moyens je suis meilleur que vous : les armes que vous approuvez, vous, sont d’horribles machines à tuer, à mutiler, à détruire, à faire des orphelins et des veuves. Les seules armes que j’approuve, moi, sont nobles et sans effusion de sang : la grève et le vote ».

Milani n’a pas été un «  catholique dissident » -68 était encore loin- mais un «  rebelle obéissant », et peut-être justement à cause de ça regardé avec encore plus d’hostilité par l’institution ecclésiastique à qui le prêtre reprochait d’avoir perdu de vue l’Evangile afin de suivre le pouvoir : «  Nous n’avons pas haï les pauvres comme l’histoire dira de nous. Nous avons seulement dormi. Et c’est dans ce demi-sommeil que nous avons forniqué avec le libéralisme de De Gasperi, avec les Congrès eucharistiques de Franco. Il nous semblait que leur prudence pouvait nous sauver » lit-on dans la visionnaire Lettre d’outre-tombe d’un «  pauvre prêtre blanc de la fin du 2ème millénaire » aux «  missionnaires chinois » qui à l’avenir viendront dans une Europe qui n’aura plus de prêtres, tués par les pauvres : page de conclusion de Expériences pastorales, le volume de Milani jugé «  inopportun » par le Saint Office en 1958, et toujours pas réhabilité. «  En enseignant aux petits catéchumènes blancs l’histoire du lointain An 2000 ne leur parlez donc pas de notre martyre. Dites-leur seulement que nous sommes morts et qu’ils en remercient Dieu. Nous avons mélangé trop de causes étrangères à celle du Christ ».

Luca Kocci

Edition de samedi 23 juin de il manifesto

http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20120623/manip2pg/07/manip2pz/324765/

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.

La Lettera a una professoressa a été traduite en français et nombreuses autres langues. Ne disposant que du texte italien, édition 1971, je joins à cet article quelques extraits de l’ouvrage comme invitation à lire ces belles pages écrites collectivement.

«  Ce livre n’est pas écrit pour les enseignants, mais pour les parents. C’est une invitation à s’organiser.

A première vue il semble écrit par un seul garçon. Au contraire, nous sommes huit auteurs, huit garçons et filles de l’école de Barbiana.

D’autres camarades, qui travaillent, nous ont aidés le dimanche.

Nous devons remercier avant tout notre Prieur qui nous a éduqués, enseigné les règles de l’art et dirigé nos travaux.

Ensuite de très nombreux amis qui ont collaboré d’une autre manière :

Pour la simplification du texte, divers parents.

Pour le recueil des données statistiques, des secrétaires, enseignants, directeurs, fonctionnaires du ministère et de l’Istat, des prêtres.

Pour d’autres informations, des syndicalistes, journalistes, administrateurs communaux, historiens, statisticiens et juristes.

Première partie

L’école obligatoire ne peut pas recaler les élèves

Chère madame,

Vous ne vous souviendrez pas de mon nom. Vous en avez tellement recalés.

Moi par contre j’ai souvent pensé à vous, à vos collègues, à l’institution que vous appelez école, aux jeunes que vous «  rejetez ».

Vous nous rejetez dans les champs et dans les usines et vous nous oubliez.

[…]

Barbiana quand j’y arrivai, ne me parût pas être une école […] De chaque livre, une seul exemplaire. Les enfants se serraient autour. On avait du mal à s’apercevoir qu’un d’entre eux était un peu plus grand et enseignait. Le plus vieux de ces maîtres d’école avait seize ans. Le plus jeune douze et me remplissait d’admiration. Dès le premier jour, je décidai que j’enseignerais moi aussi.

La vie est dure là -haut aussi. Discipline et histoires à faire perdre l’envie d’y retourner. Mais celui qui n’avait pas de bases, qui était lent ou sans envie de travailler se sentait le préféré. Il était accueilli comme vous accueillez, vous, le premier de la classe. On aurait dit que toute l’école n’était que pour lui. Tant qu’il n’avait pas compris, les autres ne continuaient pas.

Il n’y avait pas de récréation. Pas de vacances, même pas le dimanche.

Personne ne s’en souciait parce que le travail est pire. Mais chaque bourgeois qui venait nous voir nous faisait des histoires là -dessus. Un jour un grand professeur déclara : «  Cher Révérend, vous n’avez pas appris la pédagogie. Polianski dit que le sport est une nécessité physiopsicho… »

Il parlait sans nous regarder. Ceux qui enseignent la pédagogie à l’Université n’ont pas besoin de regarder les enfants, ils les connaissent tous par coeur comme nous les tables de multiplication.

Finalement il partit et Lucio qui avait 36 vaches dans l’étable dit : «  L’école sera toujours mieux que la merde ».

Cette phrase doit être gravée sur la porte de vos écoles. Des millions d’enfants paysans sont prêts à y souscrire.

C’est vous qui dites que les enfants haïssent l’école et aiment jouer. Nous paysans vous ne nous avez pas interrogés. Mais nous sommes un milliard et neuf cent millions. Six enfants sur dix pensent exactement comme Lucio. Les quatre autres on ne sait pas.

Toute votre culture est construite comme ça. Comme si le monde c’était vous. »

Extraits de Lettera a una professoressa, Scuola di Barbiana, Libreria editrice fiorentina, 1971 pour cette édition), p.9-13.

Traduction m-a p.


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