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L’Intellectuel chahuteur, cet animal en voie de disparition

« La politique est partout .On ne peut lui échapper en se refugiant dans le royaume de l’art pour l’art et de la pensée pure, pas plus d’ailleurs que dans celui de l’objectivité désintéressée ou de la théorie transcendantale. » Edward.G.Saïd, « Les Intellectuels et le Pouvoir »

J.P.Sartre, ce français de la métropole ne tenait pas en très haute estime Camus l’Algérien. Lorsque ce dernier publiera « l’Homme révolté ». L’auteur de « La Nausée » dira à propos de la pensée camusienne qu’elle n’est qu’une « inconsistance philosophique, des connaissances ramassées à la hâte et en seconde main, des pensées vagues et banales ». C’est aussi cette tiédeur d’un engagement mitigé, cette neutralité humaniste suspecte que Sartre reprouvait chez Camus qu’il qualifiait de « faux intellectuel », dénonçant dans son oeuvre « le combat douteux » d’un homme qui ne voulait être « ni bourreau ni victime », un homme pour qui « la révolte n’est pas le ressentiment. »

Nous avons donc d’un coté un Camus dont la philosophie consistait à discréditer cette notion selon laquelle « L’anticolonialisme serait la bonne conscience qui justifie tout, et d’abord les tueurs. » (1) et d’un autre côté un Sartre qui disait : « Car, au premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un européen, c’est faire d’une pierre de coups pour supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : reste un homme mort et un homme libre. » (2) Nous aurons en fin de compte, en Camus un homme accommodant qui célèbre la vie, espérant sans doute que par miracle tout finira par s’arranger, l’essentiel étant d’aménager pour sa conscience et pour l’ordre des choses un certain confort et une paix improbable. De l’autre côté de la rive, se trouve en Sartre un forcené qui célèbre le ressentiment, la nausée, la violence sans lesquels aucune vie, aucune liberté, aucune dignité ne seraient possibles. La nature humaine est ainsi faite, de paradoxes et d’ambigüités. Ne dit-on pas que « Le diable vivait jadis au paradis, et celui qui ne l’a pas rencontré risque fort de ne pas reconnaître un ange quand il sera amené à en voir un »(3) Cette formule est valable pour tout le monde, aussi bien pour les pleutres et les indécis que pour les intrépides maladroits. Sartre et Camus avaient tous les deux à la fois tort et raison.

L’écrivain feu Tahar Ouettar avait accusé ses pairs francophones de « Vestiges du colonialisme », et suite à l’assassinat de Tahar Djaout, il a eu de manière insensée l’indélicatesse de déclarer que la mort de celui-ci « n’aurait été une perte que pour la France. » Peut-on s’attaquer aux gens de la sorte par affinités avec les Islamistes. Bien sur que non ! Mais on peut gratuitement le faire, uniquement parce que votre tranche ne nous revient pas, ou à cause de cette illusion d’une prétendue prééminence que certains esprits immatures et mesquins s’approprient injustement à cause de leurs singularités historiques, ethniques, religieuses, linguistiques. Rachid Mimouni, usa d’une verve plus épique, un message d’adieu qui aurait pu servir d’épitaphe assez émouvante et éloquente : « A la mémoire de mon ami, l’écrivain Tahar Djaout, assassiné par un marchand de bombons sur l’ordre d’un tôlier. » Quel gâchis, quelle tragédie et quelle « Malédiction ». Mimouni n’aurait pas pu trouver meilleur titre pour son livre. Que Dieu, dans son immense clémence, lui le compatissant et l’indulgent, accueille tous ces hommes de lettres, d’esprit et de culture dans son vaste paradis. On ne peut hélas éviter que certaines situations prêtent à confusion, que la posture de certains écrivains ou intellectuels paraisse suspecte et que la réaction des autres s’engouffre immédiatement dans le réquisitoire. La présomption d’innocence est rarement accordée à l’intellectuel car nul autre que lui n’est mieux placé pour savoir que les clairs-obscurs ne font pas bon ménage avec une intégrité que cet intellectuel doit garder transparente, irréductible et invariablement juste. Cela est-il possible ? Peut-être, mais ca reste quand même un défi fort périlleux. Tout ce débat nous ramène à la question suivante : Qu’est-ce qu’un écrivain ou un intellectuel ? Un auteur jaugé et soupesé à l’aune de ses oeuvres, un homme en faction et en action, où un accord harmonieux entre les deux ? « L’artiste et l’intellectuel indépendants comptent parmi les rares personnalités équipées pour résister et combattre l’expansion du stéréotype et son effet : la mort de ce qui est authentique, vivant. Si le penseur n’est pas personnellement attaché au prix de la vérité dans la lutte politique, il ne peut faire face avec responsabilité à la totalité de l’expérience vécue. » (4) Peut-on rêver d’une vie où l’homme ferait preuve d’une détermination inébranlable, linéaire et d’un engagement juste, vrai et sans faille ? J’en doute fort. Il faut avoir le courage d’admettre pour les autres et pour soi-même que cette quête Sisyphienne vers une perfectibilité illusoire doit forcément emprunter des itinéraires tortueux, une existence menacée par le doute, les ruptures, les défections, les errances, les égarements et les compromissions ; des périodes charnières où l’on risque de perdre son âme ou de s’en sortir plus aguerri, moins intempestif et plus lucide. En évoquant cet Engagement de l’écrivain, tâche irrépressible et périlleuse, Sartre disait « Pour nous , en effet , l’écrivain n’est ni Vestale , ni Ariel : il est dans le coup , quoi qu’il fasse , marqué , compromis , jusque dans sa plus lointaine retraite. »

On n’a jamais pardonné à Louis Aragon et à beaucoup de ses pairs, écrivains et intellectuels laudateurs d’un totalitarisme flagrant d’avoir tardé à appréhender tout ce qui se tramait à l’Est. La barbarie des purges staliniennes était trop assourdissante pour passer inaperçue. Même le grand Sartre aussi vigilant et intransigeant qu’il fût semblait trop préoccupé pour s’en émouvoir à temps et suffisamment. Ses révoltes toujours nobles et entières se cristallisaient ailleurs.

On n’a également jamais pu oublier le comportement odieux et inadmissible de ce géant de la littérature qu’était Céline. Bien que ce qu’on lui reproche était partagé par la majorité des Français qui le pensaient tout bas , son incompréhensible inimitié verbale à l’égard des Juifs et des autres déshérités de cette terre ainsi que sa littérature farouchement antisémite (5) le poursuivirent jusque dans la tombe , cinquante années après son décès. En 2011, la France décide de célébrer l’auteur parmi d’autres figures nationales, le Lobby Juif, fidèle à son esprit de ressentiment s’oppose avec véhémence à cette tentative de réhabilitation. L’incontournable Serge Klarsfeld dira « A ceux qui s’offusqueraient de cette exigence, nous répondrons qu’il faut attendre des siècles pour qu’on célèbre en même temps les victimes et les bourreaux. »

Est-il aisé de séparer l’auteur et ses oeuvres de l’homme ordinaire ? Voilà ce que nous devons nous efforcer d’entreprendre. Bien que Céline ne cesse de subir tous les anathèmes du monde pour ses opinions politiques et raciales, il demeure en tant qu’auteur un joyau qui participe à l’anoblissement et à la sublimation de ce patrimoine culturel français tant jalousé. Ses ouvrages figurent aux programmes scolaires. Ils sont étudiés en Agrégation de lettres modernes et classique. Néanmoins on ne pourra jamais penser au génie de l’auteur sans avoir à l’esprit le monstre. Hannah Arendt dira en 1951 à propos de ce géant de la littérature « La France avait produit un antisémite exceptionnel …il allait droit au but et réclamait le massacre de tous les juifs. La thèse de Louis Ferdinand Céline était simple, ingénieuse, et elle avait juste ce qu’il fallait d’imagination idéologique pour compléter l’Antisémitisme rationaliste des Français. » (6)

La bonne foi, la crédulité et la naïveté peuvent-elles servir d’alibi pendant que l’humanité se fait décimer à ciel ouvert. Ca peut fonctionner lorsqu’il s’agit d’un citoyen lambda dont l’opinion est insignifiante et sans aucun impact sur le cours des événements et des idées. Mais pour un intellectuel, des erreurs de ce genre resteront indélébiles telles ces flétrissures qui témoignent d’une infamie et qui persisteront tels des spectres à hanter les consciences collectives bien longtemps après la disparation de ces génies à qui on ne pardonnera jamais ces incompréhensibles moments de rupture , de scission entre l’indiscutable richesse de leur talent et leurs comportements terriblement en deçà et au-dessous de leur génie littéraire et artistique à fortiori que ces pauvres diables savent eux-mêmes qu’ils sont condamnés à trimbaler sur leur chemin de croix quelque chose de plus pesant : Une dette morale qu’ils doivent honorer en leur qualité de figures emblématiques d’un certain idéal présupposé par/ et dans leur profession de foi littéraire.

L’Histoire, à son grand dam, se pliera à et exercice embarrassant qui consiste à encenser l’auteur dans son talent tout en diabolisant l’homme dans ses insignifiantes trivialités existentielles. Les seuls héros irréprochables qui subsisteront seront ceux que l’imagination de l’auteur aura conçus

Selon l’Intellectuel Julien Benda « Les vrais intellectuels sont censés prendre le risque d’être brulés vifs sur le bûcher, ostracisés ou crucifiés …Il s’agit nécessairement d’individus singuliers, doués d’une très forte personnalité, et en état d’opposition quasi permanente au consensus. » (7) des personnes qui « de ce fait ne peuvent inévitablement être qu’un groupe d’hommes très restreint. »

Fichtre alors ! Etre crucifié, ou brulé vif, on n’en a pas exigé autant de nos intellectuels, néanmoins cette présence symbolique et représentative permanente qu’ils sont censés incarner doit en toutes circonstances légitimement s’imposer par la qualité, le style et la pertinence de ses manifestations ( toutes formes d’expression confondues : Editorial , Théâtre , Littérature , Cinéma , Musique …) à la conscience du peuple ou du moins à l’ensemble d’un lectorat , d’un auditoire ou d’un public qui s’identifient à ces « scribes/héros ». La représentativité et le symbolisme que doit véhiculer l’engagement de l’intellectuel ou de l’écrivain dans la mémoire des masses permettra de solidariser l’ensemble des indignations et des aspirations de la majorité, ceux qui lisent tout comme les illettrés. « Celui-ci ne déclame pas depuis le haut d’une montagne, il souhaite, cela va de soi, dire son mot là où il peut être le mieux entendu ; et représenter son message de manière à influer sur un processus en cours »(8) Cette présence symbolique et représentative doit impérativement squatter nos esprits et harceler nos mémoires afin de pouvoir « influer sur un processus en cours. » C’est grâce à ces idylles subversives que les sociétés finissent tôt ou tard par prendre conscience de tous les mécanismes sournois qui pérennisent leur Aliénation.

Le prix à payer est toujours très lourd. C’est souvent la prison, l’exil et autres vicissitudes qui font de l’homme un intellectuel ou qui amènent malgré lui l’intellectuel à devenir cette force symbolique et représentative. Quoi qu’il en soit, la prison et l’exil s’avèrent nécessaires dans la mesure où ces malheurs poussent l’intellectuel dans ses derniers retranchements et le confrontent à son ultime défi, le plus décisif. C’est justement cette praxis sacrificielle (Prise de position, Prison, Exil …), ou cette mécanique « d’ostracisme et de crucifixion » évoquée par Julien Benda qui va permettre aux écrivains, aux intellectuels de produire leurs oeuvres les plus remarquables, politiquement et socialement utiles, au-delà de leur immense et indéniable valeur littéraire.

Victor Hugo sera condamné et contraint à l’exil sous Louis Napoléon Bonaparte. Ce malheur sera le prélude d’une période de création littéraire qui sera considérée comme la plus originale et la plus puissante de l’auteur : Les châtiments (1853), Les contemplations (1856), la légende des siècles(1859) Les Misérables (1862). C’est aussi en captivité qu’Antonio Gramsci rédigera son oeuvre célèbre « Cahiers de Prison ». Il décédera quelques jours après sa libération et connaitra à titre posthume une notoriété incontestable et amplement méritée. Quant à Alexandre Soljenitsyne, s’il n’avait pas connu de l’intérieur en tant que détenu politique l’enfer concentrationnaire de la Russie, il n’aurait jamais pu écrire en 1973 « l’Archipel du Goulag », témoignage poignant et livre de renommée mondiale. Tout cet enfer de geôles et de persécution qui fut l’essentiel de sa vie lui inspirera d’autres ouvrages de très grande qualité. En méditant sur ces énormes écueils de toutes sortes auxquels est fatalement confronté un écrivain engagé, Sartre disait : « Je suis moi-même perpétuellement en danger »

Il faut malgré tout faire preuve de pondération et admettre que le pouvoir algérien n’a ni brulé vif ni crucifié les intellectuels. Il a eu peut être intentionnellement et intelligemment opté pour d’autres méthodes plus lénifiantes mais tout aussi répugnantes que la cruauté des geôles : Le mépris. Ainsi nos intellectuels perdaient à chaque fois cette opportunité de devenir des mythes, de rentrer dans la légende ou de figurer dans ces paradigmes de Julien Benda , des archétypes où seul l’extrême , le radical , le sacrifice sont des vertus dont l’intellectuel doit se parer. Le mépris du Pouvoir à l’égard de nos libres penseurs conjugué à l’insouciance d’un peuple qui a été brillamment et admirablement conditionné à être peu attentif à ces forces symboliques et représentatives participe à la pérennisation d’une paix sociale et d’un ordre public certains.

L’Ecrivain Habib Ayoub reconnaît admiratif comme nous tous la majestueuse condescendance de notre système démocratique « Tous les systèmes ont la capacité de retomber sur leurs pattes et récupérer les écrivains les plus téméraires. Mon dernier recueil de nouvelles, L’homme qui ’existait pas, est assez féroce mais on le trouve dans les meilleurs librairies et à l’aéroport d’Alger. Cela devient une espèce d’alibi à la démocratie, Mais que voulez-vous que je fasse ? M’arrêter d’écrire ? Je ne le pense pas. » (09)

Lors d’un entretien accordé au Journal El-Watan, Rachid Boudjedra avait déclaré : « Il y a des espaces de liberté et de démocratie évidents dans notre pays. Il y a une grande liberté de création …Nous n’avons pas une censure officielle sur tel livre. Il n’a pas de censure comme on l’a vu en Tunisie ou en Egypte. » En effet, l’époque où l’auteur de « La Répudiation » était persona-non-grata, celle aussi qu’avait connue Rachid Mimouni, étaient certes très loin derrière nous. Cependant, il subsistera toujours des forces qui n’hésitent pas à mettre sporadiquement en branle la machine répressive. Le livre « Poutakhine » a valu à son auteur pas mal de déboires. Les livres de Mohamed Benchicou ont connu le même sort. Le Salon International du Livre d’Alger reflétait ces années précédentes ce malaise qui entourait l’univers de l’Edition et de la Publication et démontrait qu’il y avait encore beaucoup de problèmes à résoudre aussi bien sur le plan de la censure que sur d’autres questions aussi cruciales qui se rapportaient à la place du Livre dans la société algérienne. Et si nous devons nous targuer de ne point ressembler à la Tunisie ou à l’Egypte, c’est principalement parce que chez nous, les intellectuels chahuteurs n’existent pas, leur parole reste inaudible, ils sont complètement méconnus du peuple. Mettre des épouvantails en prison c’est les rendre célèbres et fabriquer leur mythe. Par contre, au lieu d’écrivains et intellectuels, ce sont plutôt des cohortes de journalistes qu’on a essayé d’apprivoiser par les geôles. Certes l’Algérie ne ressemble ni à la Tunisie ni à l’Egypte, Dieu soit loué, pourquoi donc alors, le lendemain du printemps arabe, l’Etat s’est-il illico presto engagé à relooker le délit de presse, à amender le code de l’information, à affranchir le secteur de l’audio-visuel et a promis de restaurer la constitution. Toutes ces mesures terriblement tardives et encore incomplètes ne rendent pas notre pays plus démocratique que l’Egypte ou la Tunisie. L’Etat ne fait que restituer à certaines libertés une composante qui leur faisait défaut : Le Droit dans la réalité.

Toujours, en parlant de la censure et de ces « espaces de liberté » dont parle Boudjedra, on serait tenté de la même manière d’affirmer qu’il y avait eu même en URSS des espaces fugaces de liberté d’expression lorsque Soljenitsyne avait publié en 1962 son Livre « Une journée d’Ivan Denissovitch », ouvrage qui dénonçait quand même les conditions de vie dans un camp de travail forcé. Cette forme factice et sélective de la liberté d’expression était exceptionnellement tolérée par Khrouchtchev car elle stigmatisait un passé dont le pouvoir de l’époque voulait se délester, Néanmoins le totalitarisme restait toujours vivant et opérationnel dans toute sa splendeur. « L’Archipel du Goulag », témoignage sur le système concentrationnaire soviétique, a été imprimé à Paris en 1973, néanmoins il a fallu attendre quinze années pour que les Russes puissent enfin découvrir cet ouvrage. Le livre sera enfin publié en URSS en 1989. Il a fallu du temps pour permettre qu’une vérité soit accessible à un peuple au sujet d’une barbarie qu’il a subi voilà plus d’un demi-siècle. Les Libertés qu’avait prises Amine Zaoui lorsqu’il était à la tête de la Bibliothèque nationale ont immédiatement causé sa disgrâce. Il avait commis ce crime de lèse majesté en permettant à l’art de disserter autrement sur nos puissances tutélaires sacrées : Le président et le Khalifat. Cette liberté d’expression finira par donner raison à l’artiste Adonis, le monde arabe finira par s’embraser à cause de ces pensées totalitaires. La philosophie de Amine Zaoui prenait ses aises et sembler subrepticement se détacher de la culture qui devait se cantonner à prôner « l’Art pou l’Art ». L’Esprit, telle un spectre commençait, à circuler librement et effrontément dans les corridors de notre Bibliothèque nationale. C’en était trop. Notre hôte sera appelé à d’autres fonctions. Même nos universités n’échapperont pas à cette règle qui fait que la pensée libre demeure toujours menacée par une forme d’inquisition pour qui toute critique relève carrément du délit. L’universitaire Rouadjlia aurait du prendre exemple sur ses confrères et avoir la même élégance, celle du détachement, du mutisme et du désintéressement. Rester Zen et suivre le chemin de Bouddha, la réclusion dans l’ascétisme pour éviter la prison et l’ostracisme. « De l’Université en général et de l’Université de Msila en Particulier », un simple article a valu à cet universitaire des déboires inconcevables. Qui, aujourd’hui n’est pas tenté de dire que toutes les universités en général sont particulières. Un certain ministre, excédé par le tintamarre qui fusait des campus a même songé à fermer ces universités. C’est dire le peu d’importance qu’elles détenaient et du rôle insignifiant qui leur était dévolu au sein de la société et particulièrement face au pouvoir. Toutes ces facéties disparates que nous venons d’énumérer et auxquels s’adonne le pouvoir ne relèvent-elles pas en fin de compte d’une censure qui ne dit pas son nom.

Lorsque Mr Boudjedra avait enfin pu savourer des moments de répit et rentrer dans les grâces du Pouvoir, d’autres écrivains allaient connaitre la disgrâce et se retrouver dans le collimateur d’une inquisition assez particulière. La frilosité du pouvoir à l’égard des intellectuels ressemble à cette mer houleuse, fatale et facétieuse où s’alternent des creux de vague cléments avec leurs brefs instants d’accalmie et des lames déferlantes qui saccagent et noient tout ce qui est proéminent, saillant, insolent. Les assertions de Boudjedra sont en même temps vraies et terriblement fausses, on peut dire qu’il n’y a pas de censure dans la mesure où il n’y a pas vraiment de production littéraire réellement dissidente et subversive pour l’ordre idéologique et politique établi ou bien que la société , par des mécanismes assez complexes et insidieux, a été amenée à manifester systématiquement une indifférence mortelle vis à vis de ses penseurs , de ses intellectuels et ces figures symboliques et représentatives qui sont condamnés à penser et à écrire pour eux-mêmes ou leur proche entourage..

Par ailleurs, si ces censures paraissent sporadiques, rares et ponctuelles, gardons toujours à l’esprit que bien que celles-ci ne soient actionnées que rarement, elles ne sont poussées à sévir qu’à l’encontre de certains écrivains accessoirement et furtivement symboliques et représentatifs. Quant au reste de cette intelligentsia bigarrée, hétéroclite et moins importante, elle sera condamnée à exceller dans les panégyriques où à faire les frais d’une autre mécanique de concassage et de dissolution. Effectivement, sans dictature ni autre formes de violences, les survivants de cette intelligentsia n’auront d’autre alternative que de se cristalliser dans une diaspora écartelée, éparpillée, désemparée qui se rabattra sur des circuits d’édition et de promotion à l’extérieur du pays. Quelle représentativité et symbolisme resteront-ils à ces clercs totalement inconnus chez eux et condamnés à prêcher dans d’autres paroisses sur les tourments de leur peuple. Aucun prophète n’a délivré son message par correspondance.

Si nous devions ramasser ce qui reste de l’intellectuel algérien, cessons de chercher ce héros dans ces sagas romanesques où le seul univers possible est celui de la censure, de la persécution, de l’exil, de la disgrâce et essayons plutôt de prêter attention à notre intelligentsia universitaire, à d’autres intellectuels algériens dont la biographie ou les idées ne connaissent pas forcément la même épopée mais qui ne sont pas moins exceptionnellement brillantes. Mais encore faudrait-il que ceux-ci aient un auditoire et un public plus large et qui dépasse l’enceinte de leurs salles de conférences. La société par exemple, ou le peuple. « Des Intellectuels qui vivent dans un système clos ne constituent pas une intelligentsia, quelle que soit par ailleurs la richesse de leurs créations, pas plus que des masses de diplômés de l’Université ne constituent des intellectuels et encore moins une intelligentsia si le savoir accumulé n’a pas d’efficacité dans l’ordre symbolique de la société. » (10)

Dans un monde voué au changement permanent et qui ne doit ses transformations successives qu’à l’action d’une humanité consciente et déterminée, Gramsci avait pressenti, à la suite de nombreux philosophes, l’importance de la lutte organisée et permanente, estimant à juste titre que tous les hommes étaient des intellectuels mais que tous n’ont pas la fonction sociale d’intellectuels. Dénonçant les injustices sociales, Victor Hugo, intellectuel, homme politique et homme d’action, disait lors de ses réunions publique : « La question sociale reste, elle est terrible, mais elle est simple, c’es la question de ceux qui en ont et de ceux qui n’en ont pas. »

L’intellectuel Edward.G.Saïd disait que « Ce qui compte en définitive, c’est la figure représentative de l’intellectuel - quelqu’un qui prend ouvertement position et qui en donne, quels que soient les obstacles, une vision claire et argumentée. Qu’il s’agisse, en effet, de parler, d’écrire, d’enseigner ou de s’exprimer à la télévision, sa vocation réside, à mes yeux, et c’est là le propos de ma thèse, dans l’art de la représentation. » (11) Il n’y a rien de plus vrai en effet, mais hélas cette représentation n’a jamais eu les moyens de s’imposer avec une présence et un déploiement qui devraient à mon avis être concrets, permanents et dont il nous est possible d’en mesurer les effets sur la société. Les révolutions arabes n’ont pas été déclenchées par des actes intellectuels mais plutôt par des immolations à répétition milles fois plus symboliques que les tergiversations d’une intelligentsia délabrée. Je dois avouer que nous avons hélas beaucoup plus de connivence intellectuelle , d’affinités avec d’autres forces représentatives et symboliques qui sont depuis un bon moment incarnés par les journalistes qu’avec des intellectuels qui pour un ensemble de raisons ont été relégué en arrière plan et entièrement dépouillés de cet aura , de ces facultés intrinsèques que sont ce symbolisme et cette représentativité qui confèrent à l’intellectuel toute son identité , intégrale et authentique.

Un texte n’est jamais neutre par apport à l’époque où il est écrit.

Tout écrivain doit savoir qu’il est impliqué dans ce qu’il écrit, et qu’il implique son lecteur. Il doit écrire en s’engageant consciemment, en sachant qu’il écrit toujours pour un public désigné, qu’il répond à une urgence. Et justement à propos d’urgence, dans un pays où les aberrations de toutes sortes se succèdent à un rythme industriel, il n’est pas surprenant de constater que les écrivains qui mettent des années à rendre compte de la réalité de leur société faute de génie, de moyens ou de liberté finissent par perdre cet ascendant , cette puissance charismatique , ce lien charnel qu’ils sont censés entretenir avec les masses. En effet, face à cette vacuité, ces ruptures, ces éclipses, ces silences, la presse algérienne (Editorialistes, chroniqueurs, caricaturistes, reporters …), en se substituant à cette intelligentsia traditionnelle dépareillée , atone ou parquée dans des enclos, s’est mise à officier de manière extrêmement habile, innovante et révolutionnaire comme agent symbolique et représentatif de la société.

Un symbolisme et une représentativité ne peuvent se réaliser sans médiatisation laquelle ne peut se faire dans le pire des cas qu’à travers une montée au charbon : prison, exil, décès. Et dans le meilleur des cas par le biais d’un processus classique plus long et plus sûr : prises de positions, publications, apparitions fréquentes à travers les divers supports médiatiques (Plateaux télévisés, presse …)

Il y a certes « des espaces de liberté et de démocratie évidents » ainsi que Boudjedra l’avait indiqué, mais à quoi peuvent-ils bien servir maintenant. On avait procédé au démantèlement studieux et fervent de l’ensemble de ces Librairies qui livraient la dernière bataille perdue d’avance pour essayer de maintenir la société dans une authentique modernité, autre que celle des victuailles et des autres superficialités méprisables. Transformées en Fastfood, décimées l’une après l’autre, des nouvelles de leur agonie nous parvenaient ponctuellement, comme celle de l’Espace Noun d’Alger. Leur extinction lente et silencieuse sonnait le glas d’une Algérie fière et ambitieuse qui ne présageait nullement d’une telle bassesse où tout le monde se mettrait à cracher avec autant de morve sur la culture. On avait fait de ce pays un désert culturel où les Bibliothèques manquaient cruellement, où l’univers du Livre était soumis à des mesures rédhibitoires (liées aux taxes, à l’augmentation du capital imposé aux entreprises d’importation …), Un éditeur et libraire algérien prononça un jour ce requiem « La dure loi du capital s’impose à la rue Didouche Mourad qui voit disparaitre des librairies qui ont donné l’illusion qu’Alger pouvait conserver quelques îlots de vie intellectuelle. Presque plus de cinémas, une pauvre cinémathèque, un unique théâtre intermittent, des musées désertées, des salles de conférences délabrées, des bibliothèques et médiathèques faméliques. »(12) Les choses ont peut-être évolué. Toutes ces failles avaient leur remède. Tous ces obstacles d’ordre matériel pourraient se résorber à court terme, mais le tort le plus absolu, l’immense sacrilège restait cette indifférence de l’algérien pour la lecture. A quoi bon dénoncer la censure, condamner l’intellectuel, fustiger l’Etat s’il manquait la chose la plus essentielle : Le lecteur, la passion voire le devoir de lire, sinon tout n’est que foutaises.

« Le désintéressement pour la lecture chez les étudiants s’est transformé, ces dernières années, en véritable défi auquel sont confrontés les enseignants universitaires. » Tel est le constat d’une journée d’étude nationale sur la problématique de la lecture organisée en Avril 2009 à L’Université de Mascara.

Si l’étudiant ne lit pas, chose qu’il serait aisé de constater un peu partout et pas uniquement chez l’étudiant, comment nous serait-il possible d’être présents au monde avec les outils nécessaires qui permettent de militer pour quelques causes susceptibles de nous émouvoir un tant soit peu.

Face à ce naufrage pathétique, à cette pathologie infamante dont les signes cliniques transparaissent déjà dans nos comportements, dans l’exercice de notre citoyenneté, dans notre rapport trivial au monde, L’Etat algérien s’empressera bien entendu de sauver les meubles. On envisagera finalement d’équiper chaque commune d’une bibliothèque. On projettera même d’imiter ces anciennes missions religieuses, pénétrer dans des brousses et au fin fond de l’humanité pour apporter le savoir. Des Bibliobus seront prévus pour désenclaver nos régions préhistoriques. Madame Khalida Toumi constate les avaries et fait les comptes, une prise de conscience teintée de mea-culpa et des promesses, c’est toujours bon à prendre. Notre société se prépare à rattraper la locomotive du progrès. Madame la Ministre aura eu enfin le temps de rendre son diagnostic : « Le Livre est fondamental, et qui dit livre, dit lecture publique, bibliothèque, système éducatif. Nous n’arriverons jamais à nous développer si nous ne développons pas la lecture publique. Je ne parle pas de livre parascolaire, technique ou scientifique, je parle de la littérature. Vous ne pouvez pas développer le livre sans le soutien de l’Etat. Il faut que cela devienne une Politique ». Hélas, quoi que nous fassions, aussi louables que puissent être ces opérations de « Réanimation », notre société fera constamment l’objet d’un anachronisme bizarre. Bien avant que notre Culture ne se résigne à rendre au livre ses titres de noblesse, les fameux « réseaux sociaux » avaient déjà commencé à prendre en otage une culture locale en déshérence. Les offices incalculables prodigués par L’Internet satisferont et de manière considérable les attentes de tous les bibliophiles, mais le Net sera également un piètre mentor pour des publics qui s’y accoutumeront pour y puiser autre chose, beaucoup d’autres choses vaines et abrutissantes.

Le plus grand tort, mépris ou affront que peuvent subir des intellectuels. La plus pernicieuse des censures c’est lorsque, sans aucunes contraintes liberticides d’un Etat despotique, le peuple se met inexorablement à se désintéresser cruellement de ses écrivains de ses intellectuels, de la lecture, de la culture.

Nous avons évoqué les faiblesses, les doutes, les espoirs de ces intellectuels. L’idée de la capitulation fait-elle partie des scénarii envisageables. Faut-il pour autant s’arrêter de penser, d’écrire ?

Le procureur fasciste qui condamna Gramsci avait dit : « Il faut empêcher ce cerveau de penser »

Et c’est pourtant en prison que ses réflexions connurent leur fécondité extrême et qu’il accoucha de ses célèbres théories. Gramsci se plaisait aussi à répéter « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté. »

Le défunt Président Houari Boumediene avait chargé un jour ses conseillers de dire à Kateb Yacine de consacrer son talent au théâtre et à l’écriture dans lesquels il excellait et s’abstenir de parler et de penser à la politique. Le dramaturge a fait les deux brillamment, parler et écrire. Le défunt Tahar Djaout avait laissé pour testament ce cri de guerre « Le silence c’est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs. »

Jean Genet disait : « à l’instant même où vous publiez un essai, vous entrez dans la vie politique. Par conséquent si vous ne voulez pas faire de la politique, n’écrivez-pas d’essai et taisez-vous. »

Mazouzi Mohamed
Universitaire

http://www.reflexiondz.net/L-Intellectuel-chahuteur-cet-animal-en-voie-de-disparition_a22685.html

Notes :

1- A. Camus, Le Monde Libertaire, N°33 décembre 1957

2- J.P.Sartre, préface de septembre 1961 à F. Fanon, les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002

3- Richard Crossman, Le Dieu des ténèbres, Paris Calmann-Lévy, Coll. « Liberté de l’esprit », 1950

4- C.Wright Mills, Powers, Politics and people : The Collected Essays of C.Wright Mills.

5- Pour les ouvrages antisémites, voir « Bagatelles pour un Massacre »(1937), « L’Ecole des cadavres »(1938), « Les Beaux draps » (1941)

6- Hannah Arendt, Sur l’Antisémitisme, Seuil-Points.

7- Edward.G.Saïd, « Les Intellectuels et le Pouvoir » p.22, Edition du Seuil, 1996

8- Ibid., p. 117.

9- Habib Ayoub « Pas de littérature sans subversion » , entretien accordé au journal ElWatan du 06 Avril 2010

10- Ali KENZ « Au fil de la crise », p.17, Edition BOUCHENE-ENAL, 1993

11- Edward.G.Saïd, « Les Intellectuels et le Pouvoir » p.28, Edition du Seuil, 1996

12- Boussad Ouali « Nous marchons à côté de nos pompes » ElWatan du Jeudi 01 Février 2007


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Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d’y penser.

Blaise PASCAL

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