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Luciano Canfora : "Holodomor, l’atlantisme plie l’histoire à ses fins".

Luciano Canfora, l'un des plus grands philologues italiens, est un philologue classique, un helléniste et un historien. Il est professeur émérite de philologie grecque et latine à l'université de Bari et coordinateur scientifique de l'École supérieure d'études historiques de Saint-Marin. Il est membre du comité de rédaction de plusieurs revues, tant scientifiques que populaires, telles que le Boston Journal of Classical Tradition, la revue espagnole Historia y crítica et la revue italienne de divulgation géopolitique Limes (groupe GEDI). Il est membre de la Fondazione Istituto Gramsci et du comité scientifique de l'Enciclopedia Treccani. Depuis 1975, il dirige également la revue Quaderni di Storia (éd. Dedalo, Bari), la série de textes La città antica de l'éditeur Sellerio, la série Paradosis pour les edizioni Dedalo et la série Historos pour Sandro Teti Editore. Il est un auteur prolifique de philologie, d'histoire et de politique, de l'Antiquité à l'époque contemporaine. Militant depuis plusieurs années au sein du Parti de l'unité prolétarienne pour le communisme (PdUP), il a adhéré en 1988 au Parti communiste italien (PCI) ; quelques mois après la dissolution du PCI, il a rejoint le Parti de la refondation communiste (PRC). Il a été candidat aux élections européennes de 1999 sur la liste du Parti des communistes italiens (PdCI) dans la circonscription du Nord-Ouest, du Centre et du Sud de l'Italie, sans être élu. En ce qui concerne la guerre en Ukraine, Canfora a qualifié l'Euromaïdan de "coup d'État". [Le Sénat italien a récemment débattu et approuvé un ordre du jour pour la reconnaissance de l'Holodomor.]

L’HISTORIEN - Pour les historiens, il ne s’agit pas d’un génocide : ce ne sont pas des décisions pour le Parlement.

"Un problème historiographique ne peut être résolu par des votes au Parlement". Luciano Canfora, universitaire et essayiste grec de renom, s’est longuement penché sur l’utilisation politique de la mémoire. Dans l’un de ses essais de 2010, "L’utilisation politique des paradigmes historiques", il montre que le révisionnisme est une constante à chaque époque, les puissants s’efforçant de réécrire l’histoire afin de s’accréditer en tant que vainqueurs. La motion signée par le FdI [Fratelli d’Italia, Extreme Droite, le parti de Meloni] et le Pd [Partito Democratico, centriste et liberal] au Sénat visant à reconnaître comme génocide l’Holodomor, la famine causée par la collectivisation forcée des campagnes imposée par Staline sur le territoire de l’Ukraine et d’autres républiques de l’URSS entre 1932 et 1933, qui a coûté la vie à des millions de personnes, entre également dans cette catégorie, affirme-t-il. Une motion a été adoptée par le Parlement en novembre, ainsi que par le Bundestag à Berlin, l’Europarliament et la Verchovna Rada à Kiev, où Zelensky a activement défendu la cause.

Professeur, au Sénat, FdI parle de "fait incontestablement établi, à savoir le génocide du peuple ukrainien par Staline et les communistes soviétiques". Le jugement historique sur le sujet est-il si serein ?

L’idée que l’Holodomor était un acte délibéré de Staline pour exterminer les Ukrainiens attend encore des preuves scientifiques. L’historiographie débat encore des causes de cette grande famine. Personne ne nie le fait, mais l’intentionnalité ne peut être prouvée. L’histoire de l’URSS doit être étudiée, les problèmes historiques sont résolus dans les archives, et non par la superficialité télévisée des "bons et des méchants".

Qu’y a-t-il à condamner dans cette initiative ?

Je réponds par une provocation. Je propose un vote pour reconnaître le génocide des soldats romains à Cannes, en 216 avant J.-C., par les "féroces" Carthaginois. Je suis consterné parce que ce n’est pas seulement une façon ridicule de traiter les questions historiques, mais c’est aussi une façon pour ceux qui sont au pouvoir de prétendre qu’ils ont gagné rétroactivement. L’atlantisme le plus à droite a gagné plusieurs manches dans la dernière période, et impose maintenant des représentations historiques ad usum Delphini. D’autres se chargeront de défaire ce canevas et de présenter les choses autrement, peut-être dans 600 ou 700 ans. Face à cette forme de surpuissance, l’ancienne gauche ne sait jamais réagir intelligemment, elle joue les seconds rôles. On peut déplorer des faits historiques, mais on ne peut le faire au mépris des vérités les plus élémentaires. Je rappelle que le Parlement européen s’est déjà illustré en mettant dans le même sac stalinisme et hitlérisme. Pourquoi ne votons-nous pas la reconnaissance du génocide de près de 20 millions de morts russes pendant la Seconde Guerre mondiale, après une agression subie par l’Allemagne du IIIe Reich, lorsque l’Ukraine a collaboré avec Hitler ? Je suis du côté de Fabius Maximus le procrastinateur, qui ne voulait pas de la bataille de Cannes : d’autres l’ont voulue, et elle s’est terminée par le massacre que l’on sait.

Pourquoi voter sur l’Holodomor maintenant, alors qu’il y a toujours une guerre entre la Russie et l’Ukraine ?

Nous devons trouver des justifications idéales pour être en guerre, alors que nous prétendons ne pas l’être. Tout cela alors que plus de la moitié de l’opinion publique italienne ne veut pas de la guerre. Il y a quelques jours, j’ai lu dans le Corriere della Sera, sous un titre alarmant, que 61 % des Italiens déclarent ne pas faire confiance à Zelensky : c’est un élément important pour comprendre pourquoi l’Italie pratique actuellement l’Holodomor. On ne cesse d’inventer de nouveaux arguments pour renforcer le camp atlantiste.

Il Fatto Quotidiano – 27/07/2023 - RICCARDO ANTONIUCCI

 https://italienpcf.blogspot.com/2023/07/luciano-canfora-holodomor-latlantisme.html
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COMMENTAIRES  

30/07/2023 10:33 par CN46400

"L’holodomor" nous est présenté comme un génocide agraire qui aurait été voulu par Staline dans la zone la plus fertile de l’URSS. C’est débile, et c’est insultant pour les ruraux ukrainiens. Tout simplement parce qu’il est impossible d’affamer une population agricole dans une zone aussi fertile que l’Ukraine. En France les nazis ont essayé de capter un max de récoltes, ils ont espacé, et allégé, les repas dans les villes, mais pas dans les campagnes. Même les produits exotiques y ont été remplacés, le sucre par le miel, le café par l’orge grillé. Les paysans ukrainiens seraient-ils moins intelligents que les français ?

30/07/2023 11:30 par ROGER

A propos de "l’Holodomor" dont l’homonymie avec holocauste est évidente , il y a un excellent bouquin d’un historien américain , Mark TAUGER : "Famine et transformation agricole en URSS" qui traite le sujet avec des références abondantes . Il y invalide l’image d’une famine artificiellement créée .

30/07/2023 12:14 par barbe

Excellent auteur, puits de science, subtil et très instruit, facile d’accès à qui peut l’écouter en italien en ligne, pouvant servir de trait d’union entre histoire (circonstances) et philosophie (conditions).
Y sont aussi nommées des références internationales inconnues en France.

30/07/2023 13:35 par robess73

C est se répéter mais lire a ce sujet les travaux d Annie Lacroix riz .ou regarder sa conférence .elle cite aussi d abondantes sources et travaux d autres historiens .la famine de 32 a plusieurs causes .touche plusieurs régions d URSS.et ne peut en aucun cas être considérée comme un génocide ..

30/07/2023 16:14 par françois gerard

https://youtu.be/Z-Vcf5yPNZ4 voici le lien pour une vidéo du PRCF où annie lacroix ruiz parle de cette épisode historique à la suite d’une attaque de Médiapart contre elle

31/07/2023 13:33 par CN46400

@François Gérard
ALR frappe encore un gros coup en faisant remarquer que le pseudo génocide coïncide avec le gros boom de l’industrialisation de l’URSS en général et Ukraine particulièrement, et l’urbanisation qui, comme partout, va avec. Où sont passé les centaines de milliers de familles qui ont quitté les campagnes françaises après la Libération ? "Génocidées" ou urbanisées ? Dans mon bled il y avait 30 exploitations agricoles, il en reste deux......

31/07/2023 17:10 par micmac

CN46400 :

Il ne faudrait pat "sombrer dans le négationnisme" non plus. La grande famine a bien eu lieu en URSS. Staline lui même l’a reconnu lors de son fameux discours sur "Les vertiges du succès". Il a alors ordonné de ralentir la collectivisation et octroyé un lopin de terre privé à chaque kolkhozien. Bon, il l’a reconnu, mais c’était d’après lui la faute de sous-fifres trop zélés, naturellement...

Vous avez cependant raison en soulignant que l’industrialisation menée parallèlement à la collectivisation forcée en l’URSS ont effectivement, au final, induit un phénomène très comparable aux enclosure en Angleterre, par exemple, qui ont aussi plongé des millions de paysans dans la misère, et donc à la mort. Sauf qu’en URSS, ça c’est passé pendant un plan quinquennal, en Angleterre, ça a duré environ un siècle, avec des effets semblables concernant l’exode rural et le bilan humain.

Au pourrait aussi parler du bilan humains de la grande dépression aux USA, peut être lui aussi comparable à celui de la collectivisation en URSS, au même moment. Certains historiens évoquent aussi des millions de morts en cette occasion eux USA en compilant les données démographiques.

Et l’auteur a évidemment raison : en aucun cas l’Ukraine et les Ukrainiens n’ont été spécifiquement visés par la collectivisation. Ni dans les faits, ni dans les discours.

31/07/2023 20:02 par CN46400

@micmac,
Ok la collectivisation ne fût pas un chemin de roses, en Chine non plus d’ailleurs. Mais là où ALR marque fort c’est aussi lorsqu’elle compare le souvenir de 14-18 en France (1,6 million de mort) avec celui du pseudo "holodomor" en Ukraine (6 millions de victimes parait-il) qui n’existe vraiment qu’à l’ouest, qui était polonais à l’époque, donc protégé jusqu’en 39 (Pacte Hitler-Staline), alors qu’à l’est russophone, censé l’avoir vécu pleinement (32-33), il est quasi-inexistant !
Et ceci sans parler des preuves matérielles, photos notamment, qui n’existent pas.

01/08/2023 20:51 par Aodren

Je suis assez étonné que personne ne parle du blocus anglo-saxon de l’URSS. Empêcher ce pays d’importer des aliments en période de mauvaises récoltes est l’élément qui a permis les famines. On trouve dans les archives iraniennes, les menaces de guerre anglaises envers la Perse si jamais cette dernière vendait du grain aux soviets, alors en pleine famine. Les centaines de milliers de soldats anglais dans l’Inde adjacente rendait crédible cette menace.

01/08/2023 22:18 par Micmac

C’est exact, l’ouest de l’Ukraine était polonais à l’époque, alors que les maboules nationalistes qui en sont issu ne cesse de pleurnicher sur le massacre que les "Russes" (soviétiques) leur aurait fait subit par le famine... Et aussi, c’est effectivement les régions agricoles russophones (et aujourd’hui rebelles) qui en ont le plus souffert.

Mais il ne faut pas minimiser cette famine. Les historiens (les vrais) parlent de plusieurs millions de morts dans la paysannerie de l’URSS, essentiellement dans les régions soviétiques où l’agriculture était la plus prospère (sud de la Russie et Haute Volga, Kouban, Kasakhstan en plus de l’Ukraine).

02/08/2023 17:01 par CN46400

@ micmac,
Il ne s’agit pas de minimiser quoi que ce soit. Que les villes aient pu souffrir n’est sans doute pas discutable, bien que les preuves matérielles manquent, mais je ne croie pas à la famine rurale dans les zones les plus fertiles non seulement parce que ce n’était absolument pas l’intérêt ni de l’URSS, ni de ses dirigeants, mais aussi parce que les paysans, et leur famille, connaissent trop bien leur région pour ne pas trouver, ou planquer, de la nourriture. J’ai assez vécu dans ce milieu pour ne pas croire à de pareille baliverne....

06/08/2023 00:57 par Micmac

Et bien justement ça a été le contraire.

Les réquisitions avaient pour but d’éviter la famine dans les villes. En plus, le Parti venait en grande pompe de supprimer les tickets de rationnement qui étaient en vigueur depuis la 1ère guerre mondiale, il fallait absolument ravitailler la majorité urbaine. Donc surtout pas de pénuries. Les réquisitions qui ont accompagné la collectivisation forcée ont terriblement affamées les campagnes les plus prospères, celles qui étaient très excédentaires. Ce n’était pas voulu, c’était juste une énorme erreur de calcul, associé à des récoltes assez mauvaise cette année là.

Tout le monde n’a pas souffert, la majorité en URSS ne s’est aperçu de rien, jusqu’au fameux discours de Staline qui reconnaissait qu’il y avait eu un problème...

08/08/2023 08:44 par CN46400

@micmac,
"Les réquisitions qui ont accompagné la collectivisation forcée ont terriblement affamées les campagnes les plus prospères,"
Ouais, un roman pour ceux qui ne connaissent rien à la ruralité. Réquisition il y eu, c’est vrai, mais de là à affamer les paysans, il faudrait admettre que le NKVD aurait mieux connu le milieu sur lequel il intervenait que les personnes qui y vivaient et le connaissaient, eux, par coeur. En fait on est en train d’essayer d’expliquer les pb de l’URSS à la lumière de la doxa simpliste : Staline=Hitler.
De même, comparer les camps du Goulag, qui visaient à obtenir, dans tout le territoire soviétiques, du travail sans le payer, à ceux, exterminateurs, des nazis, revient à sous entendre que Staline était si peu intelligent qu’il aurait négligé l’existence de la force de travail des prolos soviétiques. Alors qu’en fait, contrairement à Lénine, Staline ne maîtrisait pas la valeur, et sa possible évolution, de la force de travail. Pour lui le travail forcé, donc quasi gratuit, avait la même valeur que le travail salarié.....

08/08/2023 09:41 par babelouest

@ CN46400

Pour lui le travail forcé, donc quasi gratuit, avait la même valeur que le travail salarié.....

La seule valeur, c’est le travail : qu’il soit forcé, ou "payé", revient au même.

08/08/2023 18:52 par CN46400

@ babelouest,
Le travail forcé coûte moins mais ne peut avoir la même valeur que le travail salarié :
-rendement moindre
-qualité moindre
-amélioration des méthodes moindre
- etc...
Mais, et c’était le pb de l’URSS, le salaire doit, bien sûr, couvrir les besoins de base, mais aussi le plus possible de besoins individuels, produits manufacturés notamment, en pénurie chronique en URSS mais largement disponibles dans la Chine actuelle....

10/08/2023 02:03 par Micmac

@CN46400

Ne vous en déplaise, il se trouve que cette famine a frappé uniquement les régions agricoles d’URSS. Les villes ne se sont aperçues de rien... Je ne vois pas comment des villageois peuvent cacher des silos à blé et du bétail de façon efficace. On peut aller chasser et cueillir des baies dans la forêt, mais ces ressources sont très limitées. C’est pour ça que l’agriculture a été inventée.

10/08/2023 17:14 par CN46400

@ micmac,
Je ne conteste pas les pb humains posés par la collectivisation stalinienne, moins de 20 ans après la distribution léninienne des terres. Je dis, et écrit seulement qu’un "génocide rural" dans les régions les plus fertiles, l’Ukraine n’est pas le Sahel, est impossible même au cas où les dirigeants l’auraient voulu. Ce qui n’était d’ailleurs pas dans les plans de Staline, ni de ses affidés.
Ceci dit, la collectivisation n’a pas eu que des effets négatifs sur la production agricole ultérieure, jusqu’en 91. Il est juste regrettable qu’elle ait été aussi totale, concernant aussi l’exploitation concrète. Alors qu’on constate le niveau actuel de l’agriculture chinoise où la terre, nationalisée à 100% par Mao, est, gratuitement, mise à dispo à des exploitations privées familiales par Deng Xiao Ping.

11/08/2023 10:30 par Georges Rodi

> CN46400

je n’ai pas compétence à propos de l’Ukraine.
Mais pour avoir eu la chance de parler de l’épisode de famine sous Mao avec le grand-père (de ma Chinoise) qui l’a vécu au fin fond de sa montagne du Sichuan, je peux affirmer qu’il s’est avéré tout à fait possible de prendre aux paysans l’intégralité de leur cheptel et de leur stock de riz destiné (en tant que semences) aux futures récoltes.
L’argument des responsables locaux consistant à dire qu’il y avait forcément des stocks cachés a conduit à la catastrophe que l’on sait. Le grand-père a survécu en bouffant des racines, il avait la chance de vivre en montagne, entouré de forêts.
La collectivisation n’a pas joué un grand rôle dans la productivité des petites exploitations locales. Mais pour qu’une province comme le Sichuan puisse connaître la famine, il a vraiment fallu des mesures extrêmement stupides.

Par contre, dans les grandes plaines de l’Heilongjiang, l’approche bien plus idéologique que scientifique s’est avérée contre-productive.
Je précise cependant que la famine a été terrible du fait que l’occident a empêché toute exportation de grains vers la Chine à un moment où la cause essentielle du problème était d’ordre climatique.
L’arme des sanctions n’est pas nouvelle. Mettre intégralement sur le dos de Mao cette catastrophe est une réécriture de l’histoire.

Sous Deng Xiao Ping, la mise à dispostion de parcelles aux paysans n’a pas été gratuite. Il y avait un loyer (minime) à payer.
Ce n’est que récemment, sous le mandat de Xi Jinping, que ce loyer a non seulement été annulé, mais remplaçé par une aide gouvernementale (minime :)

Les terres appartiennent toujours à des collectifs.
Cette organisation permet d’assurer le transfert des exploitations comme suit :
 Les jeunes agriculteurs s’engagent à verser au collectif une part de leurs recettes qui sera répartie et servira de retraite aux paysans dont ils reprennent l’exploitation.
 Les machines permettant de regrouper l’exploitation de petites parcelles, les vergers à renouveler, les serres... Tout cela est subventionné par le gouvernement.
(La Chine est immense, je ne garantis pas que tout ce que décris ici se produit dans toutes les provinces à l’identique)

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