Dans les nombreuses discussions publiques auxquelles j’ai participé avec des Occidentaux au sujet de la violation des droits des Palestiniens, une question est toujours posée : « Qu’en est-il de la peur des Israéliens ? »
De même, combien de fois avons-nous entendu des médias occidentaux, et même le président des États-Unis, parler de « haine palestinienne » ? Ces mots considèrent comme allant de soi la culpabilité de ceux qui sont dans la haine et l’innocence de ceux qui ont peur. Mais en réalité, nous ne pouvons comprendre ces préoccupations à propos des craintes des Israéliens sans une analyse préalable des accusations de haine palestinienne.
L’un des problèmes que pose cette dichotomie est la présomption d’un état fixe et statique, comme si les peurs des Israéliens et la haine des Palestiniens étaient des traits permanents, innés et ne variant pas selon les membres des deux groupes. Présupposer des caractéristiques éternelles et unanimes permet de maintenir la relation oppressive entre l’occupant et l’occupé, et d’entraver tout changement politique. Pour trouver un moyen de s’extraire de ce présupposé, cet essentialisme doit être contextualisé et déconstruit.
Commençons par clarifier la disproportion des craintes des Israéliens au regard des dommages réels que les Palestiniens leur infligent. Israël dispose depuis longtemps de l’une des armées les plus puissantes au monde. Il donne en outre des « leçons de sécurité » à d’autres pays et leur fournit des armes qui leur servent à opprimer les autres. Et pour favoriser son occupation violente et réprimer la résistance naturelle et instinctive des natifs de Palestine, Israël a enfermé les Palestiniens désarmés entre des murs et a délégué à certains Palestiniens le rôle d’imposer ordre et silence dans ces cages. Grâce à des stratégies durables et sophistiquées destinées à détruire l’identité collective palestinienne, Israël a fait infiltrer tous les quartiers palestiniens par des espions et des collaborateurs. Dans chacune des confrontations, le nombre de victimes palestiniennes est cent fois plus élevé que le nombre de victimes israéliennes. Des milliers de Palestiniens se trouvent dans des prisons israéliennes, et non pas l’inverse. Des milliers de maisons palestiniennes, et non pas israéliennes, ont été démolies par des bulldozers. Et pourtant, ce sont les Palestiniens désarmés et apatrides qui sont invités à se montrer prévenants vis-à-vis des peurs israéliennes !
À la lumière de ces faits, il est injuste et insultant que la question des « craintes des Israéliens » puisse être posée à un Palestinien, dans la mesure où la question elle-même révèle un déni profond du long historique de la violence israélienne. Le plaidoyer pour l’empathie et la compréhension, lorsqu’il est adressé à la victime même de l’occupation israélienne, est simplement absurde. Il est pourtant attendu des Palestiniens qu’ils fassent preuve de compréhension et apportent leur réconfort face à ces peurs. Le fait de s’y refuser est considéré comme une preuve supplémentaire de la haine palestinienne, ce qui viendrait confirmer que les Israéliens ont raison de les craindre.
Je comprends fort bien les peurs d’origine traumatique causées par l’histoire des Juifs européens au cours du siècle dernier. Mais pourquoi devrais-je, moi Palestinienne, être appelée à apaiser ces peurs passées alors que je suis quotidiennement confrontée au présent traumatisant de la Palestine occupée ? Comment éprouver une grande empathie pour cette tragédie historique européenne alors que les menaces israéliennes sur mon existence et ma sécurité sollicitent continuellement mon attention la plus urgente ?
La peur des Israéliens n’est pas simplement l’innocent héritage d’un passé traumatique ; c’est un instrument politique suspect, une manipulation abjecte justifiant le traitement cruel des Palestiniens. L’invocation des peurs israéliennes fait taire les protestations, qui insistent sur le fait que l’ensemble des Israéliens est impliqué dans l’occupation, indépendamment d’éventuelles hésitations individuelles à ce sujet. Et pire encore, il va de soi qu’une telle peur instrumentalisée ne peut être apaisée tant que les Palestiniens n’auront pas complètement disparu.
Le prétexte de la peur offre une excuse pour le crime et absout de leur responsabilité les criminels « effrayés », en attribuant faussement la responsabilité du crime aux victimes « effrayantes ». N’est-ce pas ce qui est impliqué par la mal nommée « islamophobie » ? Pourquoi les préjugés et les crimes dirigés contre les juifs sont-ils qualifiés d’antisémitisme, alors que les préjugés et les crimes contre les musulmans – dont beaucoup sont également des sémites – ne sont pas qualifiés de crimes et de haine antimusulmans ? On y préfère le terme minimisant d’« islamophobie », qui sous-entend que la haine, le racisme et le passage à l’acte criminel de l’agresseur sont justifiés parce qu’il souffrirait d’anxiété et de peurs irrationnelles.
Pour être juste, un certain degré de peur de la part des Israéliens n’est pas sans raison : la crainte qu’une petite partie de leur violence puisse se retourner contre eux les hante. Cette crainte prend rarement la forme de fusées ou de bombardements, mais plutôt celle d’un jeune Palestinien essayant de punir Israël en lançant une pierre ou en poursuivant un soldat israélien avec un tournevis. Et de tels événements se produisent parce que les Nations unies et les dirigeants palestiniens se montrent incapables de tenir les Israéliens pour responsables de leurs crimes.
Attribuer un sentiment de peur aux Israéliens favorise une identification et une empathie à leur égard, tandis qu’attribuer le caractère dégradant de la haine aux Palestiniens engendre répulsion et aversion à leur encontre.
Il existe une haine de l’État d’Israël parmi les Palestiniens, mais cette haine n’excède pas la haine inévitable que tout groupe opprimé et colonisé ressent à l’égard du collectif qui perpètre contre lui des crimes sans fin. Les Palestiniens ne détestent pas les Israéliens en tant que juifs, mais comme participants au système responsable de leur oppression politique. Les Palestiniens ne sont pas nés avec de la haine ; la haine se développe comme une réaction appropriée à l’ensemble des expériences odieuses qui caractérisent la vie sous occupation. Le peuple de Palestine n’est pas connu pour son antisémitisme ; il a accueilli les pèlerins d’Afrique comme les réfugiés d’Arménie. Avant l’occupation, de nombreux Palestiniens musulmans et chrétiens étaient mariés à des juifs vivant en Palestine. Mais, comme toute nation, les Palestiniens exècrent le vol de leur terre, les souffrances et les humiliations que l’occupation leur inflige. C’est une haine légitime, qui distingue ce qui blesse de ce qui protège, et encourage la résistance à l’oppression plutôt que la soumission au désespoir.
S’attendre que les Palestiniens soient exempts de haine ou de sentiments négatifs à l’égard d’Israël, c’est comme s’attendre à ce qu’une femme violée ait de l’empathie pour son violeur. Ce serait un exemple du syndrome de Stockholm – au mieux une dissociation du Moi –, psychologiquement plus dangereux encore que la haine elle-même. Ce syndrome entraînerait finalement une intériorisation de cette haine, qui s’exprimerait alors de manière destructrice au sein de la communauté opprimée.
Ce qu’Israël craint réellement, c’est sa propre « ombre » obscure, c’est sa violence et sa haine immenses, non assumées et projetées sur les Palestiniens.
Ce n’était pas la peur mais la haine qui a permis à Israël de commettre des massacres pour évacuer brutalement les villes et villages de Palestine, et qui motive les soldats à tuer des prisonniers menottés ou des blessés inconscients. C’est la haine qui incite les colons à brûler vifs des Palestiniens et à déraciner les vieux arbres de Palestine. C’est bien un discours de haine que profèrent les soldats israéliens qui traitent les Palestiniens de « bêtes à deux pattes », de « cafards drogués » et de « crocodiles réclamant toujours plus de chair ». C’est un discours de haine qui non seulement encourage les actes haineux commis au nom de l’occupation, mais légitime aussi le nettoyage ethnique. Car n’est-ce pas là le traitement que l’on se doit de réserver aux cafards ?
Plutôt que de critiquer les Palestiniens pour leur haine et d’excuser les Israéliens pour leur peur, le plus constructif serait d’aider Israël à distinguer la réalité du fantasme. Cela impliquerait d’admettre la haine et la cupidité d’Israël, et de reconnaître que la fin de son odieuse occupation constitue le seul recours contre ses peurs.
Samah Jabr
Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem. Elle milite pour le bien-être de sa communauté, allant au-delà des problèmes de santé mentale. Elle écrit régulièrement sur la santé mentale en Palestine occupée.
traduction : Chronique de Palestine & Judith Lefebvre