ZNet, le 1er janvier 2005
« Le président à lvaro Uribe avait sacrément besoin de sa seule vraie réussite de ces derniers temps : la réélection de Bush. Mais le président américain n’avait que trois heures pour visiter le seul supporter de son projet stratégique pour l’Amérique latine », a signalé Hector Mondragón, économiste colombien, lors de la rapide visite de Bush en Colombie en novembre 2004.
Voir Bush passer en coup de vent, trois heures, en Colombie, traitant le pays comme une affaire secondaire, vue la domination militaire, politique et économique sur ce pays, illustre les sentiments du président des Etats-Unis. Personne en Colombie, en fait personne nulle part dans le monde, ne peut se permettre de se comporter ainsi vis-à -vis des Etats-Unis. Mais le mépris de Bush pour la Colombie est une erreur, comme le l’indique Mondragón : la Colombie est certainement le plus fervent supporter du projet stratégique de Bush en Amérique du sud. La bataille pour le futur de la Colombie, une bataille entre Uribe Vélez, l’élite colombienne, et les Etats-Unis, d’un côté, et les extraordinaires mouvements multiformes de la Colombie de l’autre, c’est une bataille qui aura des conséquences pour le reste du continent américain et pour le monde. L’année 2004 était une année importante de cette bataille.
La fin de l’année 2003 en Colombie a été une période riche en événements. Le 25 octobre, le président Uribe Vélez à proposé au peuple colombien un referendum prévoyant des changements constitutionnels. Il proposait un ajustement structurel préconisé par le FMI, des « réformes » « anti-terroristes », et le retrait drastique des droits et des protections pour les citoyens face aux abus de l’Etat ou des acteurs privés, droits et protections qui se trouvent formellement consignés dans la Constitution. Le but était de faciliter à Uribe Vélez sa politique de réformes néolibérales issues de ses négociations bilatérales avec les Etats-Unis, ainsi que de renforcer son pouvoir dans le cadre de la guerre civile, une guerre censément faite aux guérillas, mais dont les principales victimes ont toujours été et continuent d’être les leaders du mouvement populaire civil. Selon la Constitution les présidents colombiens ne peuvent effectuer qu’un seul mandat : il voulait également modifier cette disposition pour légaliser son projet de réélection.
Uribe Vélez a investi beaucoup de son capital politique dans le referendum. Les médias colombiens étaient pleins d’affirmations extravagantes parlant de 80 d’avis favorables pour le président. La campagne a été puissante. L’opposition a lancé une campagne pour l’abstention. Le raisonnement stratégique était le suivant : Uribe Vélez a besoin de plus de 6 millions de voix, plus de 25% de l’électorat, pour que le referendum soit valable. L’optique la plus sûre était l’abstention. Cela rendrait plus difficile toute manipulation de la part du gouvernement et évitait le risque d’un vote discipliné de la droite qui aurait vaincu le « non ». La campagne du gouvernement avait des aspects très clairs et d’autres plus troubles. Le gouvernement colombien et les militaires ont des liens prouvés avec les escadrons de la mort paramilitaires narcotrafiquants d’extrême droite qui effectuent des massacres dans les campagnes et qui assassinent les syndicalistes, les militants sociaux, ainsi que des pauvres et des marginaux dans les villes. Les militants des droits humains dans les régions rurales ont rapporté que les paramilitaires effectuaient leur propre campagne pour le referendum. Avec le soutien des militaires, les paramilitaires contrôlent des zones rurales en utilisant ouvertement la terreur. Dans ces zones les paramilitaires menaçaient les gens de mort s’ils s’abstenaient ou s’ils votaient « non », ou bien s’ils faisaient campagne pour l’abstention ou pour le « non ».
L’abstention avait cependant de nombreux avantages. Des secteurs du Parti libéral, auquel appartient Uribe Vélez, rejetaient le referendum. Les mouvements sociaux ont appelé au boycott : selon la Constitution pour que le referendum soit légitimé il faut la participation d’au moins 25% de l’électorat. Si le gros de l’électorat refusait carrément de participer, le « non » l’emporterait par défaut, les réformes constitutionnelles d’Uribe seraient vaincues. C’est exactement ce qui s’est produit. Ceux qui attribueraient cela à une simple apathie ou à une « majorité silencieuse » favorable à Uribe Vélez, auront du mal à expliquer ce qui est arrivé le lendemain : le 26 octobre 2003 il y avait des élections municipales et départementales. Lors de ces élections les candidats des mouvements sociaux de gauche ont remporté des victoires inattendues, y compris la mairie de Bogotá et le gouvernorat du département clé du Valle del Cauca. Ils ont remporté ces victoires grâce à une nette augmentation de la participation : 5 millions de participants en plus pour les élections locales du 26 octobre que pour le referendum du 25 octobre 2003. Le rejet d’Uribe Vélez ne pouvait pas être plus clair.
Un moment on a même eu l’impression que le gouvernement d’Uribe Vélez pouvait tomber. Pendant près de deux semaines ce président, habituellement présent à la télévision plusieurs fois par jour, est resté silencieux et invisible. Son ministre vedette, Ministre de la Justice et de l’Intérieur Fernando Londoño, l’architecte du referendum, a été enregistré en train de dire aux leaders du Parti conservateur qu’Uribe Vélez serait contraint de démissionner s’ils retiraient leur soutien inconditionnel. Londoño, avocat d’entreprises multinationales, a été impliqué dans des scandales de corruption de haut niveau. Lorsque la conversation a été connue, Uribe Vélez l’a retiré du ministère, mais l’a gardé comme ministre sans portefeuille, puis a nié l’authenticité de l’enregistrement. Certains leaders des mouvements sociaux ont craint un genre d’auto-coup sur le modèle de Fujimori au Pérou. Mais le régime Uribe Vélez s’est avéré plus solide. Les leaders de l’opposition, étonnés de leur propre succès, ont été incapables de se mobiliser assez rapidement pour faire tomber le gouvernement.
Les représailles des paramilitaires pour l’échec du referendum ont commencé immédiatement. La centrale des travailleurs colombiens, la CUT, a commencé à recevoir des menaces contre ses leaders à partir du 30 octobre : « Vous allez payer de votre vie la défaite du referendum », a dit un message téléphonique au Directeur du département Droits Humains de la CUT Domingo Tovar Arrieta. La CUT a enregistré des assassinats de syndicalistes le 3 novembre, le 5 novembre, le 12 novembre, le 14 novembre et le 16 novembre, en différents lieux du pays. En plus de ces représailles les paramilitaires ont continué leurs campagnes pour déplacer les paysans et les indigènes de leurs terres par la violence et les massacres, devant l’indifférence ou la complicité du gouvernement colombien et des militaires. Les Indiens Kankuamo de la Sierra Nevada ont tenté d’attirer l’attention sur les déplacements forcés, les attaques, les pressions qu’ils devaient supporter de la part des paramilitaires qui agissaient au service de différents acteurs intéressés par les mégaprojets sur leurs terres, notamment pour le gaz et pour le pétrole. La Communauté de Paix de San José de Apartadó, par exemple, était constamment sous la pression des paramilitaires, et c’est encore le cas aujourd’hui. Le peuple indigène Embera Katio est entré dans une bagarre politique contre le gouvernement et les projets des multinationales qui construisent un deuxième barrage sur leurs rivières, le Sinu et le Verde -en plus du barrage qui est déjà en train de dévaster leurs vies et leurs modes de vie- ils ont dénoncé une constante présence menaçante des paramilitaires. L’Organisation Féminine Populaire, la plus forte organisation féminine de Barrancabermeja, ville largement contrôlée par les paramilitaires, a publié un rapport à la fin de l’année 2003 qui comptabilisait 120 assassinats et 61 disparitions pour l’année 2003. Un mois après leur communiqué de novembre, un autre syndicaliste, Jesús Rojas Castañeda, a été assassiné le 5 décembre 2003 par les paramilitaires devant sa femme enceinte.
Le gouvernement colombien utilise les paramilitaires pour pouvoir avec quelque vraisemblance nier toute responsabilité dans sa guerre contre le mouvement social. A la fin de l’année 2003 et tout au long de l’année 2004, cette tendance a commencé à être renversée, dans la mesure où l’armée colombienne a commencé à commettre elle-même des crimes en toute impunité. Immédiatement après le referendum l’armée nationale a commis différents raids, arrestations et détentions arbitraires. Selon un rapport de l’organisation de défense des droits humains Joel Sierra, « le 5 novembre 2003, vers 14H00, une unité de l’armée dans une Toyota noire 4.5 Van appartenant à un riche fermier du village La Victoria, est entrée dans les villages de Oasis et de Islandia et ont fait des descentes dans trois maisons sans le moindre mandat. Dans la première maison perquisitionnée dans le village de Islandia, ils sont entrés en tirant sur les résidents. Monsieur Ciro Antonio Suarez était en train de dormir dans un hamac dans le salon lorsqu’ils sont arrivés, ils l’ont poussé hors du hamac et l’ont fait tomber sur le sol. Ils l’ont offensé physiquement et verbalement, l’accusant d’être guérillero. Puis ils ont traîné sa femme hors de la maison et, devant ses enfants, ils l’ont frappée et poussée, puis ils l’ont emmenée à la montagne pour qu’elle leur indique où se était censé se trouver un dépôt caché. Les soldats ont volé des vêtements et de l’argent de l’Association des parents de l’école du village. De plus, ils ont kidnappé une fille de onze ans, Yoleida Aristizabal, jusqu’à ce que son père se présente à eux. Dix heures après elle a été relâchée ». Le rapport relate des incidents similaires dans la région, et d’autres rapports existent pour d’autres régions. La Ruta Pacàfica de Mujeres (Route pacifique des femmes), une organisation féminine de paix, a rapporté à la fin de décembre 2003 que des hommes armés ont fait un raid dans leurs bureaux et emporté les ordinateurs.
Alors que les militaires et les paramilitaires étaient engagé dans la répression, le régime Uribe Vélez s’engageait dans de théâtrales « négociations de paix », pour permettre aux gens de penser à quelque chose d’autre que sa retentissante défaite au referendum. Le fait universellement connu que les militaires et les paramilitaires sont deux branches de la même organisation, avec les mêmes objectifs, n’a pas empêché le gouvernement d’entamer des « négociations de paix » avec les paramilitaires. Cela n’a pas non plus empêché les médias colombiens ou internationaux de rendre compte de ces négociations à grand bruit. Le 25 novembre 2003 le Bloc Cacique Nutibara a tenu une cérémonie télévisée dans laquelle 855 paramilitaires ont rendu 112 armes. Le leader paramilitaire Salvatore Mancuso a offert une déclaration par vidéo.
Personne n’était dupe. Certains commentateurs ont remarqué la vétusté des armes rendues par les paramilitaires notoirement bien équipés. D’autres ont remarqué la faiblesse des conséquences de cette opération. Pour que le « processus de paix » ait eu un peu de légitimité, il aurait dû être très différent. D’abord, les faits devraient être reconnus. Parmi lesquels, un fait central consigné dans un rapport de la Cour Interaméricaine sur les Droits Humains en décembre : les paramilitaires n’ont pas été formés en opposition au gouvernement, mais ont été formés par le gouvernement, au départ ils avaient y compris bénéficié d’un statut légal et la collaboration avec l’armée était publique. Aujourd’hui, bien que formellement illégaux, ils jouissent de la même collaboration ouverte de l’armée et du gouvernement. Deuxièmement, selon la Charte de l’Organisation des Etats Américains (OEA), un authentique processus de paix demande indemnisations, restaurations et réhabilitation pour les victimes, la vérité la justice, et le suivi par un tiers du démantèlement des forces. Dans ce cas-là les Colombiens se sont vus offrir des spectacles avec quelques paramilitaires rendant des petites quantités de biens à l’Etat pour lequel ils ont toujours travaillé, puis retournant à leurs affaires immédiatement. Les paramilitaires du bloc qui s’est démobilisé le 25 novembre, par exemple, a assassiné le conseiller municipal Juan Camilo Cardona, le 14 décembre.
Uribe lui-même, maintenant complètement récupéré de sa défaite au referendum, a rappelé qu’il n’y aurait pas de paix ou de fin des atrocités pour les Colombiens, dans un discours adressé à l’armée le 5 décembre. « Il ne doit pas y avoir un instant sans combat », a-t-il dit aux jeunes diplômés de l’académie militaire. « Au lieu de prendre soin des terroristes, combattez-les jusqu’à les exterminer comme une plaie ». Il a exhorté les soldats à calculer moins et à risquer davantage. Il a souhaité que « tout citoyen civil soutienne les forces armées ». La veille le Sénat et le Congrès des Etats-Unis avaient approuvé un plan pour que le gouvernement colombien commence les fumigations dans les parcs nationaux, en répandant des herbicides sur l’un des écosystèmes les plus riches de la planète par sa biodiversité, tout cela dans le but de « combattre la drogue ». L’armée n’a jamais eu besoin des déclarations d’Uribe Vélez pour comprendre le message. Les militaires, qui ont baptisé une opération anti-guérilla « Opération Holocauste » (opération, en septembre 2003 dans le Catatumbo, près de la frontière vénézuélienne, qui a fait 24 morts pour la « guérilla » et 8 morts pour l’armée, selon El Tiempo), ont tenu compte du discours d’Uribe Vélez et ont publié un sondage sur leur site en demandant aux lecteurs s’ils pensaient que le directeur de Human Rights Watch, José Miguel Vivanco, « aidait le terrorisme » ou s’il « avait raison » dans de critiquer l’armée qui viole massivement les droits humains. Ces sondages n’ont pas donné les résultats attendus par l’armée : l’armée a mis fin à l’embarrassant incident en retirant le sondage. Cela n’a pas empêché, en aucune façon, le commandant de l’armée colombienne d’émettre des déclarations tonitruantes : le Général Martin Orlando Carreño a juré le 20 décembre 2003 qu’il attraperait ou tuerait un commandant des FARC ou bien démissionnerait dans l’année. (Le 20 décembre 2004 est passé). Uribe pouvait aussi se réjouir de l’approbation par le Sénat du statut anti-terroriste, permettant au gouvernement de légaliser des procédures qui étaient déjà courantes : intercepter des télécommunications, descentes et perquisitions sans mandat, prolongation pour une durée de quatre ans, durée qui pourrait encore être allongée.
Les intentions agressives du président ont cependant été vérifiées lors d’une rencontre dans le département du Cauca sur la « sécurité régionale ». Recherchant un appui pour sa politique de « sécurité démocratique » (résumée par son commentaire sur l’’extermination’ et la nécessité de mettre les civils au service de l’armée), Uribe Vélez a été surpris d’être malmené par les autorités du Nord du Cauca. Il avait arrangé ce qu’il a appelé un « Conseil Indigène de Sécurité ». Le programme avait été fait par le gouvernement de façon à ce que les leaders indigènes parlent pendant les 20 premières minutes (offrant une belle prise pour les caméras), puis les Forces armées et Uribe Vélez auraient dû parler le reste de la journée. Au lieu de se mettre à son service, les leaders indigènes sont arrivés sur le lieu, ont lu au président une lettre qui rejetait son idée de Conseil et sa politique de « Sécurité Démocratique », puis l’ont déclaré directement responsable pour tout abus qui serait commis par les forces armées ou les paramilitaires sur leur territoire et à l’encontre de leurs peuples. Après avoir lu la lettre et l’avoir donnée en main propre au président, ils ont quitté la salle et ont laissé le président et les commandants des forces armées discuter entre eux. Laissant derrière eux un Uribe Vélez furieux ils lui ont promis qu’ils allaient réaliser leur propre rencontre, démocratique et authentique, au sujet de la « sécurité démocratique » sur leur territoire, avec leur propre programme, si les conditions de sécurité étaient garanties. A la presse, les leaders ont dénoncé la présence et les abus des militaires sur leur territoire, et ils ont annoncé qu’ils ne voulaient partager leur territoire avec aucun acteur armé -ni les guérillas, ni les paramilitaires, ni l’armée ni la police. Ils ont leur propre conception de leur protection, leur propre organisation, et à la fin de la journée l’un d’entre eux a déclaré au journal national El Tiempo, le 15 décembre, qu’ils ont résisté 500 ans et que leur droit à la résistance ne serait pas phagocyté par un gouvernement qui a du sang sur les mains. Un autre coup est venu du Congrès. Alex López, un militant syndicaliste de Calà devenu membre du Congrès, a porté des accusations contre Uribe Vélez en raison des irrégularités commises par le président lors de la vente de l’entreprise nationale de téléphone Telecom. Uribe Vélez n’a pas reçu cette accusation avec joie. Il a répondu du tac au tac en accusant López d’être un terroriste : « Comparons la contribution de mon accusateur [López] à EMCALI [Entreprise publique d’eau et d’électricité à Calà] et ma contribution comme président. S’il le faut, je préfère qu’ils réalisent leur subversion avec des calomnies parlementaires au lieu du terrorisme sanglant ». Dans le contexte colombien, une telle insistance peut être interprétée comme une menace -ou comme une invitation aux paramilitaires à attaquer López comme ’terroriste’.
Au même moment les organisations paramilitaires ont commencé à se retourner les unes contre les autres. El Tiempo du 11 décembre 2003 parlait « des combats entre paramilitaires et militaires » au cours desquels les nobles forces armées combattaient ces criminels (qui quelques semaines avant étaient des gens courageux qui se démobilisaient pour favoriser la paix, et qui retourneraient à ce rôle immédiatement après) qui s’acharnaient sur les gens ; les combats ont fait 24 ’paramilitaires’ morts et 61 capturés en Arauca et Cundinamarca. En fait il s’agissait de combats entre différentes factions paramilitaires qui se disputaient le contrôle des corridors stratégiques. L’armée est intervenue au secours de l’une des factions, et les médias y sont allé de leur histoire de ’combats’.
A la toute fin de l’année il y a eu des combats à nouveau. En mars 2003, les premiers heurts entre d’une part l’armée vénézuélienne et d’autre part l’armée et les paramilitaires colombiens se sont produits à la frontière entre le Venezuela et la Colombie. La signification était forte : Le président vénézuélien Hugo Chávez se trouvait à la tête du pays de la « Révolution Bolivarienne », qui renforce le secteur public, les programmes sociaux, les organisations politiques indépendantes, et mène une politique étrangère indépendante des Etats-Unis. Alvaro Uribe Vélez, quant à lui, était le candidat des propriétaires terriens traditionnels de l’élite, des militaires, et des affairistes liés aux Etats-Unis. Uribe Vélez a demandé aux Etats-Unis, sans la moindre ironie, de faire en Colombie ce qu’ils faisaient en Irak. Chávez a montré à la télévision vénézuélienne des photos de civils afghans tués par des bombardements aériens des Etats-Unis. En raison de leur ’Révolution Bolivarienne’ les Vénézuéliens ont été punis par une tentative de coup d’Etat en avril 2002 et par une ’grève nationale’ qui a dévasté l’économie. Maintenant les militaires étaient utilisés contre eux, par une tentative de lancer une guerre entre la Colombie et le Venezuela, laquelle serait destructrice pour les aspirations des peuples colombiens et vénézuéliens. Les heurts se sont poursuivis en décembre 2003, lorsque des membres de la Garde Nationale vénézuélienne ont été tués par des paramilitaires colombiens lors d’incursions répétées sur le territoire vénézuélien.
Les FARC ont rappelé au pays que l’ouragan uribiste ne les a pas affaiblies. Le 16 décembre ils ont bombardé plusieurs magasins à Barranquilla, tuant une femme et blessant des douzaines de personnes. Pour le réveillon de nouvel an de 2003 à 2004 ils ont tendu une embuscade et ils ont tué environ 40 paramilitaires, selon El Tiempo.
L’Associated Press a résumé l’année 2003 comme un succès pour Uribe : les homicides ont baissé de 20%, les enlèvements de 32% (passant de 2986 à 2043) comparé à l’année précédente - avec seulement 22 969 assassinats, la Colombie a connu sa plus faible mortalité depuis 1987. Il n’y a eu que 850 attaques terroristes, chiffre à comparer aux 1645 attaques de l’année 2002. Le rapport de l’Associated Press notait également que les détentions de masse avaient cru de 85% en 2003 (7000 personnes ont arrêtées par cette procédure par les militaires). D’autres notes dans le livre d’or des réussites : 900 « suspects » paramilitaires et 1919 « suspects » guérilleros ont été tués par les forces de sécurité - deux améliorations significatives comparé aux années précédentes. L’idée qu’il puisse s’agir de violations des droits humains, la possibilité que cela soit compté dans la catégorie des « assassinats » étant donnée la facilité avec laquelle quelqu’un peut-être appelé « paramilitaire » ou « guérillero » une fois qu’il a été tué, cela semble avoir échappé à l’AP (il n’est pas clair, par exemple, si les 72 syndicalistes tués selon la CUT en 2003, ou si les 30 militants politiques qui selon l’Union Patriotique ont été tués durant la même période, sont compris dans les guérilleros « suspectés » tués et sont donc considérés par l’AP comme un progrès d’Uribe.)
Le Council on Foreign Affairs, un groupe de recherche sur la politique étrangère appartenant au courant politique dominant traditionnel, n’est pas si optimiste. Dans un rapport défendant le libre commerce et le néolibéralisme, le Council critiquait la priorité donnée par les Etats-Unis aux approches répressives et aux solutions militaires dans sa « guerre à la drogue ». La CIA partageait certains doute émis par le Council, comme l’a montré un document interne de l’an 2000, obtenu grâce au Freedom of Information Act début 2004. L’analyse de la CIA était que le Plan Colombie n’allait pas remplir sa promesse d’en « finir avec la drogue » ; le Plan Colombie étant pourtant un plan de plusieurs milliards de dollars (en grande partie provenant du contribuable colombien, et un peu du contribuable américain) pour acheter des hélicoptères militaires américains et pour réaliser des fumigations sur de vastes espaces de terres hautement productives et sur des territoires écologiquement délicats.
Par contre, selon la mise en garde la CIA, le Plan Colombie allait provoquer la décentralisation et la prolifération des cultures illicites et de l’industrie des narcotics illicites. L’ambassadeur des Etats-Unis a reconnu en 2004 que l’impact du Plan Colombie sur le narcotrafic est presque nul.
L’année 2004 a commencé par un assassinat qui pourrait hanter l’armée colombienne.
C’était un de ces actes de violence contre les peuples indigènes qui se produisent généralement en toute impunité. Le Jour de l’an 2004, deux jeunes indiens, Olmedo Ul et Edinson Conda, conduisaient une moto dans le nord du Cauca tard dans la nuit. Ils sont passés devant quelques camions non militaires garés et remplis de soldats. Des hommes en uniforme (plus tard on a su que c’était des soldats gouvernementaux, bien que les gens ne pouvaient pas réaliser cela cette nuit-là ) leur ont demandé de s’arrêter alors qu’ils passaient. Ils leur ont ensuite tiré dans le dos. Olmedo Ul a été tué. Edinson Conda a été blessé, mais a survécu. Les Indiens du Cauca, qui avaient dit à Uribe, lors de son « Conseil de Sécurité Indigène » raté quelques mois plus tôt, qu’ils ne toléreraient pas que des acteurs armés violent leur autonomie, ont pu constater qu’ils avaient vu juste. En 2004, ils se sont battus ardemment pour qu’Olmedo Ul ne soit pas mort en vain.
Le leader guérillero Simón Trinidad, qui a participé aux négociations avec le gouvernement à la fin des années 1990, a été capturé dans les premiers jours de l’année. Il a surpris les autorités lorsqu’il refusé de répondre à la moindre question partant du principe qu’il ne reconnaissait pas la légitimité de l’Etat colombien. En mai, il a été condamné à 35 ans. Dans les derniers jours de l’année 2004 il a été extradé vers les Etats-Unis -dans un renversement surréaliste- pour faire face à des accusations de narcotrafic et de kidnapping. L’extradition vers les Etats-Unis a longtemps été perçue -y compris pour les factions d’extrême droite en Colombie- comme une ligne que le gouvernement ne devrait pas oser dépasser. L’extradition de Trinidad, qui n’a guère fait de bruit aux Etats-Unis, pourrait s’avérer une erreur fatale.
Lui au moins appartenait bien à la guérilla. Bien qu’il ait été le seul à être extradé, il n’a pas été le seul à se faire arrêter : les détentions de masse commises par l’Etat ont continué à grande échelle ; 90 personnes ont été arrêtées dans plusieurs municipalités du département du Valle del Cauca en janvier. Ces personnes ont été détenues dans des conditions très dures, sans procès ni jugement. La nouvelle tactique des détentions de masse a été employée parallèlement à l’ancienne tactique des massacres. Le Colombia Support Network a rendu compte de deux massacres commis durant les premières semaines de janvier 2004, un en Antioquia et l’autre dans le Catatumbo. Le premier massacre a été décrit comme suit : « Le samedi 10 janvier dans le quartier El Porvenir dans la municipalité de Remedios, dans le département d’Antioquia, plus de 200 hommes armés sont apparus à 10 heures du matin. Selon les témoins c’étaient des membres des bataillons Tacines et Palagua de l’armée accompagnés par des paramilitaires. Les paysans Caifas N. et Juan Carlos N. ont été assassinés. Puis German Gil, un paysan de 60 ans, s’est fait raser la barbe, a été torturé et assassiné. Tous ses biens ont été volés, y compris 70 têtes de bétail. La paysanne Odilia Ochoa a été brutalement torturée et ses biens ont été volés. Ces hommes ont aussi volé les mules, les poulets et les animaux domestiques qu’ils trouvaient sur leur chemin. Dix jours auparavant, le 2 janvier, il y avait eu des combats entre les paramilitaires et des groupes de guérilla appartenant aux FARC et à l’ELN. Il est admis que cette incursion constituait une vengeance contre la population civile. Les zones rurales de Segovia vivent une période de crise. Bien que l’armée et la police contrôlent la zone, les paramilitaires font le blocus des aliments et des médicaments. 80% de la population a été déplacée à Medellàn et à Barrancabermeja. Il n’y a pas d’école, pas d’enseignant et pas de services de santé ».
Ailleurs l’armée faisait disparaître les gens. L’organisation de défense des droits humains José Alvear Restrepo a repris un rapport publié par une organisation locale à propos de l’action de l’armée dans les municipalités de Norosà et de Tiquisio dans le Sud du département de Bolàvar. Le 26 janvier, l’armée a kidnappé une femme et sa fille, a forcé la mère à porter un vêtement militaire et des lunettes puis l’a promenée dans la ville en compagnie des militaires avant de la relâcher. Le lendemain, des membres du Bataillon Nariño ont détenu les mineurs Giovanny Vega Atencio, Jairo Villalba, Nolberto Campuzano Zuleta et Josneider Solano Zuleta, un adolescent de 13 ans. Les zones où ces gens ont été arrêtés ont été bombardées le 28 et le 29 janvier. Le 30 et le 31, les membres de leurs familles ont dû affronter le capitaine de l’armée Espitia, lequel leur a dit que les trois adultes étaient des guérilleros qui ont été tués au combat et n’a donné aucune information au sujet du jeune garçon Josneider. Les familles n’ont eu aucune réponse du gouvernement national non plus. Une tactique exactement identique a été utilisée dans le Putumayo durant la même période : deux paysans, Marco Antonio Agredo Plaza et Jarvi Payaguaje, ainsi qu’un enfant indien, Santiago Chasoy, ont été appréhendés par l’armée le 15 janvier. On a dit quelques jours plus tard à leurs familles qu’ils étaient des guérilleros qui avaient tués au combat, selon ce que racontent les familles elles-mêmes. Une autre opération de détention de masse a eu lieu le 29 janvier : une femme de la réserve Tacueyo a expliqué comment le 29 janvier 2004 son mari a été désigné par quelqu’un qui portait des lunettes et il a été emmené à Popayan par un groupe de policiers et de militaires fortement armés. Hugo Prado Orozco, qui travaillait dans les mines, très connu dans toute la communauté comme quelqu’un qui n’a aucun lien avec la guérilla, est passé à la télévision nationale avec 7 autres personnes de la communauté et avec des armes que personne n’avait jamais vues, cependant que l’armée affirmait avoir emporté une grande victoire contre les guérillas et capturé des commandants de haut niveau. Selon la loi anti-terroriste colombienne, ces gens, maintenant en prison à Popayan, capitale du Cauca, n’ont pas le droit d’être confrontés à leurs accusateurs, n’ont pas le droit de connaître les preuves avec lesquelles ils sont accusés, et ils n’ont pas le droit à un procès avec un jury. En fait leur sort sera décidé par un juge de l’Etat, à huis clos.
L’offensive contre le secteur public et contre les syndicats du secteur public continue également
Le syndicat SINTRAEMCALI a été victorieux dans sa résistance à la privatisation de l’entreprise publique EMCALI, entreprise qui fournit l’eau et l’électricité à Calà, la deuxième ville de Colombie. En faisant alliance avec le public qui bénéficie des services de l’entreprise SINTRAEMCALI a défendu l’idée que l’accès aux services à prix abordables n’était possible que si ces services restaient dans le domaine public. En 2003, ils ont utilisé des tactiques très fortes, comme l’occupation de bâtiments officiels à Calà pour arrêter les privatisations - et ils étaient prêts à recommencer. Comme partout, les assassins paramilitaires et le gouvernement leur ont fait payer le prix fort. Ricardo Varragán, syndicaliste de SINTRAEMCALI, a été assassiné par un homme qui a tiré de l’arrière d’une moto le 16 janvier. Le garde du corps de SINTRAEMCALI Deyton Banguera a été assassiné le 18 janvier. Le 6 février un homme a été attrapé alors qu’il était en train de déposer un explosif à l’entrée du local syndical. Il a déclaré aux autorités que « des hommes dans un taxi ont menacé de le tuer s’il ne déposait pas l’explosif ». Les leaders de SINTRAEMCALI, quelques heures auparavant, venaient juste de rencontrer des syndicalistes européens, le gouvernement colombien et des officiers colombiens pour discuter des problèmes de sécurité et de droits humains.
Le 27 janvier le Ministre des Mines et de l’Energie Luis Castro a fait passer une résolution liquidant l’entreprise minière publique MINERCOL. Le syndicat des mines, SINTRAMINERCOL, a souligné la concordance : « Le processus de liquidation de MINERCOL est accompagné d’une augmentation des opérations militaires et paramilitaires dans les régions minières, parmi lesquelles La Gabarra dans le Santander Nord et dans la Serranàa de San Lucas dans le sud du département de Bolàvar, dans les municipalités de Norosà (Casa de Barro, Aguas Fràas, Mina Seca), San Pablo (Vallecito, San Juan Alto) et Simità (El Paraàso), autant de lieux où les mineurs et les paysans sont contrôlés dans leurs mouvements et victimes de bombardements continuels, de mitraillages, d’incendies, en plus des interdictions d’accès aux aliments et aux médicaments, ce qui est une façon de suggérer qu’ils appartiennent aux groupes insurgés, ou bien qu’ils collaborent avec eux. »
Les arrestations en masse, les massacres commis par les paramilitaires et les assassinats font partie des résultats de la politique de « sécurité démocratique » d’Uribe Vélez. Même si se poursuivent les « négociations » pour la « démobilisation » des paramilitaires (en même temps que les massacres commis par les paramilitaires qui se « démobilisent ») le paramilitarisme s’est vu renforcé de façon officielle par les promesses électorales d’Uribe Vélez. Uribe Vélez a promis de construire un réseau d’« informateurs civils » pour aider l’armée et la police à « combattre le terrorisme ». Le nombre de ces informateurs atteint maintenant plusieurs dizaines de milliers. Le rêve d’Uribe Vélez c’est d’arriver à un million.
Le prestige des paramilitaires a pris un coup cependant à la fin de janvier 2004 lorsque la police italienne a capturé une centaines de figures de la mafia et mis la mains sur plusieurs tonnes de cocaïne. Les arrestations ont révélé des liens très importants entre les narcotrafiquants de la mafia italienne et les paramilitaires colombiens, par le biais du leader paramilitaire qui avait pu s’adresser à la nation par la voie de la télévision quelques mois avant, Salvatore Mancuso.
La fin du mois de janvier a apporté un tueur encore supérieur à la guérilla et aux paramilitaires réunis : une maladie qui aurait pu être évitée. Avec 8 personnes tuées en quelques semaines, un début de fièvre jaune a mis le gouvernement à la recherche effrénée de vaccins. Le Venezuela a envoyé 500 000 vaccins. Le Brésil en a envoyé 1 250 000. Les analystes colombiens du mouvement social ont souligné que malgré toute la publicité autour de la fièvre jaune, la malaria -également transmise par les moustiques- tue plusieurs milliers de Colombiens par an. Le gouvernement colombien avait autrefois des programmes ruraux de prévention médicale ; dans les années 1960 ces programmes avaient contribué à la lutte contre la malaria, mes ces programmes ont été victimes des économies néolibérales. Les paysans, chassés de leurs terres en raison des massacres paramilitaires et des fumigations aériennes, avancent plus profondément dans la jungle, rencontrent des moustiques et contractent la malaria.
Entre la réduction de la prévention et des traitements et l’accroissement des déplacements (la Colombie compte plus de 3 millions de personnes déplacées aujourd’hui), la malaria fait des ravages. Hector Mondragón fait l’analyse suivante : « Peu à peu, en Colombie et dans d’autres pays d’Amérique du sud, les conditions pour une nouvelle épidémie de fièvre jaune sont créées. Des organisations internationales ont recommandé la vaccination de tous les enfants au-dessus d’un an pour empêcher les épidémies urbaines. La Colombie ne fait pas partie des quelques pays qui ont suivi cette recommandation. En Colombie, la vaccination de masse n’est possible que dans les municipalités où des cas se sont produits, ou dans les municipalités avoisinantes. » La crise immédiate est passée, mais les causse profondes, souligne Mondragón, demeurent.
Au début de février 2004, les Nasa, peuple indigène du Cauca, préparaient une action politique contre ceux qui étaient responsables de l’assassinat d’Olmedo Ul par l’armée le Jour de l’an. Le 10 février, l’Association des conseils indigènes du nord du Cauca (ACIN) a annoncé son intention de porter plainte contre « les auteurs matériels et intellectuels » de l’assassinat d’Olmedo Ul. Ils ont notifié le commandant du bataillon local, le 8 ème Bataillon « Pichincha », Juan Vicente Trujillo, et lui ont demandé d’être présent pour le procès public le 19 février. Leur action avait une base constitutionnelle : la Constitution de 1991 permet aux peuples indigènes de procéder à la justice traditionnelle sur les territoires indigènes. Comme Olmedo Ul a été tué sur un territoire indigène, ils avaient de bonne raison de juger les responsables, à commencer par le Commandant Trujillo. Peut-être trouveraient-ils que le président de la république lui-même porte quelque responsabilité pour ce crime ? Les Nasa, qui organisaient le procès, ont un système de justice basé sur la résolution des conflits en assemblées publiques, la reconnaissance de tout crime ou délit qui a été commis, et réparation. Avec la réparation, cependant, il existe une punition symbolique avec un bâton appelé « fuete ». En demandant à l’armé de se présenter, l’ACIN était parfaitement consciente de prendre un risque, et le reconnaissait dans un communiqué. Les Indiens de Colombie savent ce qu’ils risquent. Les Kankuamo, dans la Sierra Nevada de Santa Marta, recevaient une commission humanitaire en leur territoire pendant ces jours-là . Dès que la Commission s’était éloignée l’armée a arrêté Juan Daza Carrillo devant ses propres enfants. L’armée a dit aux médias que Daza était un guérillero capturé. Ensuite ils ont changé de version et ils ont dit que Daza était un guérillero qui avait été tué au combat.
L’annonce de l’ACIN s’est produite au moment où le président Uribe préparait sa visite en Europe. L’aide européenne, les investissements européens, et par-dessus tout le soutien politique pour son projet, étaient en jeu pour cette visite en Europe. Tandis que les Etats-Unis fournissent des hélicoptères et un encadrement contre-insurrectionnel, Uribe Vélez souhaite que les pays européens donnent à son gouvernement quelque légitimité internationale. Malheureusement, la descente de la police italienne contre la mafia qui vient de se produire, mettant à jour un vaste réseau de connexions avec les paramilitaires colombiens, n’a pas aidé les affaires d’Uribe en Europe. En fait, Silvio Berlusconi, si proche d’Uribe par les idées et par le style, était trop embêté par l’incident avec la mafia pour le recevoir en Italie. Son discours au Parlement européen n’a pas été un succès, ainsi que l’a rapporté Richard Howitt, membre du Parlement européen : « La protestation contre Uribe au Parlement Européen a été un succès aujourd’hui. Des écharpes blanches « Peace in Colombia », distribuées par la Coordination des ONG belges, étaient portées par à peu près un tiers des parlementaires européens, lesquels sont sortis du Parlement européen lorsque Uribe a été invité à parler. Cela ajouté à ceux qui avaient fait le choix de ne pas se présenter, il y avait environ un quart des membres du Parlement pour écouter le discours d’Uribe. Il était visiblement désemparé devant ces protestations. » Uribe avait cependant réalisé un accord avec José Maràa Aznar, accord qui impliquait l’achat par la Colombie de tanks qui devraient être déployés à la frontière avec le Venezuela [cet accord a été annulé après la défaite électorale d’Aznar]. Le commandant de l’armée vénézuélienne Raúl Baduel parlait de cet accord avec inquiétude lors d’une interview en mars. Les preuves s’accumulaient qu’une guerre entre la Colombie et le Venezuela, pour faire échouer la « Révolution Bolivarienne », était en préparation. L’achat des tanks AMX-30 n’a fait qu’accroître les inquiétudes du Venezuela.
Uribe venait juste de rentrer quand l’assemblée du 19 février de l’ACIN faisait le procès des militaires. Des milliers d’Indiens et toute la presse nationale étaient à l’écoute. Remarquablement absent, cependant, le commandant Trujillo, qui avait pourtant donné sa parole qu’il serait présent et ferait face à la justice. Les nouvelles du soir ont rapporté l’événement. Alors que les reporters détaillaient les réactions des commandants militaires du plus haut niveau, aucun d’entre eux n’a parlé de la culpabilité ou de l’innocence de l’armée dans la violation des droits humains dans le territoire nasa. Ils insistaient par contre pour expliquer que les Indiens n’ont pas la juridiction permettant de juger des officiers de l’armée. Si l’idée était de délégitimer les Nasa politiquement, ils ont échoué. Le jour même du procès les Nasa recevaient la reconnaissance internationale qu’Uribe n’avait pu obtenir : leur plan de développement municipal participatif à remporté un Prix pour le développement soutenable attribué par le Programme des Nations Unies pour le Développement, l’Initiative Equatoriale. Le prix a été attribué au « Proyecto Nasa », le projet de la municipalité de Toribio. Toribio est le cour du mouvement indigène dans le nord du Cauca. Une génération de dirigeants de ce mouvement a été formée au CECIDIC, l’université indigène. « Proyecto Nasa » est le nom du plan de développement, ou Plan de Vie comme les Nasa l’appellent, pour la municipalité, un plan qui utilisent les méthodologies de la planification participative appliquée pour les fameux « budgets participatifs » du Parti des Travailleurs à Porto Alegre, au Brésil, lorsqu’il gérait la municipalité. Deux des leaders du mouvement dans le nord du Cauca étaient en Malaisie pour recevoir le prix du PNUD lorsque se déroulait le procès contre les militaires. Leur retour à Toribio a été célébré. Le maire de Toribio, Arquimedes Vitonas, l’un des leaders nasa de la nouvelle génération, a exprimé l’esprit de ce mouvement lors de la célébration quand il a dit que les Nasa devaient « profiter de ces moments, parce que les moments passent et ne reviennent pas ».
Les Nasa ont porté un coup symbolique contre les abus du militarisme et du paramilitarisme. Les syndicalistes colombiens ont lancé une nouvelle bataille dans leur combat contre l’entreprise Coca-Cola, dont les entreprises en Colombie utilisent les paramilitaires pour briser les syndicats en tuant les syndicalistes (8 syndicalistes de l’entreprise ont été assassinés depuis 1996). Le 15 mars, les travailleurs du syndicat SINALTRAINAL de Coca-Cola ont commencé une grève de la faim dans huit grandes villes colombiennes. Le vice-président de l’un des syndicats locaux a signalé l’importance de l’événement avec la précision suivante : « Si nous perdons la bataille contre Coca-Cola, nous perdrons d’abord notre syndicat, ensuite notre travail, et ensuite notre vie ». La grève de la faim était une réaction au changement de tactique de Coca-Cola en Colombie. Si auparavant les usines de mise en bouteille utilisaient les paramilitaires pour commettre des assassinats afin de briser les syndicats, en 2003 ils ont décidé de simplement procéder à des fermetures. En septembre 2003 la décision de fermer 11 des 16 sites de l’entreprise en Colombie, faisant pression sur les travailleurs pour qu’ils démissionnent volontairement et pour libérer l’entreprise de ses engagements contractuels qui stipulent que les travailleurs doivent être replacés sur d’autres postes de travail. Le placement sur un autre poste de travail, c’était la demande des grévistes de la faim. Dans les jours qui ont suivi les travailleurs ont rapporté des opérations d’intimidation de faible intensité -menaces téléphoniques et filatures- qui précèdent généralement les agressions paramilitaires. Une menace écrite et signée des paramilitaires est arrivée le 19 mars. L’entreprise a attendu 11 jours, après la détérioration de la santé de quelques uns des grévistes de la faim, avant d’accepter une rencontre. Les travailleurs ont arrêté la grève de la faim et ont accepté de dialoguer en vue d’un replacement en demandant à l’entreprise de signaler publiquement que leurs demandes avaient été légitimes (afin d’éviter les représailles des paramilitaires). Cela n’a pas réussi. Les paramilitaires ne pouvaient pas laisser impunie une lutte victorieuse contre l’entreprise. SINALTRAINAL rapporte que : « A 7 heures du matin le 20 avril 2004, plusieurs hommes armés de mitrailleuses sont entrés au domicile du beau-frère du leader du syndicat de Coca-Cola Efraàn Guerrero à Bucaramanga ; ils ont tiré sur toute la famille, tuant le beau-frère d’Efraàn, Gabriel Remolina, son épouse, Fanny, et blessant trois de leurs enfants. L’un de ses trois enfants se trouve à l’hôpital dans un état grave ».
Si les Indiens et les syndicalistes ont renforcé leur ascendant politique, le gouvernement colombien et ses auxiliaires paramilitaires ont maintenu leur violente répression. Les paramilitaires ont commis des assassinats -un militant politique dans le Putumayo le 1er mars, un leader paysan dans le Tolima le 3 mars- alors que l’armée continuait sa politique d’arrestations en masse. Des familles des personnes détenues dans la prison San Isidiro de Popayan ont rapporté le 1er mars qu’il y avait au moins 45 détenus politiques dans la prison. Mais ce chiffre était un grain de sable comparé à l’étendue des détentions en masse durant la politique de « Sécurité Démocratique » d’Uribe. Le Collectif de défense des droits humains José Alvear Restrepo a publié des chiffres concernant la première année d’Uribe au pouvoir : 125 778 personnes ont été arrêtées, soit 334 par jour ou 14 à l’heure.
Une tactique particulière de l’oligarchie colombienne c’est de « révéler » ce que tout le monde sait déjà parce que les grands médias en parlent. Peu après ces « révélations » -voire, mieux, simultanément- les gens sont supposés oublier ce qui a été « révélé ». La connexion évidente entre ce qui a été « révélé » et les autres événements n’est jamais faite. C’est ce qui s’est produit pour les « révélations » concernant les liens entre l’armée et les paramilitaires rendus publics en 2004. L’hebdomadaire Cambio, par exemple, a publié une importante révélation du Général Uscátegui, qui est accusé d’avoir aidé les paramilitaires à coordonner un grand massacre il y a quelques années à Mapiripán. Uscátegui a assuré qu’il n’avait pas l’intention d’être le fusible qui protégerait les militaires : si sa tête tombe, d’autres têtes tomberont. « Un procès serait glorieux pour moi », a-t-il déclaré à Cambio. « C’est très sérieux, parce que cela touche un point que nous avons passé notre vie à nier, qui est le lien entre les militaires et les paramilitaires ». Uscátegui aborde le sujet de la quantité de documents qui accablent les militaires : « L’équipe du Procureur a mis la main sur un ordinateur lors d’une perquisition. Il y avait 58 CD sans guère de valeur. Mais ils ont envoyé l’ordinateur et les CD à l’ambassade américaine, à Anne Patterson, laquelle a envoyé l’ordinateur à Miami. Là -bas des spécialistes ont décodé les données et ils ont trouvé 300 documents qui sont équivalents à de l’explosif. J’ai des copies parce que je me trouvais sur place lorsqu’ils ont été produits et je peux les publier : les tracts que les paramilitaires ont emmenés pour le massacre de Mapiripan se trouvent là , dans l’ordinateur du Bataillon Paràs [de l’Armée officielle]. Les normes à signer pour être recruté dans les Autodéfenses Unies de Colombie (AUC, paramilitaires) ont été préparées sur cet ordinateur. Par exemple ils ont pris un document du régime disciplinaire des Forces Armées, ils ont changé là où était indiqué « Forces Armées » et ils le remettaient aux membres des AUC. Il y a les bilans des paiements mensuels, y compris les noms de tout le front des AUC du Guaviare, 93 personnes avec leur nom de guerre, leur position. » Il y a eu des « révélations » équivalentes concernant un autre général, Rito Alejo, qui est responsable d’un autre massacre, à Bijao de Cacarica en 1997, mais le cours de la justice a été interrompu avant que le Procureur n’ait pu entreprendre quoi que ce soit. Aucune de ces révélations montrant que les militaires et les paramilitaires étaient une seule et même entité n’a cependant semblé affecter les histoires des « négociations » fantastiques entre le gouvernement et les paramilitaires. Pas plus l’étrange incident à Guaitarilla dans le département de Nariño le 19 mars, lorsque des militaires ont tendu une embuscade et massacré un convoi de la police nationale. Les véhicules de la police transportaient de la cocaïne. Beaucoup de cocaïne. S’agissait-il encore une fois d’une guerre autour d’un butin, le genre d’affrontements qui se produisent entre les paramilitaires et l’armée ?
Lorsque l’armée à massacré une famille paysanne à Cajamarca, dans le département de Tolima, dont un bébé de six mois, deux jeunes de 17 ans, et une personne de 24 ans, il ne s’agissait certainement pas d’un jeu. L’armée avait installé un barrage, pour intercepter une unité des FARC dans la région, et l’armée a ouvert le feu sur les premières personnes qui sont apparues, selon la Corporation Reiniciar, un groupe de défense des droits humains basé à Bogotá. Cette « révélation » n’a pas fait grand bruit non plus. Pas plus la capture d’un assassin majeur, un salarié d’un grand narcotrafiquant nommé « Don Diego », à la sortie d’un club de jeunes officiers ; 20 téléphones portables, 2 armes, 4 véhicules et 10 000 dollars en espèce ont été récupérés. El Tiempo a discrètement rapporté l’arrestation, sans aller jusqu’à poser la question qui s’imposait : Que faisait-il à cet endroit ? Une autre révélation est arrivée un peu plus tard : en mai, l’entreprise Chiquita Banana a révélé qu’elle avait payé des organisations paramilitaires en Colombie pour protéger ses employés et elle avait averti la justice américaine de cela un an auparavant. Cela est rapporté par le Wall Street Journal du 11 mai.
Des signes de divisions dans les rangs paramilitaires ont continué d’apparaître. Le commandant en chef de l’organisation, Carlos Castaño, un homme qui a avoué dans son autobiographie être responsable de centaines de massacres et qui a avoué être un narcotrafiquant, qui a passé sa vie à construire l’organisation paramilitaire comme une machine à tuer d’extrême droite, a disparu. Sa femme a donné une interview dans El Tiempo le 20 avril, où elle a décrit une attaque contre Castaño dans laquelle certains de ses hommes ont été tués. Sa version était qu’on avait tendu une embuscade à Castaño alors qu’il consultait son mail. El Tiempo s’est inquiété du sort de ce tueur en série en des termes assez tendres. « Est-il en vie ou est-il possible que quelque chose lui soit arrivé ? » « Etes-vous sûre ? » Cette touchante inquiétude a été relayée par l’Eglise catholique, qui jouait un rôle modérateur dans les « négociations » entre le gouvernement et les paramilitaires. L’évêque de Monteràa, Julio Cesar Vidal, a averti que l’Eglise se retirerait des négociations Si elle ne recevait pas des clarifications sur le sort et la santé de Castaño. Des versions divergentes étaient rendues publiques. L’un des partisans de Castaño a dit qu’il avait été blessé au cours d’un combat.
Salvatore Mancuso, l’autre chef paramilitaire, a indiqué qu’il n’y avait pas eu d’attentat contre Castaño, seulement quelques échanges de tirs. Peu après la presse israélienne a publié une note officielle israélienne démentant que Castaño ne se trouve en Israël, où il avait, selon son autobiographie, appris beaucoup sur la lutte anti-terroriste dans sa jeunesse. Un tel démenti ne pouvait que suggérer que Castaño se trouvait en fait en Israël.
Ce n’était pas le genre d’« entraînement étranger » qui inquiétait le gouvernement colombien. Le gouvernement avait arrêté trois Irlandais en août 2001, accusés d’entraîner les FARC, affirmant que Niall Connolly, Martin McCauley et James Monaghan étaient des militants de l’IRA. Ils ont été retenus en prison pendant des années, mais les accusations à leur encontre sont tombées, et les « Trois de Colombie », comme on les appelait en Irlande, ont été acquittés des accusations de terrorisme.
Malgré tous ces événements qui auraient dû faire sérieusement douter de la capacité du gouvernement colombien à préserver sa population, Uribe a lancé, le 25 avril, un nouveau projet audacieux, le « Plan Patriota », pour modifier le rapport de force avec les FARC. L’idée c’est une grande offensive militaire avec 14 000 ou 15 000 hommes dans le sud du pays. Les FARC n’ont pas été délogées, et le plan continue la même ancienne stratégie. Dans le département de l’Arauca l’organisation de défense des droits humains Joel Sierra a communiqué les noms et les circonstances des morts ou des disparitions d’une douzaine de personnes rien que dans cette région ce mois-là . Un leader nasa, Pablo Andres Tenorio, a été arrêté sur des accusations bidons le 30 avril -la communauté s’est mobilisée immédiatement et a ainsi empêché sa disparition dans le système des prisons et des exécutions extra-judiciaires qui l’attendaient, en le retirant physiquement de son lieu de détention. Malheureusement ils n’ont pas été en mesure d’empêcher la mort d’Aparicio Nuscue, victime d’une agression de l’armée le 5 avril. Il est mort à l’hôpital le mois suivant.
Les Indiens wayuu qui vivent sur la zone frontalière entre le Venezuela et la Colombie dans la Guajira ont eu à pâtir du réchauffement du conflit et de la présence paramilitaire. Les paramilitaires les ont attaqué dans la communauté de Bahia Portete le 18 avril. La communauté a donné les noms de 12 personnes qui ont été tuées. Ils ont indiqué que 30 autres personnes avaient disparu. Ils ont raconté des histoires de viols et de tortures. Un mois plus tard on connaissant davantage de détails, lorsque les réfugiés arrivés au Venezuela ont commencé à parler à la presse à propos des assassinats. Le massacre a eu un effet direct : les Wayuu sont partis de leurs terres ancestrales - beaucoup ont traversé la frontière et sont partis au Venezuela. La communauté a diffusé un compte rendu au début du mois de mai. Le 9 mai, 56 paramilitaires colombiens étaient arrêtés au Venezuela. Certains d’entre eux ont indiqué qu’ils étaient liés à un complot terroriste pour commettre des sabotages et des assassinats, l’avant-garde d’une force beaucoup plus conséquente. De leur côté les Wayuu, un peuple qui n’a jamais été conquis, et qui rejette de la même façon les paramilitaires, l’armée et les FARC, ont déclaré qu’ils entraient en guerre contre le gouvernement et contre les paramilitaires. Trois des paramilitaires impliqués dans les massacres ont été tués peu après. Quelques jours plus tard des douzaines de familles d’un autre peuple indien, les Wiwa, ont été déplacées de force dans la même région, la Guajira.
Au même moment, l’Union Syndicale Ouvrière (USO) le syndicat des travailleurs du pétrole qui a tellement été frappé (89 membres assassinés depuis 1988) dans la ville de Barrancabermeja, menait une lutte désespérée contre la privatisation de la compagnie nationale pétrolière ECOPETROL - elle-même créée à la suite d’une longue lutte ouvrière en 1948. 3600 travailleurs sont entrés en grève le 22 avril après 18 mois de négociation pour essayer d’arrêter le projet de privatisation. Le gouvernement affirme, comme le font tous les privatiseurs, que l’entreprise est inefficace. Les travailleurs ont montré comment le gouvernement avait déjà donné des concessions massives aux entreprises multinationales comme Occidental Petroleum et ChevronTexaco, ce qui avait coûté à l’entreprise des dizaines de millions de dollars. Leur grève a immédiatement été déclarée illégale. Des gestes de sympathie se sont produits en différents endroits du pays et les grévistes ont continué. Le gouvernement a envoyé les militaires sur les champs pétroliers. La répression légale a été immédiate - les travailleurs de la USO ont été victimes d’un lock out, 1000 travailleurs ont subi des sanctions disciplinaires et 93 ont été renvoyés. A la fin ils sont retournés au travail en échange d’une protection pour les travailleurs qui avaient fait grève. Sans un soutien massif, la USO ne pouvait pas vaincre le gouvernement dans un secteur stratégique.
Quelques discussions à propos du pétrole colombien se sont produites. Selon rapport de Constanza Vieira, de IPS, publié le 10 mai, le pays produit 520 000 barils de brut par jour. C’est 40% en moins par rapport à la production de l’année 1999, avant que le Plan Colombie n’ait apporté tant progrès à la sécurité. Malgré cela, la montée des prix en raison de la guerre en Irak a plus que compensé la baisse de la production, apportant des revenus à l’entreprise - un tiers de ces revenus revenant au budget de l’Etat. (.) En mai, Garry McLeech a écrit à propos de l’économie pétrolière colombienne dans le Putumayo, l’une des régions du pays les plus durement frappées par le Plan Colombie : « Au début du Plan Colombie, la production pétrolière dans cette lointaine région amazonienne déclinait depuis 20 ans après avoir atteint le pic de 80 000 barils par jour en 1980. Alors que la production demeurait à un niveau très faible de 9626 barils par jour en 2003, une série de nouveaux contrats signés entre les entreprises multinationales et le gouvernement ces deux dernières année annonce une forte augmentation de la production. La municipalité d’Orito, où quatre pipelines forment un noud, est le pivot des opérations pétrolières dans le Putumayo. Deux pipelines apportent du pétrole des champs pétroliers voisins qui sont exploités par la compagnie nationale ECOPETROL, l’entreprise américaine Argosy Energy et l’entreprise Petrominerales, qui appartient à l’entreprise canadienne Petrobank. Un autre pipeline apporte le pétrole de la région amazonienne de l’Equateur où sont implantées l’entreprise américaine Occidental Petroleum et l’entreprise canadienne EnCana. Le quatrième pipeline c’est le Transandin qui transporte le pétrole de toute la région andine jusqu’au port de Tumaco sur la côte colombienne du Pacifique. » L’enquête de McLeech montre que les intérêts des multinationales reçoivent la part du lion des bénéfices : « La législation colombienne stipule que ces royalties doivent être canalisées vers des programmes sociaux et économiques. Selon les termes du nouveau contrat signé en 2002, Petrobank récupère 79% des bénéfices sur tout le pétrole produit sur la municipalité d’Orito au-dessus d’un niveau de production de 3200 barils par jour, lequel est généralement dépassé de 1400 barils par jour. Son partenaire ECOPETROL reçoit les 21% restant. Avec l’échelle variable des royalties, Petrobank paie 8% de la valeur de ses 79% au budget national, ce qui s’élève à environ 9% des royalties payées au département. La municipalité d’Orito encaisse finalement 31% de ces 9%. »
« En 2003, Petrobank a investi 50 millions de dollars dans ses opérations pétrolières dans le Putumayo. Si ECOPETROL avait utilisé une somme équivalente prise sur les 2100 millions de dollars de prêt du FMI pour financer l’exploration et l’exploitation, l’entreprise nationale aurait pu gérer tout le pétrole et non en offrir 79% à une entreprise étrangère. La vente de ce pétrole à l’étranger aurait couvert les coûts d’investissement, aurait permis à la Colombie de rembourser ses emprunts et aurait donner au gouvernement des revenus supplémentaires. Une telle politique pétrolière dans tout le pays en utilisant les prêts du FMI pour couvrir les investissements de départ permettrait à la Colombie de contrôler ses propres richesses comme le font d’autres pays qui ont des entreprises pétrolières nationales, comme le Mexique ou le Venezuela, ainsi que les grands producteurs dans le monde, comme l’Arabie Saoudite. Il est certes vrai que l’objectif du FMI n’est pas de soutenir des stratégies économiques nationales. »
McLeech a également souligné qu’en 2001 le gouvernement colombien a retiré des régulations qui existaient jusqu’alors pour les entreprises étrangères, lesquelles devaient entrer dans des partenariats à 50-50 avec ECOPETROL. Maintenant les multinationales peuvent conserver 70% sur les nouveaux champs pétroliers et encore plus sur les champs pétroliers déjà existant. Les nouvelles régulations touchent aussi les droits quant aux quantités de production et elles ont fait baisser les royalties. ECOPETROL avait été restructurée en 2003, elle a été divisée en trois entreprises -l’une pour négocier les contrats, l’une pour gérer les droits de douane, et un reste d’entreprise pour la production et la raffinerie du pétrole. En mars 2004, au Texas, le ministre de l’Energie a annoncé que les compagnies étrangères pourraient négocier des contrats sans partenariat avec ECOPETROL. L’entreprise pétrolière nationale reste le plus grand acheteur du pétrole produit par les entreprises étrangères. Il s’agit d’un processus destiné à retirer au Colombiens quelque bénéfice de leurs richesses : le gouvernement donne les concessions aux entreprises multinationales. Les multinationales prennent le pétrole du sous-sol, le revendent à ECOPETROL au prix du marché international, et il est ensuite revendu pour la consommation interne ou exporté sans guère de profit. Cela illustre tout le projet d’Uribe : livrer les richesses du pays aux multinationales et détruire l’opposition. Les grèves de l’USO, après 35 jours, ont donné un répit momentané : le gouvernement à donné son accord pour ne pas privatiser ECOPETROL, mais les travailleurs ont payé un prix élevé - 248 travailleurs renvoyés pour faits de grève n’ont pas été réintégrés dans leur poste de travail.
Uribe est retourné en Europe -en Espagne- à la fin du mois de mai. Comme tous les politiciens portés à la répression dans le monde, il a essayé d’exploiter l’attentat terroriste du 11 mars à Madrid qui a fait près de 200 morts, pour remporter le soutien international à sa croisade « anti-terroriste ». Mais tout comme son mentor et son fournisseur d’armes, José Maràa Aznar, il a échoué. Des protestations énergiques ont eu lieu lors de son discours le 23 mai. Ce qu’Uribe avait envisagé comme un moment solennel, se prêtant à des postures politiques, s’est transformé en épisode malheureux où des membres de son entourage ont crié à des gens du pays qui l’accueillait, les Espagnols qui protestaient, qu’ils étaient des « narcoterroristes ». Uribe a quitté les lieux rapidement.
Les manifestants ne disposaient même pas de la toute dernière information sur le plus récent massacre qui s’était produit, perpétré directement par les militaires, juste avant le voyage d’Uribe en Espagne. Le vendredi 21 mai un groupe d’hommes fortement armés est entré dans la communauté de Flor Amarillo et à Cravo Charo dans le département d’Arauca ; ces hommes ont perpétré un massacre. Selon les témoins, ces hommes étaient un groupe mixte de paramilitaires et de soldats colombiens appartenant aux unités suivantes : 5ème Brigade mobile, 43e Bataillon de contre-guérilla de la 18e Brigade, et Bataillon « Narvas Pardo » appartenant également à la 18e Brigade. A leur arrivée ces hommes ont emmené 13 habitants, dont Julio Vega, un leader local et un organisateur régional du syndicat des travailleurs de l’agriculture. Le samedi 22 mai 11 des victimes ont été retrouvées mortes avec des signes de torture sur leur corps aux abords du village de Pinalito. La Corporation Reiniciar avait écrit au gouvernement colombien le 20 mai pour lui demander de protéger les communautés. Selon cette ONG, les paramilitaires menaçaient les gens et ils pillaient les magasins et les maisons, et ils accusaient les habitants d’être des sympathisants des FARC. Le gouvernement n’a pas répondu. Une source anonyme, un communiqué d’une « organisation qui ne souhaitait pas sortir de l’ombre » a souligné une coïncidence - le jour même du massacre, le 20 mai, le commandant des forces armées Martin Orlando Carreño a effectué une visite à la base militaire de Pueblo Nuevo. Pueblo Nuevo se trouve à 30 minutes en voiture du site du massacre, les villages Pinalito et Flor Amarillo dans la municipalité rurale de Tame. Plus tard, le 7 octobre, les paramilitaires ont assassiné le leader paysan Pedro Mosquera Cosme, vice-président de l’ACA, Association paysanne de l’Arauca.
Au même moment, le syndicat du service public de Calà SINTRAEMCALI a mené une nouvelle action désespérée. La répression peut être un instrument dans les mains du régime colombien, mais ce régime a appris que la répression seule ne marche pas. A Calà, les travailleurs ont contraint à plusieurs reprises le gouvernement à des compromis. Périodes d’action ou périodes de répression, les objectifs du gouvernement restent les mêmes : donner les ressources du pays et le secteur public aux intérêts privés et aux multinationales. Alors que l’occupation par SINTRAEMCALI des bâtiments de la municipalité en 2003 avait forcé le gouvernement à négocier, le gouvernement avait conservé son pouvoir de nommer la direction de l’entreprise publique EMCALI. Le gouvernement a ensuite remis la direction à Carlos Alfonso Potes, lequel possède des actions dans une entreprise privée d’eau et d’électricité et qui, selon le procureur général, s’est rendu coupable de corruption - ce qui devrait lui interdire l’accès au poste de direction. Ces dispositions ont été ignorées en raison des ordres venus d’en haut. Le syndicat a donc une nouvelle fois dû recourir à l’action directe - 1600 personnes ont réoccupé le même bâtiment administratif pour demander qu’Alfonso Potes soit retiré du poste conformément à la procédure légale, et conformément aux statuts de l’entreprise publique EMCALI, étaient également demandées des garanties pour la vie et les droits humains des militants. Au bout de quatre jours, les militants eux-mêmes ont décidé d’arrêter, sans avoir obtenu victoire et sans avoir été expulsés de force, en échange d’une promesse de dialogue. Une semaine après, les représailles ont commencé - le matin du 7 juin, deux travailleurs de SINTRAEMCALI ont été blessés, l’un d’entre eux perdant un oil et une main, par une lettre piégée reçue sur leur lieu de travail, un site de traitement de l’eau.
Uribe ne s’est pas prononcé publiquement sur tous ces événements. Il a par contre fait une déclaration brutale à propos des pacifistes et des observateurs des droits humains. Le 27 mai, les journaux le citaient disant : « Je réitère à la police : si ces gens [les observateurs étrangers des droits humains] continuent d’obstruer la justice, mettez-les en prison. S’ils doivent être expulsés, expulsez-les. » Comme d’habitude, lorsque Uribe parle, l’armée agit réalisant une incursion dans la Communauté de Paix de San José de Apartadó, une communauté qui s’est déclarée autonome de tous les acteurs armés, quelques jours après le discours d’Uribe. Ils ont contrôlé les papiers des observateurs étrangers, ils ont filmé les membres de la communauté, ils ont posé aux gens des questions détaillées sur eux-mêmes et sur leurs voisins, puis ils ont occupé le centre de la ville. Apartadó a été frappé à plusieurs reprises en raison de ses positions, et devait être frappé une nouvelle fois. Le 2 octobre, les paramilitaires ont fait disparaître, avant de l’assassiner, une femme de 27 ans, Yorbeli Amparo Restrepo, la sortant d’un bus en toute impunité dans cette communauté où les patrouilles de l’armée sont constantes.
Un autre massacre majeur, attribué aux FARC, s’est produit à La Gabarra dans le département Norte de Santander, à la mi-juin. 34 paysans ont été tués. Ces paysans étaient apparemment des « raspachines », ces paysans qui occupent le plus bas niveau de l’économie agricole, récoltant la feuille de coca pour de petits salaires. Ils réalisaient cette culture dans une zone contrôlée par les paramilitaires. Les survivants, cités par El Tiempo, ont dit que le massacre avait été commis le Front 33 des FARC. Si l’incident s’est produit de la façon décrite par les journaux, les FARC seraient en train de suivre la stratégie qui consiste à tuer des civils considérés « soutiens » ou « sympathisants » plutôt que des combattants - dans ce cas, ainsi que l’explique Wilson Borja, un membre respectable du Congrès colombien, ils ont tué des paysans pauvres qui étaient victimes de tout un système bien avant d’être tués - ils sont, selon Borja, « ceux qui bénéficient le moins du commerce illicite ».
Borja exprime un sentiment différent de celui de bien des politiciens à propos de La Gabarra, lesquels dénonçaient les FARC parce qu’elles auraient fait ce que les paramilitaires font quotidiennement sans connaître la moindre critique. Mais très vite ce n’était plus les FARC mais le Venezuela qui faisait la une. Les 46 tanks AMX-30 achetés à l’Espagne que la Colombie était sur le point d’acquérir se trouvaient de nouveau en première page - la différence étant que personne ne disait plus qu’ils seraient utilisés pour combattre le narcotrafic ou pour des opérations de contre-guérilla. El Tiempo par contre rapportait le 18 juin que les tanks seraient déployés le long de la frontière vénézuélienne, ainsi que quatre bataillons et une équipe de forces spéciales. Cette nouvelle brigade frontalière aurait la charge de défendre la frontière et de protéger les Indiens wayuu - lesquels ont été déplacés par les massacres effectués par l’armée et les paramilitaires, la même armée maintenant supposée les protéger du Venezuela, où les Wayuu ont en fait trouvé refuge. Les tanks devaient arriver en août - juste au moment du referendum vénézuélien qui devait décider si le président vénézuélien restait en poste ou pas. Rares étaient ceux qui croyaient qu’il s’agisse d’une coïncidence.
Dix jours plus tard, le 29 juin, cependant, il y a eu une nouvelle surprise : les tanks ne seraient pas livrés. Soudain, la brigade frontalière était oubliée. La diplomatie vénézuélienne avait fonctionné, l’affaire pour les tanks avait après tout été signée par le premier ministre espagnol Aznar, lequel avait perdu les élections peu après l’attentat de Madrid. Le nouveau premier ministre, Rodriguez Zapatero, est de gauche et ne voit aucune raison d’honorer les affaires militaristes d’Aznar. Ainsi les armes espagnoles étaient refusées pour la guerre américaine dans les Andes comme les troupes espagnoles étaient refusées pour la guerre américaine en Irak.
Uribe bizarrement s’est montré chevalier dans la défaite. Il s’est montré tellement gracieux dans la défaite que deux mois plus tard, mi-juillet, il s’est rendu au Venezuela pour rencontrer Chávez, et il a fait quelques blagues étranges. Le sujet principal de la rencontre concernait un pipeline de gaz naturel de 205 km qui traverse les deux pays et transporte le gaz jusqu’en Amérique centrale. Peut-être qu’Uribe et ses parrains américains espèrent utiliser les mégaprojets pour remporter au Venezuela ce qu’ils ne peuvent pas obtenir par l’agression - c’est-à -dire le contrôle des ressources et de l’économie. Cette stratégie peut peut-être marcher dans un premier temps. Pour faire avancer le mégaprojet, Uribe s’est présenté avec une bonne dose de flatterie pour le président Chávez : « Tout ce que nous pouvons faire aujourd’hui a déjà été fait par le Libertador [Simón Bolàvar]. aujourd’hui, 200 ans plus tard, nous essayons de concrétiser, de telle sorte que l’histoire ne passe pas en vain ». Il semblait dire qu’il était temps de laisser la rhétorique derrière et il a dit que Chávez « parle et agit, profite de sa vitalité et de son dynamisme ». Il s’est aussi amusé à ses dépens au sujet des tanks : « Je ne veux plus les tanks ; j’espère qu’avec le gouvernement du président Zapatero nous pourrons parvenir à un accord ; au lieu de nous vendre des tanks, ils pourraient nous vendre quelque chose de plus utile. La seule chose que je déplore c’est d’avoir perdu l’occasion d’avoir le président Chávez comme formateur. Combien de tanks me prêterez-vous, président Chávez ? S’il vous plaît, prêtez-moi quelques petits tanks ! » Ce n’était cependant pas le mot de la fin. Quelques jours après la victoire de Chávez au referendum du 15 août, il y a eu une nouvelle attaque à la frontière, 12 Vénézuéliens ont été tués par des paramilitaires colombiens. En novembre la rumeur a couru que la Colombie allait acheter des avions de combat pour la frontière vénézuélienne.
Si les rumeurs s’avéraient fondées, ces avions deviendraient un lourd fardeau pour une économie en mauvais état. A la suite de la défaite d’Uribe au referendum d’octobre 2003, le quotidien britannique The Economist lui a donné un conseil. La tâche du gouvernement d’Uribe, selon The Economist, était de « faire passer les impopulaires projets fiscaux par le Congrès. le referendum prévoyait des baisses de salaires, des retraites, et une réduction de la bureaucratie, de façon à économiser 1,1 milliard de pesos par an. Cependant, le gouvernement veut maintenant faire rentrer 1 milliard supplémentaire l’an prochain en augmentant les impôts, en éliminant les exemptions fiscales, et en instaurant un nouvel impôt sur les retraites. Cela risque de faire chuter une économie en récupération. Mais c’est indispensable pour contrôler le déficit fiscal, et pour faire taire les spéculations sur une possible incapacité de paiement de la dette ».
C’est précisément ce qui s’est produit lorsque Uribe a essayé d’obtenir du Congrès tout ce qui lui avait été refusé lors du referendum. Comme The Economist l’avait pronostiqué, la récupération économique a été faible. Mais, plus important, les fruits de cette récupération ont été distribués de telle sorte que les inégalités ont été accentuées, et la plupart des gens n’ont jamais vu les signes d’une amélioration. Les plus grandes entreprises colombiennes ont vu leurs profits augmenter, mais la consommation de l’alimentation de base a baissé. Pendant toute l’année 2004 la Colombie, ainsi que l’Equateur et le Pérou, a négocié un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Les Etats-Unis demandaient tout - la fin de toute protection de l’économie agricole, ce qui signifie la fin de l’économie agricole. Cette économie fragile, qui fait vivre 12 millions de Colombiens (sur 44 millions) dont 85% vivent dans la pauvreté, était déjà fortement en crise en raison de la concentration de la propriété de la terre. Les petites fermes de moins de 5 hectares représentaient 3,5% de la terre et 68% des propriétaires. Depuis la première ouverture néolibérale de 1989-1990 il a eu 700 000 hectares de culture en moins, et la Colombie importe maintenant 7 millions de tonnes de produits agricoles par an. Alors que les prix des produits agricoles chutaient, de nombreux agriculteurs -mais certainement pas une majorité- ont été contraint de se tourner vers la culture de la feuille de coca, laquelle couvre aujourd’hui entre 120 000 et 180 000 hectares, et elle ferait vivre environ 300 000 paysans. Mais les exigences des Etats-Unis lors des négociations pour l’accord de libre-échange risquaient de faire échouer l’ensemble du projet d’Uribe. Le Sénateur colombien Jorge Enrique Robledo a publié un article le 23 décembre dans lequel il confirmait que l’économie agricole était en train d’être passée à la moulinette. Les subventions dont bénéficie l’économie agricole des Etats-Unis n’étaient pas un sujet abordé durant les discussions bilatérales. Mais, selon le mémorandum publié par Felipe Jaramillo, le représentant de la Colombie aux discussions, les protections et les quotas de la Colombie devaient être supprimés.
L’économiste colombien Héctor Mondragón a suggéré, lors de la visite de 3 heures de Bush en novembre, que le mariage Uribe-Bush est un mariage compliqué. La base sociale d’Uribe c’est les grands propriétaires qui ont besoin de l’aide américaine pour liquider la population paysanne qui empêche les spéculations lucratives sur les mégaprojets. Les bases économiques de Bush ce sont les entreprises pétrolières, mais également les multinationales de l’agriculture, qui voient en Amérique du sud d’immenses marchés captifs si seulement les agricultures locales pouvaient être liquidées. Même si Bush et Uribe sont d’accord pour considérer que la guerre est la bonne réponse à tous les problèmes, les grands propriétaires qui soutiennent Uribe résistent à abandonner ce qui représente la base de leur richesse, c’est ce qui se produira si le « libre-commerce » est instauré ainsi que le souhaitent les Etats-Unis. De plus, les priorités bellicistes de Bush ne sont pas les mêmes que celles d’Uribe : même si le Congrès américain a voté à la mi-octobre le doublement du nombre des militaires américains en Colombie, pour les faire passer de 400 à 800, et a fait passer les effectifs des militaires des entreprises privées de 400 à 600, le fait demeure que le gouvernement Bush reste obsédé par l’Asie Occidental. La Colombie n’appartient pas à leurs priorités.
Alors que l’année s’achevait Uribe avait plus que des problèmes dans son mariage avec Bush. Il devait faire face à quelque chose comme un soulèvement. Comme en février les Nasa ont montré la voie, ils ont passé l’année à préparer une action politique majeure contre le gouvernement. Leur plate-forme était simple : le respect de la vie sur la planète - en danger de leur point de vue, pour l’autonomie de tous les peuples et rejet de la militarisation et de la paramilitarisation de leurs territoires ; rejet de la « réforme constitutionnelle » qu’Uribe prétend faire passer par le Congrès malgré le rejet populaire lors du referendum : et rejet de l’accord de « libre-échange ». Les Nasa, qui ont résisté à la colonisation armée pendant des centaines d’années, n’avaient aucune envie d’être dispersés par des projets économiques libre-échangistes. En opposition à tous ces projets ils ont répondu avec leur « Mandat Indigène et populaire pour la vie », pour la construction d’institutions pour répondre à l’urgence : un Congrès populaire indigène, un tribunal permanent des peuples (une sorte de commission-vérité populaire), un système de communication et d’échange autonomes, et une « économie de solidarité ». C’était une rupture avec le passé, quand les Indiens présentaient des demandes au gouvernement. Cette marche ne présentait aucune demande, mais faisait une proposition de changement, s’adressant directement à l’ensemble du pays.
La marche s’est déroulée en septembre, menant des dizaines de milliers d’Indiens et autres dans une longue marche de Santander de Quilichao à Calà. Dans les semaines précédant la marche, les Nasa ont reçu de nombreux coups. Le 22 août 2004 une commission des leaders a quitté la communauté de Toribio, appartenant à la municipalité de Toribio dans le département du Cauca, pour rejoindre une communauté nommée Alta Mira dans la municipalité de San Vicente del Caguán dans le département du Caquetá (dans la zone cédée aux FARC durant les Dialogues de Paix qui avaient commencé en 1998). La commission était conduite par le maire de la municipalité de Toribio, Arquimedes Vitonas, et elle comprenait aussi Plinio Trochez, un gouverneur indien de Toribio, Gilberto Muñoz, coordinateur de l’université indienne CECIDIC et ex-maire de Toribio, Ruben Darào, gouverneur de la réserve de San Francisco, et Erminson Velasco, qui conduisait la voiture. Toutes les personnes qui se trouvaient dans la voiture ont été kidnappées. Initialement le gouvernement, qui avait toutes les raisons d’attaquer les leaders indiens pour affaiblir l’organisation de la marche, a été suspecté. Finalement c’est les FARC qui étaient responsables. Mais lorsque Alcibiades Escue, un autre leader indien, a été kidnappé dans son bureau à Popayan, c’était par la police - qui l’a emmené en prison, absurdement accusé de paramilitarisme.
Les communautés nasa, atterrées un moment, se sont rapidement mobilisées. Une mission de sauvetage de 400 « gardes indiens » se sont rendus au Caguán et, par la suite, ont réussi à faire libérer tout le groupe. A la fin de la marche sur Calà, une autre délégation de gardes indiens s’est présentée à la prison où Alcibiades Escue était retenu - le gouvernement a annoncé que les accusations contre lui étaient tombées, et il a été rendu à sa communauté.
Ni le kidnapping d’Arquimedes Vitonas ni la détention d’Alcibiades Escue - les deux ayant été mis en échec - n’a permis d’empêcher la marche indienne. Si le « Mandat Indien et Populaire » parvient à ses fins et obtient un referendum sur le « libre-commerce », tout le projet d’Uribe - et en fait le projet américain pour la région - pourrait être vaincu. Cela a été montré non seulement avec la marche, mais la grève générale du 12 octobre : 700 000 grévistes, 1 million de manifestants contre l’accord de « libre-commerce ». Cela a montré que les Indiens n’étaient pas seuls. La campagne contre l’accord de libre-commerce menée par RECALCA, Salvación Agropecuaria, MOIR, le sénateur Robledo, et beaucoup d’autres, a porté le débat sur les négociations sur la place publique et a mobilisé de larges forces contre le vol des ressources et du territoire par les intérêts privés et par les Etats-Unis. L’accord, qui devait être signé début janvier 2005, a été retardé jusqu’à mars et pourrait être tenu en échec.
Mais si les mouvements ont été capables de remporter des victoires malgré la répression, la répression a continué malgré leurs victoires. Le jour même de la marche, le professeur Alfredo Correa, un chercheur spécialiste de la question des Déplacés, a été assassiné le 17 septembre à Barranquilla. Le 6 octobre, la militante de la cause des femmes Teresa Yarce a été assassinée à Medellàn. Le 16 octobre des policiers en uniforme ont détenu et tué deux jeunes, Jonathan Jiménez, 16 ans, et Ancizar Castro, 17 ans, à Ciudad Bolàvar. Ils ont été pris par la police, puis conduits à l’hôpital, où ils sont morts - la police a alors affirmé qu’ils étaient morts dans un affrontement entre « gangs violents ». Ciudad Bolàvar est l’un des centres urbains où un grand nombre de Déplacés internes, déplacés par les massacres paramilitaires, arrivent. 55% d’entre eux sont des jeunes de moins de 18 ans. Ces assassinats commis par la police font partie d’une campagne beaucoup plus large de harcèlement et de violence contre les jeunes déplacés dans la ville, et dans les centres urbains colombiens de façon plus générale. Dans une autre région, Calamar, un vendeur de rue nommé Eldevier Morales a été arrêté le 16 décembre, et relâché quelques jours plus tard, puis assassiné quelques heures après. Le lendemain, selon l’ONG « Corporation REINICIAR », les autorités ont réalisé une arrestation collective de 17 personnes, la plupart étant des militants qui militent en défense des droits humains, les ont gardé plusieurs jours avant de les relâcher.
Le département de l’Arauca a continué d’être sauvagement attaqué. Justicia por Colombia a rapporté que José Joaquàn Cubides, secrétaire général du syndicat des travailleurs agricoles dans le département de l’Arauca, a été tué le 7 novembre à Fortul. L’armée colombienne, particulièrement les membres du Bataillon contre-insurrectionnel « Heroes de Taraza », avait effectué une descente dans sa maison trois jours auparavant. Il est connu que ce bataillon travaille avec un escadron de la mort paramilitaire et il fait partie de la 18ème Brigade de l’armée colombienne. Le même jour le commandant du bataillon « Navas Pardo », qui venait juste d’entrer dans la communauté de Corocito dans le même département, a déclaré à une personne de la communauté que s’ils ne livraient pas les guérilleros, ils allaient avoir une « surprise ». La communauté, loin de se trouver dans en position de pouvoir appréhender et livrer des guérilleros, s’est fortement inquiétée - en effet les militaires avaient récemment déjà fait disparaître huit personnes dans la région. Le lendemain à proximité de la municipalité de Fortul, dans le département de l’Arauca, des militaires de la 5ème Brigade mobile de l’Armée colombienne ont utilisé des civils comme boucliers humains lors d’un combat contre la guérilla. La guérilla a assassiné Mariano Suárez, un Indien de 70 ans, un ancien de Chinchorro, dans la Sierra Nevada de Santa Marta, selon les autorités citées dans un communiqué de l’ACIN.
A Noël, des paramilitaires sous le contrôle de Salvatore Mancuso ont commis une série d’assassinats à Catatumbo. Ils ont installé un barrage le 23 décembre, ils ont kidnappé et assassiné deux hommes. Selon un rapport de Colombia Support Network, « le matin du 25 décembre, les paramilitaires sont entrés dans Santa Inés et ont regroupé les gens de la ville. Après les avoir harangué durant un moment, 6 personnes ont été mises à part, ils leur ont masqué les yeux et ils les ont tué. Les identités de quatre de ces six personnes sont connues : Leonel Bayona Cabrales, Samuel Pérez Abril, Custodio Melo et William Montano. Les paramilitaires ont sadiquement lancé des pierres sur Bayona tout en riant, puis ils l’ont battu à mort avec un bâton. Les paramilitaires ont également kidnappé Daniel Abril, qui a des problèmes mentaux, ainsi qu’un paysan nommé Justo Aguilar, puis ils les ont torturés pendant plusieurs heures. Ils ont également volé aux habitants 15 têtes de bétail, de l’argent et des vêtements. Selon des informations provenant de la ville de Convención, le 25 décembre les paramilitaires ont aussi kidnappé puis tué deux personnes dont on ignore encore l’identité, entre Convención et Ocaña. Les paramilitaires ont également déplacé des gens aux alentours de Convención, et ils ont empêché les personnes déplacées de chercher refuge dans les villes. Ces Déplacés, presque mille personnes, n’ont ni alimentation ni assistance médicale ».
Les paramilitaires du Mancuso sont actuellement en cours de « négociation » avec le gouvernement et ils respectent un « cessez-le-feu ». Reuters a publié un article le 13 décembre 2004 expliquant comment ces paramilitaires ont livré au gouvernement une certaine quantité de fermes, de maisons, de commerces et de bateaux, juste dans le Catatumbo, près de la frontière avec le Venezuela. 1400 paramilitaires ont rendu leurs armes quelques jours avant les massacres de Noël dans la région. Au total, les paramilitaires ont rendu 6000 hectares de terre avant d’aller massacrer des paysans. Ces 25 dernières années, le transfert de la terre qui est passée des pauvres aux riches en raison des massacres commis par les paramilitaires représente 20 millions d’hectares. Le « processus de paix » avec les paramilitaires a permis à une proportion de 3 Déplacés sur 10 000 de retourner chez eux, généralement pour attendre une prochaine attaque paramilitaire. CODHES, un groupe de défense des droits humains, a publié une étude à la fin de l’année 2004, rapportée par El Tiempo le 21 décembre, basée sur l’observation de 1200 familles Déplacées de force. Cette étude montre que 225 000 personnes ont été déplacées en 2004. 50% de ces personnes proviennent des zones complètement contrôlées par les paramilitaires, 20% proviennent des zones en conflit entre les guérillas et les paramilitaires. Le chiffre le plus important de cette étude c’est qu’entre 1997 et 2003 les paramilitaires ont acquis 5 millions d’hectares de terre par la violence. Rendre des minuscules parcelles de ces immenses quantité de terre à l’Etat au service duquel ils ont déchaîné tant de violence ne fait guère de différence. Le même jeu a été poursuivi avec les terres des narcotrafiquants : 200 familles ont reçu des terres provenant de narcotrafiquants avérés. Durant cette même année 20 000 familles ont été déplacées. Des 4 millions d’hectares de terre détenus par les narcotrafiquants, le gouvernement a promis de distribuer 160 000 hectares et il a en fait distribué moins de 10% de ces 4%.
Le dernier mot de l’année 2004 n’est pas revenu aux paramilitaires ou à Uribe, mais aux Indiens. Six ans après l’inondation de leurs territoires du Alto Sinu et du rào Verde par les barrages hydrolectriques de l’entreprise Urra SA Corporation, les Embera Katio ont combattu contre le megaprojet qui a malmené leur mode de vie et qui a détruit tant de vies. En 2001, le leader embera Kimy Pernia Domico a été kidnappé par les paramilitaires parce qu’il organisait la lutte contre le barrage d’Urra. La Constitution colombienne stipule l’obligation d’une étude et d’une consultation auprès des Embera avant un tel projet : les Indiens ont ainsi disposé d’un dispositif légal leur permettant de lutter. En octobre ils ont occupé les bureaux de Urra, demandant une reconsidération complète du projet puis un retrait de la licence à Urra. Plus de 400 personnes se sont regroupées devant les bureau de Urra à Monteràa. Au bout de 15 jours le gouvernement a accepté un processus de négociation avec eux. Tout comme avec le syndicat du service public de Calà, avec les Embera le gouvernement a fait traîner les négociations tout en cherchant à leur retirer toute importance. A Noël les Embera se trouvaient en « Assemblée Permanente » une fois de plus, d’abord devant les bureaux du Ministère de l’Environnement à Bogota puis, lorsque la police anti-émeute les a attaqués, devant les bureaux de l’Organisation Nationale des Indigènes colombiens (ONIC). 372 personnes, dont 185 enfants, se trouvaient dans la rue, encerclées par des autorités armées, parce qu’ils se battaient pour leurs droits, refusant d’être réduits au silence.
Ce n’est pas un mauvais point pour finir un article sur la Colombie, pour le moment. Le système ne renoncera pas à sa machinerie de mort sans être combattu. D’autres batailles viendront. Et il y a des gens disposés à mener ces batailles. La victoire ou la défaite dépend d’eux, mais nous pouvons aussi contribuer à l’issue de la bataille.
Pour connaître mes sources, pour me faire connaître vos commentaires vous pouvez m’écrire (en anglais) :
justin@killingtrain.com.
Justin Podur
– Source :
www.zmag.org/content/showarticle.cfm ?SectionID=9&ItemID=6945
– Traduction : Numancia Martànez Poggi, fin février 2005