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La Fifa : bouc émissaire du problème qatarien

La Fifa symbolise l’espoir, le fair play, la Fifa dit non au racisme, oui au développement durable… du moins selon son site web. Certes, plus d’un observateur sceptique pourrait hausser les sourcils face à une telle déclaration de conscience sociale.

On pourrait avancer une longue liste de contre-arguments… aussi longue que l’inculpation dressée par le Département de la Justice des Etats-Unis à l’encontre de la fédération mondiale. Mais il y a un autre constat qui fait de la Coupe du monde au Qatar en 2022 l’exemple le plus flagrant de l’hypocrisie de la Fifa : la Fédération de l’agriculture australienne semble se préoccuper davantage de la mort de moutons à destination d’un abattoir de Doha que les autorités qatariennes ou la Fifa ne se préoccupent de celle des travailleurs migrants grâce à qui ce tournoi aura lieu.

Lorsque 4 000 ovins sont morts à bord d’un navire amarré à Doha en septembre 2013, la Fédération de l’agriculture australienne a réagi en bonne et due forme et comme n’importe quelle autorité réglementaire — elle a mené une enquête sur l’incident et rédigé un rapport afin d’éviter d’autres tragédies. Celui-ci attribue 97 % des décès au stress thermique lié aux « conditions météorologiques extrêmes ». Cette réponse est à comparer à celle des autorités qatariennes qui, en 2005 et en 2014, ont fait fi d’une recommandation pour qu’elles enquêtent sur la mort des travailleurs migrants. Et elles refusent de publier des données détaillées sur ce phénomène depuis 2012, année au cours de laquelle 74 % des 520 décès parmi les travailleurs migrants sont demeurés sans explication.

S’appuyant sur des données climatiques et sur les avis d’experts renommés sur le stress thermique, un rapport publié récemment par Human Rights Watch (dont je suis le chercheur et l’auteur) montre à quel point le climat du Qatar est dangereux pour les ouvriers travaillant à l’extérieur et met en évidence la négligence des autorités qatariennes en matière de protection. Une extrapolation simplifiée des données laisse apparaître qu’il y a eu plus de 2 000 morts sans explication depuis que la Fifa a octroyé au Qatar le droit d’organiser la Coupe du monde de 2022.

Dans sa réponse officielle, publiée le 4 octobre, la Fifa n’exprime aucune inquiétude pour ces hommes dont la mort reste inexpliquée ; elle ne réclame aucune modification des lois gravement négligentes de ce pays, qui n’offre que la protection minimale dans un climat aussi rude. Elle ne réclame pas non plus de données sur les décès qui pourraient faciliter une enquête. Sa réponse fait preuve d’une vaniteuse indignation face à un rapport qui, encore une fois, montre que l’on ne peut faire confiance à la capacité des autorités qatariennes à offrir aux ouvriers une protection de base.

C’est la Fifa qui a désigné le Qatar comme pays organisateur, déclenchant un boom de la construction qui a attiré une vague de centaines de milliers de jeunes hommes en provenance d’Asie du sud. En arrivant au Qatar, la plupart de ces ouvriers se retrouvent captifs d’employeurs abusifs à cause d’un système de travail moyenâgeux, logés dans des camps de travail insalubres en périphérie de Doha. Ils sont actuellement quelques 800 000 à travailler dans le secteur du bâtiment, avec des journées de 10 à 12 heures qui se transforment en sauna toxique pendant les mois de juin, juillet, août et septembre.

L’instance organisatrice du tournoi au Qatar, le « Comité Suprême pour la Livraison et l’Héritage », mérite quand même une certaine reconnaissance pour ses efforts en vue d’assurer des conditions meilleures pour les 12 000 ouvriers en train de construire les stades. Mais l’indice de stress thermique utilisé pour imposer des pauses et des interruptions du travail ne prend pas en compte l’effet de l’ensoleillement (omission stupéfiante tout de même). De plus, il y a de solides preuves démontrant que cet indice n’est pas appliqué correctement. Le Comité refuse également de reconnaître son incompréhension face aux décès de ses ouvriers, préférant pointer du doigt les autorités qatariennes qui refusent de faire pratiquer des autopsies.

Derrière cette séparation illusoire entre les autorités et le Comité Suprême se cache une tentative d’attirer l’attention du public sur les ouvriers qui construisent les stades, aux dépens de tous les autres (99 %). Cette idée fausse est sous-tendue par une logique discriminatoire. Car si l’on accepte le principe humain qu’un ouvrier qui construit la route menant au stade mérite le même niveau de protection que celui qui construit ce stade, alors on n’accepte pas un système inhumain qui ne protège que l’infime proportion d’ouvriers travaillant sur les chantiers les plus médiatisés.

La Fifa doit faire l’objet de critiques des plus sévères pour son rôle dans cette situation, et les journalistes ainsi que les groupes de défense des droits et les syndicats se doivent de continuer à braquer les projecteurs sur cette organisation et à exiger plus d’efforts de sa part. Mais c’est toute la communauté du football qui, d’ores et déjà, doit se remettre en question plutôt que de se contenter de pointer du doigt Gianni Infantino et compagnie.

Le rapport de Human Rights Watch appelle les fédérations nationales du football qui participeront à la Coupe du monde à exiger elles aussi des réformes. Les récompenses décernées lors du tournoi en Russie en 2018 seront de l’ordre de 700 millions de dollars, soit une hausse de 22 % par rapport au Brésil en 2014, et on peut s’attendre à une plus grosse somme encore au Qatar en 2022. N’en déplaise aux fédérations nationales, elles ont le devoir de dénoncer ces abus car elles profiteront de ce tournoi.

Une grande partie de cet argent finira dans les comptes en banque des joueurs eux-mêmes, et pour l’heure aucun d’entre eux ne s’est dit mécontent à l’idée de participer à un tournoi entaché par la maltraitance et de nombreuses morts. Certains des plus grands noms du football — Zinédine Zidane, Pep Guardiola, Xavi Hernandez et presque la moitié de l’équipe de Barcelone, pour ne citer qu’eux — ont même servi d’ambassadeurs (officiellement ou pas) pour l’évènement au Qatar. « J’admire leur détermination et leur vision », a commenté Alex Ferguson en exprimant son soutien en 2010. Son intervention précédait la polémique autour des conditions pénibles dans les camps de travail, mais en janvier 2017 Carlo Ancelotti a fait l’éloge des équipements au Qatar lors d’une séance d’entraînement avec le Bayern Munich. « C’est vraiment le cadre idéal pour jouer au foot », a-t-il dit, et ce moins d’un an après les révélations d’Amnesty International selon lesquelles certains ouvriers sur le chantier phare du tournoi — « Aspire Zone », choisi par le Bayern Munich pour son camp d’entraînement — étaient l’objet de travail forcé. Pas vraiment idéal, leur cadre à eux. Le Qatar a recherché le soutien de joueurs, anciens et actuels, car il sait le niveau d’influence qu’ils exercent. Mais cette influence peut aller dans les deux sens : une préoccupation affichée par les joueurs pourrait encourager d’autres acteurs à franchir la barrière « corporative » érigée par les clubs, les sponsors et les agents.

Et puis il y a la question des financements qatariens des clubs d’élite en Europe. La rémunération versée par le PSG(détenu par le gouvernement qatarien) à Neymar en une semaine — plus de 600 000 € net d’impôts — pourrait financer une enquête sur les décès d’ouvriers et en éviter des centaines voire des milliers. Le FC Barcelone d’abord, sponsorisé jusqu’à récemment par Qatar Airways, et maintenant le FC Bayern Munich, sponsorisé par Hamad International Airport, ont perçu des millions de pétrodollars qatariens en contrepartie de la visibilité assurée par leurs maillots, sans qu’aucun des deux clubs ne subisse le moindre retour de flamme. Les cadres de la Fifa doivent se demander pourquoi eux seuls font l’objet de dénonciations vigoureuses de la part de la communauté du football pour leurs relations avec Doha.

Ce problème ne se limite pas au Qatar. Au moment d’écrire cet article, je me trouve à Manchester, où l’argent d’Abou Dabi a permis au Manchester City de devenir l’une des meilleures équipes d’Europe. Mais ici ils ne sont pas nombreux à faire le dérangeant parallèle entre le sort des travailleurs migrants aux Emirats Arabes Unis (car ce qui se passe à Doha se passe également à Abou Dabi et à Dubaï) et l’héritage militant de cette ville. C’est ici, en 1862, que les ouvriers du moulin de Lancashire ont refusé — à grand sacrifice professionnel — de traiter le coton récolté par les esclaves américains.

Cette problématique ne peut se réduire au seul Qatar, et la Fifa n’est pas le seul acteur dont les liens noués avec Doha mérite un examen critique.

Nicholas MCGEEHAN

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