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L’empire de la consommation








Visions Alternatives, février 2007.


La société de consommation est un piège attrape nigauds.


La bamboche étourdit et trouble la vue ; cette immense ivresse universelle semble sans limites dans le temps et dans l’espace. Mais la culture de la consommation fait beaucoup de bruit, comme le tambour, parce qu’elle est creuse et quand vient l’heure de vérité, quand cesse le charivari et que s’achève la fête, l’ivrogne se réveille, seul, en compagnie de son ombre et des pots cassés qu’il lui faut payer. L’expansion de la demande butte contre les frontières que lui impose ce même système qui la génère. Le système a besoin de marchés de plus en plus ouverts et de plus en plus vastes comme les poumons ont besoin d’air et, en même temps, le système a besoin de voir se traîner à ras de terre, comme ils se traînent effectivement, les prix des matières premières et de la force de travail humain. Le système parle au nom de tous, c’est à tous qu’il s’adresse, c’est à tous qu’il donne l’ordre impératif de consommer, qu’il communique la fièvre acheteuse, mais pas moyen : presque pour tout le monde, cette aventure commence et se termine sur l’écran du téléviseur. La majorité des gens, qui s’endettent pour avoir des choses, finissent par n’avoir rien d’autre que des dettes qui génèrent de nouvelles dettes et ils finissent par consommer des rêves que parfois ils matérialisent en sombrant dans la délinquance.

Le droit au gaspillage, qui est le privilège d’une minorité, prétend être la liberté de tous. Dis-moi combien tu consommes et je te dirai combien tu vaux. Cette civilisation prive de sommeil les fleurs ; les poulets, les gens. Dans les serres, les fleurs sont soumises à un éclairage permanent pour qu’elles poussent plus vite. Dans les élevages industriels de poulets, les poules pondeuses aussi ignorent ce qu’est la nuit. Et les gens sont condamnés à l’insomnie à cause de l’anxiété que leur causent leur envies d’achats et de l’angoisse que leur cause la nécessité d’avoir à les payer. Ce mode de vie n’est pas bon pour les gens, mais il est excellent pour l’industrie pharmaceutique.

Les Etats-Unis consomment la moitié des sédatifs, des anxiolytiques et autres drogues chimiques vendues légalement dans le monde et plus de la moitié des drogues interdites vendues illégalement, ce qui n’est pas de la roupie de sansonnet si on considère que les Etats-Unis comptent pour à peine 5 % de la population mondiale.

"Malheureux ceux qui vivent en se comparant", dit avec regret une dame du quartier du Buceo, à Montevideo. La douleur de n’être plus, chantée jadis dans le tango, a fait place à la honte de ne pas posséder. Un homme pauvre est un pauvre homme. « Quand tu n’as rien, tu penses que tu ne vaux rien », dit un jeune du quartier Villa Fiorito, à Buenos Aires. Et un autre, dans la ville dominicaine de San Francisco de Macorà­s, constate : « Mes frères travaillent pour les marques. Il passent leur vie à acheter des étiquettes et ils suent sang et eau pour payer les mensualités ».

Invisible violence du marché : la diversité est l’ennemie de la rentabilité et l’uniformité commande. La production en série, à une échelle gigantesque, impose partout ses obligatoires règles de consommation. Cette dictature de l’uniformisation obligatoire est plus dévastatrice que n’importe quelle dictature à parti unique : elle impose, dans le monde entier, un mode de vie qui reproduit les êtres humains comme autant de photocopies du consommateur modèle

Le consommateur modèle c’est l’individu immobile. Cette civilisation qui confond la quantité avec la qualité, confond l’obésité avec la bonne alimentation. D’après la revue scientifique The Lancet, durant la dernière décennie, le nombre de cas d’ « obésité sévère » ont augmenté de presque 30 % parmi la population jeune des pays les plus développés. Chez les enfants nord-américains, l’obésité a augmenté de 40% au cours des 16 dernières années, selon une enquête récente du Centre des Sciences de la Santé de l’Université du Colorado. Le pays qui a inventé la nourriture et les boissons light, les diet food et les aliments fat free, a le plus grand pourcentage d’obèses au monde. Le consommateur modèle ne descend de sa voiture que pour travailler et pour regarder la télévision. Assis devant le petit écran, il passe 4 heures, chaque jour, à dévorer une nourriture en plastique.

C’est le triomphe de la saleté déguisée en nourriture : cette industrie est en train de conquérir les palais du monde entier et elle réduit en miettes les traditions culinaires locales. Les coutumes du bien manger qui viennent de loin, sont le résultat, dans certains pays, de milliers d’années de raffinement et de diversité et elles sont un patrimoine collectif qui se trouve en quelque sorte sur les fourneaux de tous et pas seulement sur la table des riches. Ces traditions, ces signes d’identité culturelle, ces fêtes de la vie, sont en train d’être liquidées, de façon foudroyante, par l’imposition du savoir chimique et unique : la mondialisation du hamburger, la dictature du fast-food. La plastification de la nourriture à l’échelle mondiale, ouvre de McDonald’s, Burger King et autres usines, viole avec succès le droit à l’autodétermination de la cuisine : droit sacré parce ce que c’est dans la bouche que se trouve une des portes de l’âme.

Le championnat mondial de football de 1998 nous a confirmé, entre autres choses, que la carte de crédit MasterCard tonifie les muscles, que Coca-Cola donne la jeunesse éternelle et que le menu de McDonald’s ne saurait être absent de l’estomac d’un bon athlète. L’immense armée de McDonald’s bombarde de hamburgers les bouches des enfants et des adultes sur toute la surface de la planète. La double arche de ce M a servi de bannière dans la récente conquête des pays de l’Europe de l’Est. Les queues devant le McDonald’s de Moscou ouvert en 1990, en grande pompe, ont symbolisé la victoire de l’Occident aussi éloquemment que la chute du Mur de Berlin.

Signe des temps : cette firme qui incarne les vertus du « monde libre » refuse à son personnel le droit de se syndiquer à un syndicat quelconque. McDonald’s viole, ainsi, un droit légalement reconnu dans beaucoup des pays où il opère. En 1997, quelques travailleurs, membres de ce que la firme appelle la Macfamille, on essayé de se syndiquer. C’était dans un restaurant MacDonald’s de Montréal, au Canada : le restaurant a fermé. Mais, en 1998, d’autres employés de McDonald’s, dans une petite ville près de Vancouver, ont réussi cet exploit digne du Guide Guinness des records

Les masses des consommateurs reçoivent des ordres dans une langue
universelle : la publicité a réussi ce que l’espéranto avait voulu faire mais n’a pas réussi à faire. N’importe qui, partout dans le monde, comprend les spots publicitaires émis par le téléviseur. Au cours de ce dernier quart de siècle, les dépenses publicitaires ont été multipliées par deux dans le monde. Grâce à cela, les enfants pauvres boivent de plus en plus de Coca-Cola et de moins en moins de lait et le temps de loisir se transforme en temps de consommation. Temps libre, temps prisonnier : dans les maisons très pauvres, il n’y a pas de lit, mais il y a une télévision et la télévision est douée de la parole. Acheté à crédit, cet animal familier prouve la vocation démocratique du progrès : il n’écoute personne, mais il parle pour tous. Les pauvres et les riches connaissent, de ce fait, les qualités des automobiles dernier modèle et les pauvres et les riches sont
informés des avantageux taux de crédit que propose telle ou telle banque.

Les experts savent transformer les marchandises en panoplies magiques contre la solitude. Les choses ont des attributs humains : elles caressent, accompagnent, comprennent, aident ; le parfum te donne son baiser et la voiture est ton amie qui jamais ne te trahira. La culture de la consommation a fait de la solitude le plus lucratif des commerces. Les trous de la poitrine, on les colmate en les bourrant de choses ou en rêvant de le faire.

Et les choses peuvent faire plus qu’embrasser : elles aussi peuvent être des symboles d’ascension sociale, des laissez-passer pour franchir les barrières douanières de la société de classes, des clés qui ouvrent des portes interdites. Plus elles sont exclusives, plus c’est parfait : les choses te choisissent et te sauvent de l’anonymat de la multitude. La publicité ne nous renseigne pas sur le produit qu’elle vend, sauf exception. C’est sans importance. Sa fonction première consiste à compenser des frustrations et à nourrir des rêves. Qui voulez-vous devenir en achetant cette lotion « après rasage » ? ?

Le criminologue Anthony Platt a remarqué que la délinquance urbaine n’est pas seulement la conséquence de la pauvreté extrême. Elle est aussi le fruit de la morale individualiste. L’obsession sociale du succès de la réussite, dit Platt, a une incidence décisive sur l’appropriation illégale des choses.

J’ai toujours entendu dire que l’argent n’apporte pas le bonheur, mais tout téléspectateur pauvre a bien plus de raisons qu’il ne lui en faut pour croire que l’argent procure quelque chose de tellement ressemblant au bonheur que seuls des spécialistes peuvent voir la différence.

Selon l’historien Eric Hobsbawm, le XXº siècle a mis fin à sept mille ans de vie humaine centrée sur l’agriculture depuis que sont apparues les premières cultures, à la fin du paléolithique. La population mondiale s’urbanise, les paysans deviennent citadins. En Amérique Latine, nous avons des campagnes sans personne et d’énormes fourmilières urbaines : les plus grandes villes du monde et les plus injustes. Expulsés par l’agriculture moderne d’exportation et par l’érosion de leurs sols, les paysans envahissent les faubourgs. Ils croient que Dieu est partout, mais ils savent d’expérience qu’il n’est en service que dans les grandes villes. Les villes promettent du travail, la prospérité, un avenir pour les enfants. Dans les champs, les êtres en attente regardent passer la vie et meurent en baillant ; dans les villes, la vie est là et elle vous appelle. Entassés dans des taudis, la première chose que découvrent les derniers arrivés c’est que le travail n’est pas là et que les bras sont de trop, que rien n’est gratuit et que les articles de luxe les plus chers sont l’air et le silence.

A l’aube du XIVº siècle, fray Giordano da Rivalto prononça, à Florence, une apologie des villes. Il déclara que « les villes grandissent parce que les gens aiment s’assembler » S’assembler, se rencontrer. Aujourd’hui, qui rencontre qui ? Est-ce que l’espoir rencontre la réalité ? Le désir, rencontre-t-il le monde ° ? Et les gens, rencontrent-ils les gens ? Si les relations humaines ont été réduites à des relations entre des choses, combien de gens rencontrent-ils des choses ?

Le monde tout entier tend à se transformer en un immense écran de télévision où on regarde les choses sans les toucher. Les marchandises exposées à la vente envahissent et privatisent les espaces publics. Les gares routières et les gares de chemin de fer qui, il y a peu encore, étaient des lieux de rencontre entre les gens, deviennent désormais des espaces d’exposition commerciale. Le shopping center, ou shopping mall, vitrine de toutes les vitrines, impose sa présence envahissante. Les foules accourent en procession dans ce grand temple des messes de la consommation. La majorité des dévots contemplent, en extase, les choses que leurs poches ne peuvent pas payer pendant que la minorité acheteuse se soumet au bombardement de l’offre incessante et exténuante. La foule qui monte et descend par les escalators, voyage à travers le monde : les mannequins sont habillés comme à Paris ou à Milan et les machines à sous tintent comme à Chicago et, pour voir et entendre, nul besoin de payer un billet d’avion. Les touristes venus des villages de l’arrière pays ou des villes qui n’ont pas encore mérité ce don du ciel de la félicité moderne, posent pour la photo au pied des marques internationales les plus célèbres comme elles posaient, jadis, au pied de la statue du personnage illustre au centre de la place. Beatriz Solano a observé que les habitants des quartiers périphériques se rendent au center, au shopping center, comme, jadis, ils allaient au centre ville. Le traditionnel paseo (promenade) du dimanche après-midi sur la grande place centrale de la ville tend à être remplacé par l’excursion à ces centres commerciaux. Lavés, repassés et peignés, habillés avec leurs plus beaux atours, les visiteurs se rendent à une fête à laquelle ils ne sont pas invités, mais où ils peuvent être voyeurs. Des familles entières font le voyage dans le vaisseau spatial qui parcourt l’univers de la consommation où l’esthétique du marché a dessiné un paysage hallucinant de modèles, de marques, d’étiquètes.

La culture de la consommation, culture de l’éphémère, condamne tout à 
l’oubli médiatique. Tout change au rythme vertigineux de la mode mise au service de la nécessité de vendre. Les choses vieillissent en un clin d’oil pour être remplacées par d’autres choses de vie éphémère. Aujourd’hui où la seule chose qui demeure c’est l’insécurité, les marchandises fabriquées pour ne pas durer, résultent aussi volatiles que le capital qui les finance et que le travail qui les produit. L’argent vole à la vitesse de la lumière : hier il était là -bas, aujourd’hui il est ici, demain qui sait ?, et tout travailleur est un chômeur en puissance. Paradoxalement les shoppings centers, royaumes de l’éphémère, offrent la plus excitante illusion de sécurité. Ils résistent hors du temps. Sans âge et sans racines, sans nuit et sans jour et sans mémoire, ils existent hors de l’espace, au delà des turbulences de la dangereuse réalité du monde.

Les maîtres du monde se servent du monde comme si on pouvait l’éliminer : une marchandise éphémère qui s’évanouit comme s’évanouissent, à peine sont-elles nées, les images avec lesquelles la télévision nous mitraille et les modes et les idoles lancées sur le marché, sans trêve, par la publicité.

Mais dans quel autre monde allons-nous déménager ? Sommes-nous tous obligés de gober la fable selon laquelle Dieu a vendu notre planète à un petit nombre de firmes parce qu’un jour de mauvaise humeur il a décida de privatiser l’univers ? La société de consommation est un piège attrape nigauds. Ceux qui sont aux manettes font semblant de l’ignorer, mais quiconque a des yeux pour voir peut voir que l’immense majorité des gens consomment peu, très peu ou nullement de manière nécessaire, pour préserver l’existence du peu de nature qu’il nous reste encore. L’injustice sociale n’est pas une erreur qu’il faut corriger, ni un défaut qu’il faut surmonter : c’est une nécessité essentielle. Une nature capable d’approvisionner un shopping center de la taille d’une planète n’existe pas.

Eduardo Galeano


 Source : Visions Alternatives

 Traduction : Manuel Colinas

 Transmis par Cuba Solidarity Project http://viktor.dedaj.perso.neuf.fr




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Eduardo Galeano est né à Montevideo, en Uruguay, il y a une soixantaine d’années. Il a fondé et dirigé plusieurs journaux et revues en Amérique latine . En 1973, il s’est exilé en Argentine avant de rejoindre l’Espagne. Il est retourné vivre en Uruguay en 1985.

Outre son oeuvre journalistique considérable, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs ont été publiés en français :

- Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (Plon, 1999)
- Vagamundo (Actes sud, 1985)
- La Chanson que nous chantons (Albin Michel, 1977)
- La trilogie Mémoire du feu - Les Naissances, Les Visages et les masques, Le Siècle du vent (Plon 1985 et 1988)
- Jours et Nuits d’amour et de guerre (Albin Michel 1987)
- Une certaine grâce (Nathan, 1990)
- Amérique, la découverte qui n’a pas encore eu lieu (Messidor, 1992)
- Le Livre des étreintes (La Différence 1995)
- Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998)






 Photo : Paris, janvier 2004, par Seb P.


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Ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait possible n’ont jamais avancé d’un seul pas.

Mikhaïl Bakounine

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