Sous le capitalisme, bien sûr, ce qui compte le plus, c’est la rentabilité pour les propriétaires des moyens de production d’employer des travailleurs et d’investir dans des technologies d’amélioration de la productivité. C’est une contradiction fondamentale du mode de production capitaliste que la rentabilité exigée des propriétaires des moyens de production devienne un obstacle à la production nécessaire pour répondre aux besoins sociaux des milliards d’êtres humains (et, d’ailleurs, pour préserver la santé de la planète et des autres espèces).
Il y a environ trois ans, j’ai publié quelques réflexions sur le déclin mondial de la croissance démographique et sur la taille future de la main-d’œuvre mondiale disponible pour l’exploitation du capital. Cela vaut la peine de mettre à jour ce travail. Il a fallu attendre le début de l’ère industrielle pour que la population mondiale atteigne un milliard d’habitants et un siècle de plus pour qu’elle atteigne deux milliards. C’était en 1927. En 1960, le cap des 3 milliards a été franchi, soit un intervalle de 33 ans seulement. Depuis lors, il n’a fallu qu’une douzaine d’années pour chaque augmentation d’un milliard de la population mondiale. La planète compte aujourd’hui 8 milliards d’homo sapiens.
La principale raison de l’accélération de la croissance démographique au cours du XXe siècle est la chute spectaculaire de la mortalité, résultat d’une application plus large des progrès de la médecine, tels que l’amélioration des réseaux d’égouts, l’assainissement de l’eau, la vaccination contre les maladies graves et l’utilisation de médicaments efficaces, etc. En conséquence, l’espérance de vie à la naissance a augmenté d’environ dix ans dans les pays riches. Et malgré la catastrophe du COVID, qui a entraîné une baisse générale de l’espérance de vie dans de nombreux pays, le taux est encore supérieur à 80 dans les pays riches.
Et même dans les pays à faible revenu, il est passé à 63, soit un doublement effectif depuis 1950. Cette évolution est principalement due à la réduction spectaculaire de la mortalité infantile dans les pays les plus pauvres. En 1972, environ 14 % des nouveau-nés indiens et africains ne survivaient pas à leur première année. Depuis, ces proportions sont tombées à 2,6 % et 4,4 % respectivement.
L’espérance de vie a donc fortement augmenté, ce qui a entraîné une hausse de la population. Le capitalisme menace cependant de nouveaux progrès en matière d’espérance de vie. Il ne s’agit pas seulement de l’impact de la pandémie de grippe aviaire, en particulier sur l’espérance de vie dans les pays les plus pauvres. L’espérance de vie aux États-Unis baissait déjà avant la pandémie. Selon les données du Centre américain de contrôle et de prévention des maladies, plus de 100 000 Étasuniens sont morts d’une overdose en 2021, soit cinq fois plus qu’au cours des vingt dernières années. Ce chiffre est désormais comparable à celui des décès liés au diabète, qui n’a augmenté "que" de 43 % au cours de la même période.
Les États-Unis souffrent depuis longtemps d’une épidémie d’opioïdes. Les opioïdes étaient à l’origine d’environ la moitié des overdoses, principalement dues à des analgésiques prescrits et à des drogues telles que l’héroïne et la méthadone. Mais depuis 2014, le nombre de décès dus aux opioïdes synthétiques, principalement le Fentanyl, est monté en flèche. En 2021, ils ont joué un rôle dans deux tiers des décès par overdose. Si les tendances actuelles se maintiennent, il ne faudra pas attendre longtemps avant que le Fentanyl fasse à lui seul plus de victimes que le diabète. La différence pour l’espérance de vie est que, alors que le Covid et le diabète tuent généralement les personnes âgées, le Fentanyl affecte de manière disproportionnée les jeunes (environ 60 % des décès dus aux opioïdes concernent des personnes âgées de moins de 45 ans).
En effet, le XXIe siècle marque le sommet de l’expansion démographique. Selon les dernières projections de l’ONU, il faudra 15 ans pour atteindre 9 milliards d’habitants, puis encore 21 ans avant que la population mondiale atteigne 10 milliards en 2085.
Le moteur de cette décélération est la réduction constante du nombre d’enfants que chaque femme met au monde au cours de sa vie. Au cours des cinquante dernières années, l’indice synthétique de fécondité (ISF) a diminué de moitié. Là encore, cela est dû aux progrès de la médecine, comme la contraception, et à l’urbanisation, où les familles nombreuses ne sont plus nécessaires pour cultiver la terre. La plupart des êtres humains vivent aujourd’hui dans des villes et des agglomérations. La fécondité mondiale est tombée à 2,3 naissances vivantes par femme. Plus de la moitié des pays, y compris les deux nations les plus peuplées, la Chine et l’Inde, sont actuellement en dessous du taux de remplacement de 2,1 enfants par couple. Certains territoires d’Asie de l’Est (comme la Corée et Hong Kong) ont un taux de fécondité inférieur à un.
Cela nous amène au chiffre crucial pour le capital : la croissance de la population en âge de travailler. Au cours de la décennie qui s’achève en 2022, la population en âge de travailler a augmenté d’environ 1 % par an au niveau mondial. Mais ce taux est inférieur à la moitié de celui de la seconde moitié du XXe siècle. De nombreux grands pays verront leur population active diminuer à partir de maintenant. La "crise" démographique si souvent évoquée pour la Chine s’applique à de nombreuses autres grandes économies.
La main-d’œuvre mondiale disponible pour le capital est appelée à diminuer si les tendances actuelles se poursuivent. Cela peut-il être compensé par une croissance plus rapide de la productivité de la main-d’œuvre existante ? Malgré toutes les promesses de l’ère Internet, la croissance tendancielle de la productivité du travail, mesurée par la production par heure travaillée, s’est en fait nettement ralentie au cours des deux dernières décennies. Elle n’est plus que de 0,6 % par an en moyenne dans l’ensemble des économies du G7. C’est le taux le plus faible jamais enregistré au cours des cinquante dernières années.
J’ai expliqué les raisons de ce ralentissement général de la croissance de la productivité du travail dans des articles précédents. Le déclin à long terme de la rentabilité du capital au niveau mondial a réduit la croissance de l’investissement productif et donc la croissance de la productivité du travail. Le capitalisme a de plus en plus de mal à développer les "forces productives".
L’économie étasunienne est la plus performante des grandes économies capitalistes avancées, avec une croissance annuelle de la productivité du travail de seulement 1,4 % au cours des cinq dernières années. Toutes les autres se situent à un rythme annuel inférieur à 1 %. Si nous combinons maintenant ces chiffres de croissance tendancielle de la productivité avec la croissance probable de la population en âge de travailler, nous obtenons un aperçu des perspectives de croissance future du PIB.
Les économies anglo-saxonnes, stimulées par l’immigration nette, pourraient être en mesure de maintenir une croissance positive du PIB réel, mais à un taux tendanciel pathétique de 1,0 à 1,5 % (au mieux), bien en deçà de la tendance du XXe siècle. Les économies du Japon et de la zone euro se dirigent vers une existence post-croissance, avec une contraction tendancielle du PIB réel de l’ordre de 0,5 à 1 % par an. Et n’oubliez pas que ces projections à long terme ne tiennent pas compte de la probabilité d’une chute brutale de la production et de l’investissement au cours de chaque décennie à venir.
Tout ceci suggère que le mode de production capitaliste est en phase terminale. Cependant, il existe encore des domaines d’exploitation du travail qui n’ont pas encore été pleinement exploités par le capital. La moitié du prochain milliard d’augmentation de la population mondiale prévu dans les 15 années à venir jusqu’en 2037 se produira en Afrique. En effet, par la suite, la totalité de la croissance nette de la population mondiale sera africaine !
Le capital peut se développer s’il peut accroître la valeur en exploitant davantage de main-d’œuvre ou en augmentant le taux d’exploitation de la main-d’œuvre existante. Cette dernière solution est de plus en plus difficile à mettre en œuvre et la croissance de la première se ralentit, sauf en Afrique. Ce continent a subi des siècles d’exportations d’esclaves vers le monde avancé et le démembrement par l’occupation coloniale de ses terres d’origine. Aujourd’hui, il doit faire face à la perspective d’une exploitation accrue de sa main-d’œuvre en plein essor, le capital recherchant de nouvelles sources de main-d’œuvre pour accroître sa rentabilité.