REPORTAGE • Trois mille enfants sont décédés officiellement de malnutrition entre 2008 et 2013 dans le département de La Guajira, pourtant riche en ressources naturelles. Et l’hécatombe continue.
Des arbustes rachitiques disputent le territoire sablonneux aux cactus. Le climat semi-désertique du département de La Guajira, dans le nord de la Colombie, ne facilite pas l’abondance des récoltes. Mais le soleil a bon dos. Contamination, corruption, déplacements forcés, irresponsabilité des autorités locales et abandon de la part des pouvoirs publics (lire ci-dessous) sont quelques-unes des causes de la malnutrition qui entraîne la mort de centaines d’enfants chaque année. Officiellement, trois mille mineurs sont décédés entre 2008 et 2013. Mais il ne s’agit que des cas dûment enregistrés. Selon de nombreuses sources locales, l’hécatombe serait bien plus importante.
Maïs, eau et sucre pour seule nourriture
Cela fait plusieurs années que Omaira Pushaina Ipuana, 24 ans, ne peut presque plus rien planter. Depuis huit ans, la municipalité d’Uribia déverse ses égouts directement dans la rivière qui alimente son village en eau. La station d’épuration, construite par un sous-traitant privé, n’a jamais été mise en service, à la suite d’une mésentente entre les municipalités locales et l’entreprise. Résultat : l’écoulement du précieux liquide se trouve souvent stoppé par les immondices en amont et le peu qui arrive est contaminé par des matières fécales.
Sur le terrain ensablé de la finca (ferme), les cinq enfants de la jeune femme du peuple indigène wayuu ont faim. « Je ne leur donne pratiquement que de la chicha (maïs mêlé à de l’eau et du sucre, ndlr) », assure-t-elle. La communauté autochtone de Shiruria, mille cinq cents âmes, souffre aussi de troubles gastro-intestinaux. « Deux enfants de mes cousines sont morts à la fin de l’année dernière », témoigne Omaira Ipuana. Les autorités traditionnelles font état d’un total de cinq bambins décédés dans cette bourgade en décembre 2014.
Une multinationale suisse en cause
Un peu plus loin, près de la ville de Manaure, la situation n’est pas plus reluisante. Rosalinda Rosado Flores, jeune leader wayuu, raconte son expérience traumatisante en tant que promotrice de la santé auprès de quelque six cents communautés indigènes de la région : « En à peine deux ans, sur les soixante cas de mineurs sous-alimentés que j’ai identifiés, six sont morts de malnutrition », assure-t-elle. Rosalinda Flores était aussi chargée de délivrer aux autochtones des paquets d’aliments destinés aux enfants de moins de 5 ans, des denrées envoyées par l’Institut public colombien de Bien être familial, le Bienestar. « Mais ces vivres ne suffisent que pour deux à trois jours », s’indigne-t-elle. « Je n’ai pu passer qu’une seule fois dans la plupart de ces communes. Alors à quoi cela sert-il ? »
Plus au sud, tout autour de la plus grande mine de charbon à ciel ouvert du monde, « El Cerrejòn », détenue pour un tiers par Xstrata, une multinationale domiciliée en Suisse, les riverains se plaignent aussi de la faim. Les déplacements forcés de plusieurs milliers de personnes, initiés au début des années 1980 et toujours en cours, ont tout d’abord jeté nombre d’entre eux dans l’extrême pauvreté et ont déstabilisé les économies agro-pastorales des populations locales. « Après avoir été chassés de nos terres, nous sommes passés du statut de producteur agricole à celui de consommateur », résume Rogelio Ustate, dirigeant afro-colombien de la communauté de Tabaco, qui a été délogée en 2001 de son territoire par les forces de l’ordre pour y faire place à la mine.
De la terre et des puits
Puis, l’exploitation massive de la houille, accompagnée d’un déboisement de quelque 60 000 hectares, a peu à peu modifié le climat et les conditions biologiques du milieu local, assurent des représentants des communautés avoisinantes. « Avant il pleuvait plus et les rivières avaient un débit correct. Avec les explosions de Cerrejón, qui provoquent des minitremblements de terre, et la poussière constante qui émane de la mine, tout s’est asséché. Et les plantes et les arbres sont contaminés », raconte Nelson Ipuana Uriana, de la réserve indigène wayuu de Caicimapa. Il assure que la moitié de ses voisins se trouvent en situation de pénurie alimentaire.
Partout, les mêmes revendications : au-delà d’une aide humanitaire d’urgence, que l’Etat et l’entreprise Cerrejón indemnisent convenablement les communautés affectées par la mine, que le gouvernement octroie des terres et finance des projets productifs pour tous les paysans souffrant de la malnutrition. « Les pouvoirs publics doivent fournir quelques hectares à chaque famille, des outils adaptés et creuser des puits pour permettre l’irrigation », suggère Nelson Ipuana Uriana. Depuis quelques années, après la mobilisation des autochtones et le relais de l’information dans les médias colombiens, les autorités locales ont commencé à réagir. Mais la corruption et l’absence de politique cohérente entravent toute action publique (lire ci-contre et ci-dessous). Seules quelques miettes arrivent jusqu’aux plus nécessiteux, assurent tous les acteurs sociaux sur place. I
« Aidez-nous à faire pression sur nos autorités ! »
Pour Matilde Lopez Arpushana, « ce que le gouvernement fait et ne fait pas dans La Guajira s’appelle infanticide ». Depuis que la dirigeante indigène wayuu a dénoncé en avril 2014 le scandale de la faim dans un documentaire signé par le journaliste irrévérencieux Pirry1, elle est menacée de mort et vit sous escorte policière. Difficile à rencontrer pour cette même raison, Matilde Arpushana a toutefois accepté de recevoir Le Courrier sur la terrasse de sa modeste maison en ville de Rio Acha.
Comment vivez-vous le fait d’être menacée ?
Matilde Arpushana : Nos dénonciations ont touché les intérêts des politiciens traditionnels, ces familles qui ont toujours été au pouvoir ici dans La Guajira. Les ressources financières n’arrivent pas là où elles le devraient. Il y a eu une forte réaction contre nous et nous en sommes très affectés au quotidien. Aujourd’hui, je m’assois avec vous devant chez moi, mais je ne peux plus le faire en temps normal.
Le gouvernement prend-il aujourd’hui les mesures adéquates pour en finir avec la faim ?
Nous n’avons pas obtenu grand-chose. La situation reste la même. Les autorités ont réagi par de grandes déclarations. Elles ont aussi amené de nombreux camions-citernes qui ont beaucoup circulé, mais seulement pendant le mois de novembre dernier. La majeure partie de ces véhicules ont déjà disparu de la circulation. Si cela continue de la sorte, la situation va devenir très critique.
Les autorités locales affirment qu’elles mettent en place des projets productifs pour aider les communautés. Qu’en est-il sur le terrain ?
Avec la pression que nous avons exercée pendant des années, et la montée du mouvement indigène, nous avons réussi à ce qu’ils s’assoient à table des négociations avec nous. Mais je n’ai pas encore vu la réalisation du moindre projet.
Le gouvernement dit manquer de ressources... Dix millions de dollars par an à consacrer à l’investissement agricole, c’est trop peu...
C’est logique. Parce qu’ils n’ont jamais rien fait. Il faut commencer de zéro. Il n’y a absolument aucune infrastructure de base dans les communautés. Ni eau, ni soins, ni éducation. Pas de routes pour y accéder ! L’agriculture n’a jamais été développée. Il faut rattraper cinq cents ans d’inaction ! Nous amener des aliments ne nous sert à rien. Il faut nous aider à travailler la terre par un apport en eau. Et de l’eau il y en a, dans les aquifères et les cours d’eau qui descendent de la montagne, la Sierra Nevada de Santa Marta.
Qu’est ce que vous demandez aux ONG et à la communauté internationale ?
Nous ne réclamons pas vraiment de nouvelles ressources, car en Colombie il y en a ! Mais qu’elles nous aident à exercer une pression politique sur nos autorités pour que la Colombie respecte les traités internationaux de droits humains qu’elle a signés, en particulier les droits de l’enfant. Et pour qu’elle assume enfin sa responsabilité envers ses citoyens. PROPOS RECUEILLIS PAR CKR
1 Le documentaire, réalisé pour RCN television en Colombie, peut être visionné en espagnol sur youtube. Mots clés : Pirry ; hambruna en la Guajira.
Entre inaction et corruption
Les critiques de la société civile relatives à l’inaction des pouvoirs publics trouvent leur confirmation jusque dans les bureaux du gouvernement (gobernaciòn) de La Guajira : « Les gouvernements précédents n’ont pas assumé leurs responsabilités envers les peuples autochtones », déclare Rosa Valdeblanquez, la secrétaire aux Affaires indigènes du département. « La malnutrition a perduré car les communautés n’ont pas reçu l’attention adéquate », poursuit-elle. Aujourd’hui, cependant, la nouvelle équipe dirigeante, entrée en fonction en avril 2014, aurait pris la mesure de la situation et agirait en conséquence.
La haute fonctionnaire reconnaît pourtant que l’aide humanitaire reste insuffisante : « Le programme est centré sur les enfants en bas âge. Il manque une approche pour aider l’ensemble de la famille, Nous sommes en train de travailler sur ce point. » Quant à la corruption, tenue pour responsable par les communautés locales de la disparition de la majeure partie des fonds publics dans les poches des politiques et des fonctionnaires, Rosa Valdeblanquez ne la nie pas : « C’est un phénomène très ancien. La Guajira a reçu des ressources très importantes provenant de l’exploitation des hydrocarbures sans voir une amélioration des conditions de vie des populations. »
Plus haut dans les étages de la gobernación, le ton est tout autre. Wilson Rojas, secrétaire du gouvernement, minimise : « Il y a eu des cas de corruption, mais les responsables sont généralement en prison. Il est vrai que l’ex-gouverneur est incarcéré, mais c’est uniquement pour des motifs personnels », déclare-t-il. En réalité, ce responsable est aussi inculpé pour des liens présumés avec les groupes paramilitaires qui défendent les intérêts de grands propriétaires terriens et de la mine de Cerrejón.
Wilson Rojas cite de mémoire « de nombreux projets productifs » mis sur pied ces dernières années pour venir en aide aux paysans. « Nous améliorons la pêche et l’élevage caprin, avec notre réseau de sécurité alimentaire, qui a bénéficié à six mille sept cents familles en 2014. Nous réparons les moulins, entretenons les rivières et les réservoirs, amenons l’eau à l’aide de soixante-quatre camions-citernes », énumère-t-il. Au sujet des plaintes des indigènes, qui assurent que la majeure partie de cette manne ne parvient pas à destination, le responsable répond : « Vous savez, aux Indiens, vous leur donnez et c’est comme si vous ne leur aviez jamais rien donné. » Il accuse aussi les pères de famille de manger la part qui revient aux enfants.
Le secrétaire assure ne disposer que de 10 millions de dollars par an pour les projets de développement agricole. A titre de comparaison, La Guajira a reçu 330 millions de dollars en recettes sur les hydrocarbures en 2013 et en 2014. Où va donc cet argent ? La justice colombienne a ouvert quarante-trois enquêtes disciplinaires en 2014 pour mauvaise gestion de ces ressources durant les dernières années. Mais pour le secrétaire du gouvernement, le problème est ailleurs : « Le territoire de notre département est grand et les populations nombreuses et dispersées. L’Etat ne pourra jamais résoudre le problème de la malnutrition. »
CKR