Les gens, l’argent, le travail et le capital
Dans ce dernier article nous allons expliquer les possibilités ouvertes par la socialisation des moyens de production en termes de remise de l’économie au service de l’humain. “Au service des gens, pas de l’argent”, la formule peut sembler convenue et naïve mais nous allons voir qu’elle peut être féconde, à condition de la prendre dans un sens marxiste. Cela passe par le fait de montrer qu’elle est contradictoire avec une analyse scientifique du réel tout en montrant que ce qu’elle exprime - mal - peut être formulé intelligemment.
Qui sont les gens ? Qu’est-ce que l’argent ? Voilà ce qu’il faut se demander avant tout, car formulée ainsi la question se pose en termes de rapports sociaux, c’est une question politique avant tout, loin du fantasme anarchisant qui voudrait que l’argent soit en lui-même la cause de tous les maux - peut-être y a-t-il une part de vérité là-dedans mais il serait abscons de renverser l’ordre des priorités, la première question sur l’outil qu’est l’argent demeure l’usage que l’homme en fait.
Sous le capitalisme, la plus-value devient du capital au moment où elle est accumulée entre les mains d’une minorité qui prend seule les rênes de l’économie. Le capital n’est donc pas une simple accumulation d’argent ou de marchandises, mais bien une force sociale largement autonome, d’autant plus autonome que ses intérêts sont entérinés dans les règles du droit et que l’Etat se modèle à son image. La prétendue “autonomie du politique”, marotte de nombreux penseurs libéraux qui veulent faire passer l’idée qu’en France l’Etat serait relativement hors d’atteinte des puissances d’argent, révèle tout son caractère illusoire au moindre observateur un tant soit peu honnête qui n’a qu’à comptabiliser les scandales de corruption du politique par le monde économique - qui n’a jamais entendu parler en mal des lobbyistes de Bruxelles ?
Au vu du fonctionnement réel de l’union européenne on comprend tout à fait en quoi le capital est une force sociale autonome : il installe ses agents au plus près du pouvoir et décide du cadre institutionnel même au sein duquel le pouvoir est exercé. L’”union” européenne n’a jamais rien été d’autre qu’une union d’industriels et de banquiers, “assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure” selon la formule du libéral Alain Madelin, ministre de l’économie et des finances sous Jacques Chirac. Ce n’est certainement pas l’ACUE (American Committee on United Europe, Comité Américain pour une Europe Unie) ni ses financeurs (CIA, fondations Ford et Rockfeller...) qui diront le contraire.
En lieu et place de l’autonomie du politique, il y a l’autonomie du capital, c’est-à-dire le règne autocratique et sans partage des grandes puissances économiques.
Face à ce monde de l’économie qui sont “les gens” ? Les grands patrons du CAC40 ne sont-ils pas eux aussi des gens ? Sans doute sont-ils même parmi les meilleurs pour avoir atteint de si hauts postes, ils doivent donc bien être les plus habilités de tous ces “gens” à diriger le pays. Pourquoi leur contester la suprématie politique et économique ?
Parce que les gens ne sont pas des gens au sens d’individus absolument autonomes, c’est bien cela le problème. Sans doute notre slogan serait-il scientifiquement pertinent si l’individu humain n’était déterminé d’aucune manière. La réalité est bien différente cependant. Les individus sont pour l’analyse historique déterminés par leur existence concrète, dont le principal critère est celui de la classe sociale. Or ces gens dont nous parlons en opposition à “l’argent”, donc au capital, ne peuvent être que la classe sociale opposée au capital : le prolétariat.
Et c’est bien le prolétariat qui permet au capital d’exister en tant que tel, c’est bien le prolétaire qui forge lui-même ses propres chaînes en créant la plus-value que le capital accumule.
Qu’est-ce donc que remettre l’économie au service des gens ? C’est certes d’abord détruire le pouvoir autonome du capital, donc briser la machine d’Etat qui assoit sa domination et remettre en cause le régime de propriété qui lui donne le pouvoir sur le travail.
Certes, mais une fois les moyens de production socialisés ? Une fois que le capital a essuyé sa première grande défaite, quelle impulsion donner à l’économie ?
En expropriant le capital, les franges les plus avancées du prolétariat (l’organisation d’état socialiste et ses supports partisans) ouvrent la possibilité de redéfinir les conditions collectives d’existence puisque l’économie devient le lieu du débat non plus privé, soumis au bon vouloir des investisseurs, mais public et démocratique.
A quoi doit servir l’économie, qu’est-ce que les gens pourront bien vouloir faire des forces productives qu’ils se seront réappropriées ? La réponse tient justement au vouloir, non plus des capitalistes, mais des masses elles-mêmes à travers leurs organisations engagées dans la construction du socialisme. Et ce vouloir ne peut être autre que la satisfaction des besoins humains.
Qu’est-ce qu’un besoin ?
Lorsqu’on parle de besoin, la première idée qui nous vient à l’esprit est celle de nécessité. Il existe en effet des besoins absolument nécessaires à tout être humain : se nourrir, évacuer, maintenir son corps à température convenable... Il s’agit là des besoins absolument universels dont la nécessité est déterminée par le fonctionnement de l’organisme humain. A noter qu’il existe des besoins physiologiques, naturels au même titre que les précédents, mais non absolument nécessaires comme eux, le besoin sexuel étant de ce second type.
Mais peut-on croire qu’une existence humaine se résume à la satisfaction des besoins physiologiques ?
Au XXème siècle des travaux en psychologie ont pu mettre en lumière l’existence de besoins non naturels - certes déjà pressentis par Epicure sous une forme philosophique qui traitait de désirs plutôt que de besoins. Dans la philosophie d’Epicure c’est la satisfaction des désirs naturels et nécessaires qui passe au premier plan, ce qui se comprend dans le contexte de l’antiquité Grecque où les forces productives encore faiblement développées ne pouvaient pas fournir à tous le confort matériel qui protège l’homme des caprices de la nature, disettes, catastrophes naturelles, épidémies... Il était nécessaire de proposer une manière d’accommoder au mieux la rareté des denrées.
Aujourd’hui on produit déjà assez de nourriture pour 10 milliards d’humains, on sait en théorie comment répondre aux besoins physiologiques de tous avant que le capital ne vienne poser le problème de la plus-value. Le problème ne se pose donc plus dans les mêmes termes. Et ce qui passait dans l’antiquité pour un désir peut se révéler pleinement comme un besoin social, par exemple le besoin de reconnaissance, le besoin d’un environnement stable, le besoin de dépassement de soi...Le plus célèbre exemple de théorie psychologique proposant une typologie des besoins humains incluant des exigences sociales est la dite pyramide de Maslow.
La nécessité de la socialisation des moyens de production (5) : Réorganiser la production pour la satisfaction des besoins humains
Il y a donc des besoins d’ordres multiples, dont une grande partie est socialement déterminée. On peut difficilement soutenir que rouler en Porsche soit un besoin au même titre que le besoin de nourriture. Pour celui qui a travaillé durement afin d’avoir ladite voiture c’est néanmoins un certain besoin social de reconnaissance qui est satisfait. Mais à parler de besoin on risque d’escamoter la contingence de ce qui est aussi un désir. S’il y a bien un besoin de se déplacer pour aller au travail (besoin nécessaire au même titre que celui de se nourrir puisque pour se nourrir il faut pouvoir se rendre sur son lieu de travail), le faire en Porsche ne relève pas d’un principe de nécessité (disons plutôt ici d’un principe de réalité, pour parler en termes Freudiens)mais bien d’un principe de plaisir. C’est là que la contingence existe, là où les conditions sociales (le prestige attaché au fait de conduire une belle voiture) permet de faire de la satisfaction d’un besoin l’expression d’un désir.
Il est évident que l’économie socialiste aura pour fonction première la satisfaction égale de tous les besoins naturels et nécessaires de l’homme, ce qui est déjà à portée de main en France au vu de la performance de notre appareil productif.
Cette question de la satisfaction des besoins primaires trouve des solutions positives dans des propositions du type du salaire à vie, du travail obligatoire comme il a pu exister en URSS...
Le social, désir ou besoin ?
Si le problème de la satisfaction des besoins humains ne s’arrête pas aux besoins primaires, il serait néanmoins illusoire de considérer que les besoins ou désirs non-physiologiques de l’homme n’ont pas de déterminations et d’implications économiques au même titre que les premiers. Reprenons notre exemple de la Porsche. Si un travailleur - certes pas un ouvrier car comme un camarade a pu le démontrer dans un précédent article la perspective d’acquérir un tel véhicule lui est résolument fermée au vu du salaire ouvrier en France - disons un cadre moyen par souci de réalisme, en vient à se payer une Porsche, c’est pour répondre à un besoin de reconnaissance... qui n’échappe pas aux déterminations de classe ! Notre tâche ici est de montrer en quoi les classes sociales ont des désirs et des aspirations qui leur sont propres.
Reprenons notre exemple automobile. Le désir de notre cadre moyen, qui a peut-être grandi dans les conditions de vie du prolétariat, est avant tout le désir de s’affirmer comme “ayant réussi” - a fortiori si cette réussite va à l’encontre des prédictions que l’on pourrait établir en jugeant simplement sur la base de son origine sociale. Le fait de s’acheter une Porsche pris en tant que satisfaction d’un besoin social joue sur plusieurs niveaux. Du point de vue de l’estime et de la reconnaissance, il peut s’agir d’une tentative d’entrer dans un autre monde, celui de ceux qui ont réussi. On peut chercher, sans forcément en être conscient, la reconnaissance de ceux qui à nos yeux réussissent. Et si notre réussite personnelle consiste à gagner bien plus d’argent que les gens de notre classe sociale d’origine, alors on sera poussé à fréquenter des gens qui comme nous sont parvenus à s’extraire d’un milieu défavorable. Dans le complexe de relations sociales qui s’établiront on sera partagé entre notre loyauté envers ceux qui furent proches de nous et notre admiration envers ceux qui incarnent notre propre réussite. De ces deux termes contradictoires, c’est souvent le second qui va l’emporter. Notre individu idéal-typique, “celui-qui-a-réussi” voudra s’identifier à sa propre réussite. Son affection ira à celles et ceux qui symbolisent cette même réussite. Recevoir un compliment de leur part consiste à le recevoir du meilleur de soi-même !
Dans le même temps, le milieu social d’origine se verra relégué dans une position un peu honteuse. La seule gloire de l’individu-qui-a-réussi sera d’être parvenu à s’en extraire. Il pourra alors librement projeter son fantasme de richesse matérielle sur toute sa classe sociale, s’imaginer que la Porsche est ce à quoi tous aspirent. Mais c’est là ne pas comprendre que le désir de Porsche est un désir de classe, en l’occurrence le désir d’ascension sociale d’une classe à l’autre, désir qui reste inaccessible à qui constate que sa fiche de paie est à cent lieues de la bagnole de luxe. Il n’est en rien le fait de vouloir une Porsche pour la voiture elle-même, sauf dans le cas exceptionnel où notre travailleur est un féru de mécanique.
Comprendre le besoin social comme relevant d’une détermination de classe nous permet de comprendre pourquoi, malgré le triomphe affiché des valeurs “post-matérialistes”, le luxe demeure si important aujourd’hui. Accéder à la consommation de luxe demeure le symbole d’une appartenance de classe, répond toujours à un désir social - et non à un besoin ! En effet notre travailleur a pu concrétiser le désir de s’acheter une Porsche, mais son besoin réel était simplement de se déplacer. De même il a pu répondre à un besoin de reconnaissance en s’achetant une belle voiture, mais il a eu le désir de satisfaire ce besoin par la reconnaissance de gens autres que ceux de son milieu d’origine.
Ce qui relève de l’escroquerie intellectuelle serait de renverser les termes et de prétendre qu’il existe un “besoin de luxe”. Le luxe est nécessaire tant qu’il existe une société de classes car il participe le plus ostensiblement d’un ordre symbolique efficace : le luxe signifie la réussite, aux yeux des libéraux en tout genre la réussite individuelle, chaque centime d’un Bernard Arnault étant apparemment mérité. Il est un désir nécessaire pour qui veut se trouver du bon côté de cet ordre symbolique. Il est contingent si l’on considère que l’homme a la capacité d’aller volontairement contre certaines déterminations, car l’homme peut être, pour le meilleur et pour le pire (notre exemple montre plutôt le pire) un traître à sa classe.
Le besoin proprement dit est d’un ordre différent. Il relève de ce qui est irréductible dans la totalité des rapports sociaux. Tel est le besoin d’affection et d’appartenance. Satisfaire à ce besoin en s’affichant parmi la bourgeoisie relève du désir. Gare donc à ceux qui mélangent sciemment les termes : si nous avons pu débuter cet article au milieu de la confusion ambiante, il est désormais clair que qui veut faire passer son désir pour un besoin cherche à faire passer pour nécessaire un certain ordre symbolique.
La perspective socialiste
Que proposer en tant que socialistes face à toute cette confusion ? Disons simplement la réconciliation entre désir et besoin, le fait que l’homme ne soit plus forcé de désirer ce qu’il ne peut avoir.
La raison d’être du luxe impose ce déchirement au prolétaire : impossible de s’enrichir assez pour atteindre le luxe, impossible de s’extraire de l’ordre symbolique qui le glorifie. L’exemple de celui-qui-a-réussi lui sera en permanence montré dans les médias comme la voie à suivre, il faut être disruptif, être un auto-entrepreneur, faire fortune seul et contre tous, tant pis pour ceux qui ne peuvent ou veulent pas céder à ce pseudo-idéal.
Le socialisme remet la richesse à sa place. Le luxe comme autonomie de la richesse, la production socialiste comme richesse de l’autonomie. Il nous semble évident que sous le socialisme le luxe ne pourra exister en tant que tel. La prouesse technologique qui ravit l’amateur de mécanique, le confort des sièges en cuir pour ceux qui ont un désir en accord avec leur contribution objective à la société, voilà qui nous semble bien plus fécond. Le socialisme, notre seule alternative à la barbarie du tous contre tous décivilisateur qu’imposent les rapports sociaux capitalistes, apprendra aux hommes à savoir ce que sont leurs besoins réels et ce qui relève de désirs contingents. Le socialisme fonde le domaine de la moralité sur l’empire de la connaissance scientifique, il est la condition d’une liberté réelle, à la fois connaissance de nos déterminations (Spinoza) - savoir ce qui est un besoin réel - et obéissance à la loi que l’on se prescrit (Rousseau) - ici la capacité collective à satisfaire aussi bien ses désirs que ses besoins.