Dominique Meeus indique dans une réaction à mon article (1) « Lyssenko, un imposteur ? » (mai 2016) : « Je ne suis pas biologiste mais suffisamment cultivé pour savoir que l’épigénétique n’est pas un aveu d’impuissance de la génétique et surtout qu’elle n’est en rien un voie supplémentaire d’hérédité ». L’étant moi-même, je me dois de rappeler une évidence sur le changement de paradigme actuel en génétique, même si c’est toujours à reculons que les savants, à commencer par les héritiers de Jacques Monod, modifient leur manière de penser.
L’épigénétique est bien la résultante logique de recherches en génétique qui ont révolutionné la biologie vieillissante du 20ème siècle, mettant à mal finalement les dogmes originels idéalistes de Morgan, Weismann, puis Jacob et Monod, sur le « tout génétique » (ou le « programme génétique », version customisée du « tout génétique » dans les années 70). Non pas que les gènes ou l’ADN n’existent pas bien sur : Au contraire, leur connaissance de plus en plus intime conduit aujourd’hui à des conclusions tellement novatrices qu’il est difficile de les passer sous silence.
L’épigénétique c’est donc l’affirmation qu’il existe bien des voies métaboliques permettant, chez le végétal comme chez l’animal, la transmission à la descendance sur plusieurs générations de caractères induits par le milieu, si celui-ci continue de s’exercer dans les mêmes conditions. C’est une transmission « hors des gènes eux-mêmes » et indépendamment de leurs mutations potentielles, ce qui est la signification même du mot « épigénétique ». Les historiens des sciences y reconnaîtront la stricte négation du fameux « dogme central de la génétique moléculaire » formulée dans l’immédiat après guerre : L’hérédité ne passe que par les gènes de façon innée, de sorte que seules les mutations au cœur de ces gènes peuvent porter une évolution du vivant.
Ce n’est donc pas la « philosophie » mais bien la biologie qui fait écho ces dernières années avec la « révolution épigénétique », à l’affaire trop vite classée de « l’hérédité des caractères acquis par l’habitude » (la formule est de Lyssenko). Et si comme le dit à juste titre Dominique Meeus « c’est une illusion dangereuse d’inverser la relation entre la science (qu’il faut considérer en premier) et la philosophie (qui est seconde) », il serait souhaitable de soustraire les jugements moraux, comme celui sur le procès de Nicolaï Vavilov évidemment injuste, des considérations strictement scientifiques nécessaires pour notre époque.
De ce point de vue scientifique, Trofim Lyssenko a en effet commis une faute de première importance, qui a c’est vrai « paralysé la recherche en URSS » en ce qui concerne la génétique formelle et la génétique moléculaire, alors même que celle-ci, portée à ses plus extrêmes limites, n’a eu d’autres solutions un demi-siècle plus tard que de se renverser dialectiquement, avec la (re)découverte de cette forme d’hérédité non génétique, et de ses corollaires pratiques en agronomie, à commencer par la possibilité de rendre les plantes héréditairement résistantes à certaines conditions sans intrants polluants et à moindre frais.
Mais à l’inverse il faut souligner que du coté occidental, le caractère extrêmement tardif de ces redécouvertes, pourtant salvatrices à l’heure où l’on cherche des alternatives à la funeste agriculture intensive et court-termiste, s’explique sans aucun doute par une paralysie tout à fait symétrique des recherches en agrobiologie.
Preuve en est d’ailleurs le grand retour de techniques opposées à l’agriculture intensive destructrices des sols, comme l’agroforesterie, cette reformulation bien tardive des fameuses « bandes forestières » avec lesquelles Lyssenko et Williams voulaient fertiliser les sols pauvres de Sibérie, dans l’hilarité générale en Occident. Là encore, sans aucune référence à la génétique (qui serait seule à l’origine de la diabolisation de Lyssenko selon D. Meeus), n’a t-on pas assisté à une paralysie tout aussi grave à l’Ouest, par simple priorité de la « philosophie » (anticommuniste) sur la recherche soviétique (fût-elle infructueuse dans certaines conditions, comme toute théorie à commencer par celle de Mendel lui-même) ?
De la même façon on tentait dans les années 70 de ridiculiser les critiques soviétiques (2) contre l’agriculture « chimique » prônant l’usage massif d’engrais, au profit d’un respect de la biologie des sols par le biais de « semis sous couvert végétal » (compostes composés à 80% de pailles et à 20% de fumier) .
Pourtant, la catastrophe écologique actuelle liée à la destruction systématique des sols par l’agriculture intensive, que Dominique Meeus ne souhaite pas mettre en parallèle avec les prétendus insuccès de l’agriculture soviétique, ne devrait pas non plus justifier qu’on fasse table rase du substratum scientifique de l’industrie agrochimique. Car sans honnête confrontation, c’est la paralysie qui menace la science.
Mettre la philosophe en second par rapport à la science, c’est un impératif que l’histoire des sciences nous rappelle invariablement : C’est ainsi qu’on peut observer comme une curiosité « l’éternel retour de Lyssenko » non pas par les méandres d’un dogmatisme philosophique (qui aujourd’hui serait plutôt du coté des détracteurs, figés sur les arguments désuets des grandes heures de l’agriculture intensive capitaliste d’une part et du paradigme désormais révolu du « tout génétique » d’autre part dans les années 70), mais bien par les couloirs des laboratoires.
Si la préhistoire des techniques agronomiques à grande échelle, alternatives à l’agriculture intensive, se trouvent en Union Soviétique dans les années trente et quarante, dans toute sa complexité faite de réussites et d’erreurs (y compris par excès d’idéalisme de la part de Lyssenko et de ses pairs eux mêmes), les laboratoires d’aujourd’hui ont tout à gagner en se libérant d’une inquisition philosophique anticommuniste du siècle dernier tentant de les couper de leur histoire.
Guillaume SUING