RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

L’affaire Profumo/Keeler, ou quand la presse britannique prit le virage du fouille-merdisme

(ou du déterrage de scandales, en anglais muckraking).

Quand je suis tombé sur la photo ci-dessous, j’ai été sidéré. Quoi ! Cette mémé de 70 ans, anonyme et ordinaire dans un parking de supermarché, avait fait trembler la couronne britannique au début des années soixante, avait poussé un ministre important à la démission, avait causé indirectement le suicide d’un médecin huppé qui avait été son ami, avait contribué à la défaite du parti conservateur lors des élections législatives de 1963 !

Je me souviens de cette affaire comme si c’était hier. J’avais 15 ans, elle en avait 21. Mannequin et danseuse, elle était plus qu’aguichante. Elle avait fait tourner la tête du ministre de la Défense John Profumo, marié à la célèbre actrice Valérie Hobson qui avait choisi de mettre un terme à sa belle carrière en 1953 après un dernier rôle dans Monsieur Ripois aux côtés de Gérard Philippe.

Keeler (une tueuse, killer, ha ! ha !) est née en 1942 dans une famille très modeste du centre de l’Angleterre. Enfant, elle vit avec sa mère et son beau-père dans deux wagons désaffectés. À 15 ans, elle est employée comme mannequin dans un magasin de vêtements de Soho à Londres. À 17 ans, elle accouche d’un fils conçu avec “ Jim ”, un sergent étasunien en garnison près de Farnborough. Elle tente d’avorter par ses propres moyens. L’enfant naît prématuré et ne survit que six jours.

Elle monte à Londres, travaille comme serveuse dans un bar puis danseuse aux seins nus dans un cabaret où elle rencontre le docteur Stephen Ward, un des personnages les plus étonnants de l’époque. Médecin, ostéopathe, il compte dans sa clientèle Winston Churchill et Elizabeth Taylor. Peintre remarquable, il expose chez Leggatt, le galeriste agréé par la reine, des portraits du prince Philip, de la princesse Margaret ou de Sophia Loren. Il obtient du Premier ministre – fait sans précédent, la permission de croquer des parlementaires dans la Chambre des communes.

Christine Keeler s’installe chez ce “ vieil ” homosexuel de 51 ans. Au château de Cliveden, propriété de Lord Astor, Ward loue un cottage où il organise des parties fines avec force call girls, souvent mineures. Parmi elles, Chritine Keeler. Au cours d’une de ces réunions coquines, le ministre Profumo la rencontre, pour le meilleur et pour le pire. En effet, il ne sait pas que sa maîtresse entretient une liaison avec l’attaché naval soviétique en Grande-Bretagne, le capitaine Ivanov, lui aussi familier de Stephen Ward et Cliveden.

À un journaliste qui lui a graissé la patte, Keeler confesse que Ward lui a demandé d’obtenir de Profumo la date de livraison à l’armée allemande des ogives atomiques de fabrication étasunienne. Nous sommes au début des années soixante, en pleine guerre froide, une époque où des gens de la très haute société anglaise, ayant accédé à l’âge adulte dans les années trente, se piquent de marxisme et transmettent des renseignements confidentiels et stratégiques à Moscou. Au moment où Ward demande à Keeler ces renseignements, le MI5 fait prendre conscience à Profumo de son imprudence. Le ministre écrit à sa maîtresse qu’il cesse tout commerce avec elle. Ivanov disparaît.

Pendant des semaines, Profumo nie l’existence d’une liaison avec la call girl (“ je ne suis pas une prostituée, clame Christine à l’envi ”), en particulier à la Chambre des communes. Ward renseigne tous ses amis journalistes. La classe dirigeante tente de museler le médecin en le faisant condamner pour proxénétisme. Ses illustres clients se détournent de lui. Il avale des barbituriques le jour où le jury doit rendre son verdict. Il meurt sans avoir entendu sa condamnation à quatorze mois de prison (une vidéo de Ward ici). Keeler est, pour sa part, condamnée pour parjure à neuf mois de prison.

À partir de l’affaire Profumo/Keeler, les médias se sentirent pousser des ailes, devinrent, dans leur ensemble, de plus en plus de caniveau et s’arrogèrent progressivement tous les droits. Comme, par exemple, de livrer en pâture au public le nom et l’adresse de pédophiles ayant été condamnés et ayant purgé leur peine. Au nom de la liberté de la presse et du droit à l’information, bien sûr.

En 1989, Michael Caton-Jones réalisa le film Scandal, qui traitait de cette affaire, largement du point de vue de Ward. Joanne Whalley interprétait Christine Keeler et John Hurt Stephen Ward.

En 2013, le célèbre musicien britannique Andrew Lloyd Webber (Jesus Christ Super Star) écrivit et produisit la comédie musicale Stephen Ward the Musical (budget : 2,5 millions de livres).

Keeler refit parler d’elle peu de temps après l’affaire lorsque le photographe Lewis Morley la fit poser pour une chaise dessinée par l’architecte danois Arne Jacobsen. La pose suggestive était le maximum de ce que l’époque pouvait accepter. Le fabricant gagna beaucoup d’argent mais la vie publique de Christine s’arrêta après cette chaise. Elle se maria deux fois et eut deux enfants.

Son portrait par Stephen Ward fut acquis par la National Portrait Gallery en 1984 (ci-dessous, une esquisse).

URL de cet article 27185
   
Même Auteur
Gabriel Péri : homme politique, député et journaliste
Bernard GENSANE
Mais c’est vrai que des morts Font sur terre un silence Plus fort que le sommeil (Eugène Guillevic, 1947). Gabriel Péri fut de ces martyrs qui nourrirent l’inspiration des meilleurs poètes : Pierre Emmanuel, Nazim Hikmet, ou encore Paul Eluard : Péri est mort pour ce qui nous fait vivre Tutoyons-le sa poitrine est trouée Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux Tutoyons-nous son espoir est vivant. Et puis, il y eu, bien sûr, l’immortel « La rose et le réséda » (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

Croire que la révolution sociale soit concevable... sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale. C’est s’imaginer qu’une armée prendra position en un lieu donné et dira "Nous sommes pour le socialisme", et qu’une autre, en un autre lieu, dira "Nous sommes pour l’impérialisme", et que ce sera alors la révolution sociale !

Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution.

Lénine
dans "Bilan d’une discussion sur le droit des nations", 1916,
Oeuvres tome 22

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.