Le 24 mars 2018, nous serons sûrement nombreux dans les rues de Bruxelles à manifester contre le racisme. Quatre jours plus tôt, le 20 mars 2018, il y aura exactement quinze ans que les États-Unis lançaient leur seconde guerre contre l’Irak. Une guerre qu’ils n’ont à ce jour pas gagnée. Tout comme ils ont perdu la première guerre contre ce pays, lancée dix-sept ans plus tôt.
Les États-Unis ont perdu la guerre contre la Corée en 1953, ils ont perdu la guerre contre le Vietnam en 1975 ; ils ont perdu la guerre contre l’Afghanistan, dans lequel ils sont toujours empêtrés depuis dix-sept ans.
Mais pour ceux qui lancent toutes ces guerres, l’important n’est pas de gagner. L’important est qu’il y ait des guerres, des guerres ouvertes, des guerres rampantes, des guerres à l’extérieur, des guerres à l’intérieur. Des états de guerre permanente dans les ghettos noirs, où la police peut tirer à vue, où les gangs se mènent des batailles sanglantes.
Un état de guerre permanent : seuls les pauvres paient
Peu importe à ceux qui en décident : ce sont quand même toujours les pauvres qui paient le prix, ce sont eux qui meurent, qui vivent dans la peur, qui subissent les famines et les épidémies liées aux embargos et à la démolition des infrastructures essentielles ; ce sont eux qui sont handicapés, mutilés à vie, qui n’ont plus d’écoles ni d’eau potable et qui attendent les quelques heures de « couloir humanitaire » ou de ravitaillement tombé du ciel, entre les tapis de bombes. Ce sont les paysans qui sautent sur les mines en cultivant leur champ ou leurs enfants qui naissent encore toujours déformés au Vietnam, plus de quarante ans après la fin de la guerre, des suites de l’agent orange.
Cet état de guerre permanent n’est pas la réponse au terrorisme de quelques milliers d’individus, c’est au contraire la cause et l’origine de ce terrorisme « d’en bas ». L’état de guerre est strictement indispensable à ce système mondial où l’ordre, il faudrait dire le désordre, est défini par et pour une poignée de milliardaires. Ce désordre mondial dans lequel « la vie urbaine et économique des pays du Nord (la nôtre, donc !) est fondamentalement dépendante des pays du Sud postcolonial (et parfois néocolonial). » [1].
La guerre : un terrorisme cynique, planifié, sur grande échelle, et qui rapporte
Les guerres n’ont pas pour seule mission de préserver l’accès du Nord riche aux matières premières du Sud. Il ne s’agit pas seulement de guerres « pour le pétrole ». Les guerres fournissent un débouché de premier ordre au complexe militaro-industriel : la guerre du Golfe de 1991 a permis d’écouler le gigantesque armement prévu pour combattre l’Union soviétique, entre-temps disparue. Elles sont aussi un immense « salon des inventions » grandeur nature, où les multinationales testent et prouvent sur le terrain l’efficacité de leurs produits. Savez-vous que le GPS a pour la première fois été utilisé pendant la première guerre du Golfe [2] ? Toutes les technologies liées à Internet ont connu un essor fabuleux suite à cette guerre. Quelle plus belle publicité pour la technologie qu’une guerre bien destructrice, avec peu de pertes humaines du côté de l’agresseur ? Et détruire signifie reconstruire : de nouveaux contrats juteux en perspective, cette fois pour les lobbys de la construction, de l’appareillage médical etc. Et avec la garantie que les États s’engageront dans les financements… Profits maximaux garantis. Et puis la guerre permet de développer en permanence l’idéologie de superpuissance, de lutte « contre les barbares ».
La première guerre de la coalition internationale contre l’Irak de 1991 a été précédée, puis suivie, d’un embargo qui a duré dix-neuf ans et qui a été catastrophique pour le peuple irakien. Les deux guerres qui ont ravagé ce pays ont détruit les infrastructures essentielles à la vie économique, sanitaire, sociale et culturelle de la population. À la fin de la première guerre d’Irak, la production d’électricité était tombée à 4 % de ce qu’elle était avant la guerre [3] . L’Agence du renseignement de la Défense américain prévoyait que la guerre mènerait à une « dégradation complète du système d’approvisionnement en eau irakien » [4]. La conjugaison de l’embargo et de la guerre ont ramené l’Irak à une situation préindustrielle, mais dans un pays qui fonctionnait auparavant comme un pays moderne et technologiquement avancé. Toutes les conditions pour un génocide consciemment planifié. La résistance du peuple irakien à toute cette misère a étonné le monde entier, elle a suscité l’admiration des peuples, mais pour les décideurs de guerre, elle était le signe qu’une nouvelle guerre s’avérait nécessaire.
Et elle a eu lieu, douze ans plus tard, alors que la population subissait encore de plein fouet les effets de la première guerre et de l’embargo. Les études sur les conséquences de l’embargo et des deux guerres contre l’Irak varient dans leur estimation des morts : pour l’ONU, 1,7 million d’Irakiens sont morts rien que des effets de l’embargo ; les chiffres totaux varient jusqu’à estimer le nombre total de morts à plus de quatre millions. Quand il s’agit du nombre des victimes des attentats, à New York, Madrid, Londres, Paris ou Bruxelles, le nombre des morts et des blessés s’établit à l’unité près. Quant au nombre des morts provoqués par les guerres et les embargos, les estimations varient de quelques centaines de milliers d’unités ! C’est normal : les ravages causés par ces guerres sont sans commune mesure avec les souffrances provoquées par les attentats. Ils sont littéralement incalculables.
Pourtant, nous sommes mobilisés en permanence contre le « danger d’attentats », mais jamais contre la guerre !
C’est la ligne adoptée également par la Plate-Forme de la manifestation du 24 mars : elle appelle à commémorer les « victimes de la haine et de la terreur, à Bruxelles et ailleurs », en oubliant allégrement les victimes de la guerre et des occupations dans le monde… En oubliant, par la même occasion, le caractère raciste de la lutte contre le terrorisme : déchéance de la nationalité, ciblage systématiques des quartiers à forte densité musulmane, perquisitions très musclées chez les familles de jeunes partis en Syrie, arrestations et maintiens en prison sans procès pendant de longues semaines de « suspects », relâchés par la suite car totalement innocents.
Les « excuses » du socialiste Tony Blair en 2016 pour avoir entraîné son pays dans la guerre et provoqué ainsi la mort de 179 soldats britanniques étaient particulièrement choquantes, mais nous attendons toujours les « excuses » des partis qui, chez nous, et partout dans « le Nord » ont soutenu l’embargo et la guerre… Il y a belle lurette que la gauche, dans son ensemble, a renoncé à faire de la lutte contre la guerre un combat prioritaire et urgent. Qu’elle vote ou laisse passer les mesures antiterroristes sans alerter sur leur caractère antidémocratique est - dans la pratique – islamophobe.
Le soutien de nos gouvernements à la première guerre d’Irak et à l’embargo n’a pas seulement eu des conséquences dramatiques pour le peuple irakien et les autres peuples de la région et du Sud en général. Il a aussi signifié à l’intérieur de nos pays le départ de la campagne islamophobe qui a présenté les citoyens musulmans comme la potentielle « cinquième colonne ». Dès le 3 septembre 1990, à peine un mois après le début de la première guerre contre l’Irak, Charles Picqué, PS, alors ministre-président de la Région bruxelloise, adresse une lettre à son compère politique, Valmy Féaux, ministre-président de la Communauté française, pour lui demander une intervention contre les radios arabes libres. Il la justifie en ces termes : « Insidieusement, des appels à une nécessaire mobilisation des masses arabo-musulmanes contre l’impérialisme américain et occidental risquent de précipiter dans les rues bruxelloises des populations maghrébines abusées par des manipulations extrémistes et irresponsables. Le souvenir de la manifestation d’avril 1986, qui a suivi le bombardement américain de Tripoli reste vivace et les conséquences d’une pareille manifestation seraient néfastes, et surtout pour les populations d’origine maghrébine » [5].
C’est la première utilisation par un responsable politique du terme « arabo-musulman ». Le racisme a désormais changé de cible : il ne s’agit plus des « Marocains », des « étrangers » ou autres qualificatifs encore moins aimables. Depuis 1991, la lutte contre le racisme est inséparable de la lutte contre la guerre. Ce que les antiracistes omettent de mentionner en mobilisant pour le 24 mars prochain. Il ne s’agit plus seulement de ne plus « se diviser », ni même d’accorder des droits sociaux (d’ailleurs pourquoi ne parle-t-on plus de droits égaux dans le slogan central ?), mais avant tout de reconnaître le droit des populations issues de l’immigration de défendre le Sud contre les agressions du Nord et de le faire selon l’idéologie qu’elles choisissent pour le faire.
Nous serons donc certainement nombreux à manifester le 24 mars contre le racisme. Mais manifester contre le racisme sans lien avec la lutte contre les guerres menées aujourd’hui au nom de la lutte contre le terrorisme – tant à l’extérieur de nos frontières qu’à l’intérieur – serait complètement inefficace. Car nous vivons de plus en plus dans une société guerrière, militarisée, sous contrôle, où nos enfants et petits-enfants s’entraînent à tirer à vue sur des jeux-vidéos conçus aux USA par le complexe militaro-industriel [6].
La Belgique pour le maintien du désordre mondial
La Belgique n’est pas en reste dans le maintien du désordre mondial. Depuis mai 20107, la Belgique s’est dotée pour la première fois de son existence d’une « loi de programmation militaire », qui prévoit 9,2 milliards d’euros d’investissements militaires jusqu’en 2030. Pour la défendre devant le Parlement, Denis Ducarme (MR) a affirmé que « cette loi de programmation militaire est la plus ambitieuse en terme d’investissements depuis la fin de la Guerre froide ». Quand je vous disais qu’on ne peut pas rester sans ennemis…
En novembre 2017, le Conseil des ministres informait le peuple belge qu’en 2018, pour la dix-septième année consécutive, l’armée belge participera à la Guerre Mondiale contre le Terrorisme. L’armée belge sera engagée sur trois lignes de front : en Afghanistan, en Irak et au Mali. Notre pays va même doubler sa participation. « La Belgique double sa participation militaire en Irak. L’an prochain, l’armée belge restera active dans les mêmes pays, mais le nombre de militaires envoyés en Irak augmentera sensiblement, dans le cadre de la mission d’entraînement, de conseil et d’assistance des forces locales. Une trentaine de militaires supplémentaires seront également dépêchés en renfort à la mission de l’Otan en Afghanistan » [7]. Et puis, il y aura la participation en Lituanie de 230 militaires belges, de septembre à décembre 2018, à l’opération “Enhanced Forward Presence” (eFP), des exercices militaires de l’Otan contre la Russie, les « missions ponctuelles de formation et d’entraînement » des armées de la Tunisie, du Niger, de Mauritanie, du Burkina Faso, du Niger, du Mali et du Bénin.
Comme le disait Martin Luther King dans son premier discours sur le Vietnam : « Nous devons combiner la ferveur du mouvement pour les droits égaux avec le mouvement de la paix. Nous devons manifester, enseigner et prêcher jusqu’à ce que les fondations de notre pays en soient ébranlées » [8].
Nadine Rosa-Rosso