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L’aliénation linguistique (suite)

Le mythe hégémonique d’homogénéisation est fallacieux. Il suppose la supériorité des uns et rejette comme illégitime la contestation des autres. Ce mythe fonde une forme de racisme : qui est écarté ou s’écarte du creuset est tenu pour un être de seconde zone. L’homogénéisation est aux antipodes du respect de l’autre, de l’égalité, de la solidarité entre les individus et les communautés dans leurs différences. Elle cautionne et conforte le rapport de forces.
Dans leur lutte contre la soumission des esprits, les communautés périphériques doivent éviter deux solutions de facilité : celle d’un chauvinisme national qui refuserait tout apport extérieur, et celle d’un sous-impérialisme qui exploiterait des groupes encore plus faibles au profit d’une puissance moyenne elle-même culturellement colonisée. Ainsi on a vu au Chili, sous la présidence de Salvador Allende, que la fascination exercée par le modèle étatsunien sur une bonne partie de la classe moyenne avait aidé les militaires à prendre le contrôle du pouvoir politique, économique et culturel, pour le plus grand profit de l’empire. Et il aura fallu une bonne dizaine d’années à cette petite et moyenne bourgeoisie pour comprendre que le régime militaire issu du coup d’état lui était objectivement moins favorable qu’elle ne le pensait.

Dans le monde d’aujourd’hui, l’anglais est devenue la langue seconde de centaines de millions d’individus, parce qu’en amont elle est la langue de la première puissance mondiale, la langue de Wall Street, de la CIA, du Pentagone, de l’OTAN, des marchés financiers, du FMI, de la Banque mondiale, de la diplomatie, de l’aviation, des transnationales à capitaux majoritairement américains et de leurs soeurs japonaises et chinoises (et bien sûr indiennes) qui font la conquête du monde en anglais. Sans oublier une bonne partie de l’internet et de la musique populaire.
En tant que tel, l’anglais a vocation hégémonique car il est le point de passage obligé de toute communication à l’échelle mondiale. Au lycée, l’anglais est devenu, de facto, obligatoire. Il est de parents d’élèves d’école élémentaire qui protestent contre le fait que leurs enfants apprennent des rudiments d’espagnol en classe. Dans le secondaire, l’enseignement de l’italien (langue soeur du français et vecteur d’une culture européenne importante, malgré Berlusconi) est en régression depuis deux décennies ; l’espagnol (langue officielle et véhiculaire d’une vingtaine d’États d’Amérique latine) s’en sort pour l’instant. La langue de Goethe devient confidentielle. Le portugais, parlé par des centaines de milliers de familles d’anciens immigrés, mais surtout par près de deux cent millions de Brésiliens et par quelques dizaines millions d’Africains, n’est quasiment pas enseigné. Un effort a été fait sur le chinois (le mandarin : un milliard d’utilisateurs), mais l’arabe, malgré des centaines de milliers de familles d’origine maghrébine résidant en France et les nations pétrolifères, est désormais délaissé. En 1980, alors que Sony, Honda, Canon etc., avait conquis le marché français, 11 élèves apprenaient le japonais en première langue.

La communication avec l’ensemble du monde extérieur non francophone se fait en anglais, même quand elle est superfétatoire et ridicule. Souvenons-nous de Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, s’exprimant le plus souvent dans un anglais méritoire mais grotesque. Avant lui, le président Giscard d’Estaing avait montré la voie lorsque, le soir de son élection en mai 1974, il prononça sa première allocution en français puis en anglais. Il comprit que sa " modernité " passait mal et ne réitéra pas l’expérience. Giscard (dont le patronyme faillit être " de la Tour Fondue " - faire une carrière politique avec un tel nom, dur dur !) se faisait d’ailleurs appeler VGE à l’exemple de ses prédécesseurs "US" FDR, JFK et LBJ. Et aussi de PMF (Pierre Mendès-France), ainsi baptisé par Jean-Jacques Servan-Schreiber (JJSS). Nous devons nous contenter aujourd’hui de NKM (Nathalie Kosciusko-Morizet) et DSK, notre banquier socialiste préféré.

Trois ou quatre exemples d’anglicismes aliénants. Chez les producteurs d’émissions radiophoniques, il est très à la mode de terminer sa prestation par un fort sympa « Prenez soin de vous ». C’est, en effet, bien sympa, mais cela ne rime à rien. C’est le calque de « take care », une expression qui relève de la fonction phatique du langage. Un peu comme « comment ça va ? », « bien ! ». Dans ce dernier cas, la question, comme la réponse ne sont pas des informations objectives mais simplement du liant. Le sens de la question s’est d’ailleurs affadi au fil des siècles : « comment allez-vous ? » exprimait autrefois une interrogation sur les selles, les performances défécatoires du questionné, tout comme l’anglais « how do you do ? », d’ailleurs.

« Opportunité » est un grand classique de l’aliénation linguistique. On a aujourd’hui « l’opportunité » d’entreprendre ceci ou cela, et non plus « l’occasion », qui est atrocement plouc. Le problème est que l’opportunité, en français, c’est le caractère de ce qui est opportun, tout bêtement de ce qui est à propos, de ce qui convient dans une circonstance, un cas particulier. En anglais, « opportunity » signifie « occasion » : « at the first opportunity » = « à la première occasion ». « Opportun » (propice, convenable) se dit en anglais « opportune », tandis qu’« opportunité » sera traduit par « opportuneness ». J’ai entendu notre ministre Madame The Guard dire qu’il fallait « sauter sur les opportunités » (« to jump at opportunities ». Dans les beaux quartiers, « saisir une occasion » doit être réservé aux marchands de bagnoles usagées.

Tout aussi classique est l’aliénant « expertise ». « Expertise » en anglais signifie « compétence », « adresse », « savoir-faire ». Chez nous, les assureurs le savent bien : une expertise est un examen technique réalisé par un expert. Pour les commissaires-priseurs, il s’agit de l’estimation de la valeur d’un objet. Tout comme les contre-expertises. Naturellement, « expertise » a pris en français le sens qu’il a en anglais.

Moins couru mais très pervers : les ravages en français de l’anglais « outrageous ». Outre-Manche, ce mot dénote l’excès : scandaleux, exorbitant, scabreux, monstrueux, injurieux ou choquant. « It’s absolutely outrageous that » se traduira par « il est absolument scandaleux que ». Les inondations en Vendée peuvent être qualifiées de « outrageous » au sens où elles furent extraordinaires, sans précédent. Si un bombardement est « outrageous », c’est qu’il est effroyable. « He outraged me » signifie qu’il m’a scandalisé (par son comportement). En français, « outrageux » est de la famille d’« outrage », mot du XIe siècle qui vient de « outre » (au-delà ). Il relève du juridique. Un outrage est une offense grave, au point que le christianisme a pu prêcher le « pardon des outrages ». Un sens dérivé pourra être « viol » (les « derniers outrages »), comme lorsque Justine (chez Sade) évoque la dépravation de Dubourg : « Il m’accusa des torts de sa faiblesse, […] voulut les réparer par de nouveaux outrages et des invectives encore plus mortifiantes ; il n’y eut rien qu’il ne me dit, rien qu’il ne tenta, rien que la perfide imagination, la dureté de son caractère et la dépravation de ses moeurs ne lui fit entreprendre. » Plusieurs pièces de Courteline traitent, sur un mode mineur, de l’outrage aux bonnes moeurs. « Il m’a outragé » signifie qu’il m’a offensé (« Une femme outragée dans son honneur, c’est-à -dire dans ce qu’elle a de plus précieux », Stendhal). Outrager les bonnes moeurs est un délit. Bref : le sémantisme du mot français est différent du sémantisme de l’anglais. Bien entendu, c’est le sens anglais qui, aujourd’hui, tend à recouvrir le sens français.

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