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Les confessions d’un assassin financier

L’affaire du blanchiment d’argent saoudien

En 1974. un diplomate saoudien me montra des photos de Riyad, la capitale de son pays. On voyait sur l’une d’elles un troupeau de chèvres fouillant dans des tas d’ordures à l’extérieur d’un édifice gouvernemental. Quand je lui demandai pourquoi ces chèvres étaient là, il me répondit qu’elles étaient le principal système d’élimination des déchets de la ville. Cette réponse me choqua. « Aucun Saoudien qui se respecte ne ramasserait les ordures, me dit-il. Nous laissons cela aux animaux. »

À l’époque, je faisais partie d’un groupe de consultants qui commençaient à rassembler les éléments d’une solution à la crise du pétrole. Ce troupeau de chèvres m’aida à voir dans quelle direction cette solution pouvait évoluer, étant donné le peu de développement qu’avait connu ce pays depuis trois siècles.

L’histoire de l’Arabie saoudite fut fortement marquée par la violence et le fanatisme. Au XVIW siècle, Muhammad Ibn Séoud, un chef de guerre local, s’unit aux fondamentalistes de la secte ultraconservatrice des wahhabites. Durant les deux siècles qui suivirent, la famille des Séoud et ses alliés wahhabites conquirent la plus grande partie de la péninsule arabique, y compris les deux villes saintes de l’islam. La Mecque et Médine.

Lors d’un sommet à Koweït, les ministres arabes du Pétrole étudièrent aussi d’autres options. Le représentant irakien proposa avec véhémence de prendre les États-Unis pour cible. Il proposa aux autres délégués de nationaliser les compagnies américaines établies dans le monde arabe, d’imposer un embargo pétrolier total aux États-Unis et à tous les autres pays qui appuyaient Israël, et de retirer des banques américaines tous les capitaux arabes.

Washington se mit à négocier avec les Saoudiens, leur offrant une assistance technique, du matériel et un entraînement militaires, ainsi que l’occasion de moderniser leur pays, en échange de pétrodollars et, mieux encore, de l’assurance qu’il n’y aurait plus jamais d’embargo pétrolier. Les négociations aboutirent à la création d’un organisation extraordinaire, la Commission économique conjointe américano-saoudienne. Connue sous le nom de JECOR, elle s’appuyait sur un concept innovateur tout à fait à l’opposé des programmes traditionnels d’aide à l’étranger ; c’est l’argent saoudien qui servirait à engager des compagnie américaines pour développer l’Arabie saoudite.

Je fus convoqué. On me dit que mon rôle serait crucial et que tout ce que je ferai ou apprendrai devait demeurer strictement confidentiel. De mon point de vue privilégié cela ressemblait à une opération clandestine.

Mon travail consistait à prévoir ce qui pouvait arriver en Arabie saoudite si l’on investissait de grosses sommes d’argent dans son infrastructure et à établir des scénarios pour la dépense de cet argent. En bref, je devais utiliser toute mon imagination pour justifier l’infusion de centaines de millions de dollars dans l’économie saoudienne de manière à en faire profiter des compagnies de construction et d’ingénierie américaines. On me demanda de travailler seul, sans faire appel à mes assistants, et je fus séquestré dans une petite salle de conférences située plusieurs étages plus haut que mon département. On me prévint que mon travail était une affaire de sécurité nationale,(...)

Je comprenais évidemment que l’objectif principal n’était pas le même que d’habitude, c’est-à-dire d’endetter ce pays à jamais, mais plutôt de trouver des moyens de rediriger vers les États-Unis une grande partie des pétrodollars. L’économie saoudienne deviendrait alors de plus en plus liée à la nôtre et dépendante d’elle ; l’Arabie saoudite s’occidentaliserait davantage et finirait par adhérer entièrement à notre système.

Nous espérions tous que ce plan deviendrait un modèle pour le reste du monde. Les globe-trotters saoudiens vanteraient nos réalisations et inviteraient les dirigeants de plusieurs pays à venir voir les miracles accomplis par nous en Arabie saoudite ; ces dirigeants feraient ensuite appel à nous pour que nous concevions un plan semblable pour leur pays, et, dans la plupart des cas, puisqu’il s’agirait de pays ne faisant pas partie de l’Opep, ils s’arrangeraient pour se faire financer par la Banque mondiale ou autrement, de sorte qu’ils finiraient par se retrouver criblés de dettes. L’empire global serait bien servi.

Autant pour des planificateurs que pour des ingénieurs et des constructeurs, l’Arabie saoudite constituait donc l’occasion rêvée ; elle présentait un intérêt économique sans précédent, puisque ce pays sous-développé qui désirait se moderniser très rapidement possédait des ressources financières pratiquement illimitées.

Je ne perdis jamais de vue nos véritables objectifs : maximiser les paiements qui seraient versés aux compagnies américaines et rendre l’Arabie saoudite de plus en plus dépendante des États-Unis. Ces deux objectifs étaient inextricablement liés, car la plupart des projets à réaliser nécessiteraient des améliorations et des services continuels ; ils étaient d’une si grande complexité technique que les compagnies qui les auraient réalisés devraient constamment les maintenir et les moderniser.

Au-delà de l’aspect purement économique, l’Arabie saoudite deviendrait dépendante de nous d’une autre façon.

La modernisation de ce royaume riche en gisements pétrolifères déclencherait des réactions hostiles. Par exemple, les musulmans conservateurs seraient furieux ; Israël et d’autres pays voisins se sentiraient menacés. Le développement économique de l’Arabie saoudite susciterait sans doute la croissance d’une autre industrie, celle de la protection de la péninsule arabique. Des compagnies privées spécialisées dans ce genre d’activité, ainsi que l’industrie militaire américaine, pouvaient s’attendre à de généreux contrats, et encore une fois, à des ententes de gestion et de service à long terme. Leur présence nécessiterait une autre phase de projets d’ingénierie et de construction, dont des aéroports, des bases de missiles et de personnel, ainsi que toute l’infrastructure associée à ces installations.

J’expédiais mes rapports par courrier interne, dans des enveloppes scellées et adressées au "Directeur de projets du ministère des Finances".

L’un des vice-présidents créa même une formule que nous utilisâmes ensuite fréquemment pour décrire le royaume ; « une vache que nous pourrons traire jusqu’à notre retraite ». Mais, pour moi, cette formule évoquait toujours des chèvres plutôt que des vaches ...

Il s’agissait là d’une approche innovatrice pour la création de travaux lucratifs dans des pays qui n’avaient pas besoin d’emprunter aux banques internationales. L’Iran et l’Irak, par exemple, s’imposaient aussitôt à l’esprit.

La nature humaine étant ce qu’elle est, nous pressentions que les dirigeants de tels pays auraient vraisemblablement envie d’imiter l’Arabie saoudite.

Je travaillai intensément à cette phase "visionnaire" durant environ huit mois, quoique jamais plus de quelques jours à la fois, séquestré dans ma salle de conférences privée ou dans mon appartement surplombant les jardins publics de Boston.

Selon ce projet en évolution, Washington demandait aux Saoudiens de garantir le maintien de l’approvisionnement en pétrole à un niveau qui pourrait évidemment fluctuer, mais qui demeurerait toujours acceptable aux États-Unis et à leurs alliés. Si jamais d’autres pays, comme l’Iran, l’Irak, l’Indonésie ou le Venezuela, menaçaient de mettre l’embargo, l’Arabie saoudite pourrait combler le vide avec ses immenses réserves, ce qui suffirait à décourager les autres pays d’envisager un embargo. En échange de cette garantie, Washington offrait à la maison des Saoud un soutien politique total et non équivoque, et, si nécessaire, un appui militaire, lui assurant ainsi qu’elle continuerait à diriger le pays.

La famille royale pouvait difficilement refuser cette offre, étant donné la position géographique de l’Arabie saoudite, son absence de puissance militaire et sa grande vulnérabilité à ses voisins, comme l’Iran, la Syrie, l’Irak et Israël. Naturellement, Washington utilisa cet avantage pour imposer une autre condition essentielle, qui redéfinissait le rôle des assassins financiers dans le monde et servirait de modèle à de futures interventions dans d’autres pays, plus particulièrement l’Iraq. Rétrospectivement, j’ai parfois de la difficulté à comprendre comment l’Arabie saoudite a pu accepter cette condition. Il est certain que les autres pays du monde arabe, ceux de l’Opep et d’autres pays islamiques, furent choqués quand découvrirent les termes de l’entente et la façon dont la famille royale s’était rendue aux demandes de Washington.

La condition était celle-ci : l’Arabie saoudite utiliserait ses pétrodollars pour acheter des titres d’État américains ; en retour, les intérêts rapportés par ces titres seraient dépensés par le ministère américain des Finances de manière à permettre à l’Arabie saoudite de passer d’une société médiévale au monde moderne et industrialisé. En d’autres termes, les intérêts composés générés par les milliards de dollars de revenus du pétrole du royaume serviraient à payer des compagnies américaines pour qu’elles réalisent la vision que j’aurais présentée (ainsi sans doute que quelques-uns de nos compétiteurs) afin de faire de l’Arabie saoudite une puissance industrielle moderne. Notre propre ministère des Finances nous engagerait, aux frais des Saoudiens, pour construire des infrastructures et même des villes entières dans toute la péninsule arabique.

De notre point de vue, les perspectives de profits semblaient illimitées. Il s’agissait d’une entente favorable aux deux parties et pouvant créer un étonnant précédent. Ce qui rendait l’entente encore plus alléchante, c’est que personne n’avait à obtenir l’approbation du Congrès, un processus abhorré par les compagnies (...)

Pour mettre en marche le processus, un membre haut placé du gouvernement fut dépêché en Arabie saoudite afin de remplir une mission extrêmement confidentielle. Je n’en ai jamais eu la preuve, mais je crois bien qu’il s’agissait d’Henry Kissinger.
Qui que fut cet envoyé, il devait d’abord rappeler aux membres de la famille royale ce qui s’était passé en Iran quand Mossadegh avait tenté d’expulser les intérêts pétroliers britanniques. Ensuite, il devait leur présenter un plan trop attrayant pour qu’ils le refusent, tout en leur faisant comprendre qu’ils n’avaient pas tellement le choix. Je n’ai vraiment aucun doute là-dessus : on leur laissa l’impression très nette que, s’ils acceptaient notre offre, nous soutiendrions et protégerions leur régime, et que, s’ils la refusaient, ils subiraient le même sort que Mossadegh. L’envoyé revint à Washington avec un message des Saoudiens disant qu’ils obtempéraient.

Il ne restait plus qu’un léger obstacle : nous devions convaincre certains membres clés du gouvernement saoudien.

Il s’agissait là d’une affaire de famille, nous a-t-on dit. Bien que l’Arabie saoudite ne fût pas une démocratie, un consensus semblait nécessaire au sein de la maison des Saoud.

En 1975, je fus affecté auprès de l’un de ces membres clés. Pour moi, il était le prince W., bien que je n’ai jamais su s’il était réellement couronné. J’avais pour mission de le convaincre que l’affaire du blanchiment d’argent saoudien serait très profitable à son pays ainsi qu’à lui-même.

La tâche fut plus difficile qu’elle n’avait paru de prime abord. Le prince W. se déclara bon wahhabite et affirma qu’il ne voulait pas voir son pays s’engager sur la voie de la commercialisation occidentale. Il affirma aussi comprendre la nature insidieuse de notre proposition. Nous avions, dit-il, le même objectif que les croisés du précédent millénaire : la christianisation du monde arabe. En fait, il avait partiellement raison. À mon avis, la seule différence entre nous et les croisés résidait dans le registre. Les catholiques médiévaux prétendaient vouloir sauver les musulmans du purgatoire, tandis que nous prétendions vouloir aider les Saoudiens à se moderniser. En vérité, je crois que les croisés, tout comme la corporatocratie, cherchaient d’abord à étendre leur empire.

Mis à part ses croyances religieuses, le prince W. avait un faible pour les jolies blondes... Il semble presque ridicule de mentionner ce qui est maintenant devenu un stéréotype injuste, et je dois préciser que le prince W. est le seul de tous les Saoudiens que j’ai connu qui eût ce penchant, ou, tout au moins, qui ait bien voulu me le laisser voir. Cela a pourtant joué un rôle dans la réalisation de cette entente historique, ce qui démontre bien jusqu’où j’étais prêt à aller pour remplir ma mission.

L’entente passée entre les États-Unis et l’Arabie saoudite transforma le royaume presque du jour au lendemain ; l’énergie, l’éducation et les communications. Comme le fit observer Thomas Lippman en 2003 :

"L’Arabie saoudite est aujourd’hui un pays d’autoroutes, d’ordinateurs, de centres commerciaux climatisés comportant les mêmes boutiques chics que l’on trouve dans les riches banlieues américaines, d’élégants hôtels, de fast-foods, de télévision par satellite, d’hôpitaux modernes, de hautes tours à bureaux et de parcs d’amusement offrant un tourbillon d’attractions."

L’affaire du blanchiment d’argent saoudien et la Commission conjointe créèrent aussi des précédents en jurisprudence internationale.

Plus subtil et, finalement, plus néfaste fut le rôle joué par l’Arabie saoudite dans le financement du terrorisme international. Les États-Unis n’ont aucunement caché leur désir de voir la maison des Saoud financer la guerre d’Oussama Ben Laden contre les Soviétiques en Afghanistan dans les années 80, et Riyad et Washington ont fourni ensemble aux moudjahidin environ trois millions et demi de dollars.

Cependant, la participation américaine et saoudienne alla beaucoup plus loin.

Après les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone, on découvrit d’autres preuves des relations secrètes entre Washington et Riyad.

En octobre 2003, le magazine Vanity Fair concluait ainsi :

"La famille Bush et la maison des Saoud, les deux plus puissantes dynasties du monde, ont des liens personnels, commerciaux et politiques très étroits depuis plus de vingt ans (...)

Dans le secteur privé, les Saoudiens ont soutenu Harken Energy, une compagnie pétrolière en difficulté dont George w. Bush était l’un des investisseurs. Plus récemment, I’ancien président George H.W. Bush et son vieil allié James A. Baker III, ancien secrétaire à la Défense, se sont présentés devant des Saoudiens à des collectes de fonds pour le groupe Carlyle, la plus grande firme de financement du monde, prétendument.

Aujourd’hui, l’ancien président Bush continue de servir de conseiller à cette firme, dont l’un des investisseurs serait un Saoudien accusé d’entretenir des liens avec des groupes de soutien au terrorisme (...)

Quelques jours à peine après le 11 septembre 2001, de riches Saoudiens, dont des membres de la famille Ben Laden, furent évacués des États-Unis par jet privé. On ignore qui a autorisé ces vols, et les passagers n’ont pas été interrogés. La longue relation de la famille Bush avec les Saoudiens aurait-elle facilité les choses ? "

Le présent nous appartient. Le temps est venu pour chacun et chacune de prendre position, de poser les questions importantes, d’interroger son âme et d’agir.

Ce sont les choix que vous avez faits en réponse aux hasards de votre vie qui vous ont conduit où vous êtes maintenant.

John Perkins

Les confessions d’un assassin financier [1]


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Je définirais la mondialisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales.

P.Barnevick, ancien président de la multinationale ABB.

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