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L’aliénation linguistique (suite)

Acquérir une langue c’est accumuler des compétences linguistiques. C’est aussi se pénétrer d’une idéologie, d’une vision du monde, d’une échelle de valeurs qui se greffent sur celles de la langue maternelle. Développer un discours athée dans une langue qui ramène sans arrêt le locuteur à une formulation religieuse de sa pensée relève de la gageure. Accessoirement, il est impossible de dire " neige " en bambara.

L’anglais, ou, plus exactement, le sabir atlantique, est maintenant la seule langue au monde qui va de soi. Certains titres de films " US " ne sont même plus traduits, ou alors mot à mot, ce qui est parfois source de contresens : il me revient en mémoire le titre d’un très bon polar de Sydney Pollack, Absence of Malice. Ce film devint en français Absence de malice alors qu’il aurait fallu traduire, selon le contexte, Sans intention de nuire ou Sans préméditation, ce qui n’était pas du tout la même chose. Je prends un exemple tout à fait au hasard, la page 100 du Télérama n° 3138. On y relève les titres de film suivants : Hitman, Already Dead, Breaking Bad, Broken Arrow, The Marine, Blade, Casino no Limit, In the Land of Women, Hollywood live, Waitress, The Mission, Last Seduction, Doggy Bag, Oh Happy Day, Head Case, Purple Rain, Under the Cherry Moon, Toys, Goodbye Emmanuelle (film français), Don’t Look Back, I’m not There, London to Brighton, Wonderful Town, Sex Academy. Sur quelle planète vivons-nous ?

Dans les années soixante-dix, on pouvait entendre sur les ondes françaises des réclames (on disait déjà " pubs " ) vantant tel whisky parce qu’il était « The Scotch we drink in Scotland ». A la même époque, dans certaines UFR d’anglais des universités parisiennes, on n’imposait pas aux étudiants anglicistes une connaissance raisonnable du français et l’exercice de version passa, " with malice " , à la trappe. Cela permit à des étudiants anglophones et fortunés d’obtenir sans peine en France une licence qu’il n’aurait peut-être pas obtenue chez eux. Dans un champ d’activité différent, les consignes anti-incendie pour toute la ville de Stockholm sont, depuis belle lurette, rédigées en sabir atlantique car la lutte contre le feu est programmée par un ordinateur se trouvant aux États-Unis. Les pompiers suédois sont donc censés être très réactifs dans la langue de l’Empire. Lorsqu’une langue va de soi, l’idéologie qu’elle véhicule va également de soi. Quand j’étais adolescent, on trouvait chez nous des magasins dont les enseignes signalaient sans honte des " surplus américains " . Se serait-on jeté sur des surplus turcs ou ivoiriens ? Dans les années soixante-dix, quantité de jeunes Français portaient des treillis de l’armée américaine. Ceux de l’armée rouge eussent été beaucoup moins naturels ! Ce qui va également de soi, c’est que les Étatsuniens se sont accaparés le vocable " américain " (« God bless America »), au détriment des Canadiens, mais aussi des Argentins, des Chiliens, etc., qui sont aussi des Américains, qui se définissent en tant que tels, d’autant que pour certains d’entre eux l’immigration fut antérieure à celle des Nord-Américains.

Je voudrais aujourd’hui relever quelques exemples de ce qui est peut-être le comble de l’aliénation linguistique : des mots " anglo-américains " que nous utilisons couramment en français, alors qu’ils n’existent pas outre-Manche ou outre-Atlantique.

Les enfants français jouent au baby-foot alors que les Anglais jouent au table football. Les Anglais ne font pas de stock-car mais du stock-car racing. Leurs sportifs ne chaussent pas de baskets (mot qui signifie uniquement " panier" ) mais des sneakers, trainers, tennis shoes, ou plimsolls. Y compris les adeptes des Mixed Martial Arts (et non du free fight). Il n’y a pas chez eux de recordmen du monde mais des record holders, de tennismen mais des tennis players, de footballe(u)rs mais des football players, de rugbymen mais des rugby players. Il n’y a pas de compétitions de catch mais de wrestling. Un goal ne fera pas son jogging matinal vêtu d’un jogging : un goal-keeper fera son jog, vêtu d’un jogging outfit, ou d’un tracksuit. On ne le considèrera pas comme faisant partie des people mais des celebrities ou celebs. Aucune de ces célébrités ne sera top mais great, même si elle a un portfolio (et non un book). Avec l’âge, le Grand-Breton ne se fera pas faire un relooking mais un make-over, ou encore un face-lift, mais pas un lifting. Le soir, il n’ira pas au dancing mais dans un dance-hall, à moins qu’il préfère regarder des music videos (et non des clips), ou encore faire un peu de channel hopping (et non du zapping), après s’être fait un blow-dry (et non un brushing). Peut-être aura-t-il chez lui une pinball machine (et non un flipper, qui n’est autre qu’une nageoire). Il finira vraisemblablement la soirée en écoutant les nouvelles (les news de Canal+) présentées par un announcer et non par un speaker. En espérant qu’il ne nous apprendra pas qu’un avion vient de se scratcher (se gratter, sous les ailes, peut-être…).

Naturellement, les Anglais ne portent pas de smoking mais un dinner jacket (les Étatsuniens un tuxedo). Ils ne connaissent pas la mode du string mais du thong. Ils ne portent pas de sweat (prononcé /swet/ dans les classes moyennes françaises et /swiË t/ - ce qui signifie alors bonbon - dans les classes plus populaires) mais des sweat shirts. Ces habits, on ne les confie pas au pressing mais au drycleaner.

Les Anglais ne roulent pas en break mais en station wagon (d’où le sw que l’on voit en France sur les voitures, françaises, qu’on appelait " commerciales " autrefois). Ils ne se garent pas dans un parking mais dans un car park (ou parking lot aux États-Unis). Ils ne vont pas non plus dans un camping mais dans un camping site où, là comme ailleurs, ils n’actionnent pas des warnings mais des warning (ou hazard) lights. Quand ils font leurs courses ils n’utilisent surtout pas de caddie mais un trolley. S’ils achètent par l’internet, ils n’envoient pas de mails (courrier papier) mais des emails. Ce courrier peut faire l’objet d’un schedule (et non d’un planning).

Échantillon nullement exhaustif.

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