La liste des noms des journalistes australiens de renom sur la scène de l’amphithéâtre de Martin Place le 24 février était impressionnante. Réunis pour un meeting, il y avait entre autres John Pilger, Mary Kostakidis, Quentin Dempster, Wendy Bacon, Andrew Fowler et Mark Davis.
Ils étaient là pour soutenir leur collègue journaliste Julian Assange, le premier jour de sa comparution devant le tribunal de Woolwich à Londres, dans le cadre d’une procédure qui décidera si le citoyen australien sera extradé vers les États-Unis pour faire face à des accusations d’espionnage totalisant 175 ans.
Non seulement l’administration Trump s’apprête à enfermer Assange pour le reste de sa vie, mais elle a récemment révélé qu’elle prévoit de le faire dans le cadre de "mesures administratives spéciales", ce qui signifie qu’il sera complètement coupé du monde extérieur.
Au fil de chacune des interventions, un sentiment commun était partagé. Il s’agit d’une grave injustice dont est victime un journaliste australien de renom et de la nécessité d’une plus grande mobilisation de l’opinion publique pour inciter le gouvernement à agir.
"Il a réellement fait un travail de rédaction sur les documents"
Mark Davis a qualifié de "grand acte" la publication par Chelsea Manning de plus de 700.000 documents classifiés du gouvernement américain divulgués à Wikileaks. Et il est bien placé pour le savoir, puisqu’il était présent dans le Bunker à Londres en 2010 au moment où le premier grand dossier - les journaux de guerre afghans - allait être mis en ligne.
En effet, M. Davis a prononcé un discours au Sydney Politics in the Pub l’année dernière, où il a mis à profit ses connaissances d’initié pour réfuter nombre d’affirmations qui avaient été faites sur le niveau de professionnalisme d’Assange lors d’un récent documentaire de Four Corners.
Et il a démonté le mythe selon lequel Julian n’a pas expurgé les noms qui étaient mentionnés dans les dossiers divulgués avant leur publication, ce qui est "l’insulte" qui, selon Davis, sous-tend une grande partie des raisons pour lesquelles Assange se trouve maintenant dans une position aussi dangereuse.
Du vrai journalisme
Bien sûr, M. Davis, journaliste plusieurs fois récompensé, est connu pour susciter lui-même la colère des politiciens à l’étranger. En effet, l’ancien présentateur de SBS Dateline a décroché un Gold Walkley pour Blood Money, une enquête sur des ministres indonésiens finançant des milices au Timor oriental.
Aujourd’hui, M. Davis travaille dans la profession juridique, où il se concentre sur les questions internationales et le droit pénal. Et il s’apprête à représenter devant les tribunaux Stephen Langford, réfugié de longue date et activiste du Timor oriental.
Sydney Criminal Lawyers a parlé à M. Davis du grand silence australien autour des injustices actuelles commises à l’encontre d’un concitoyen qui a apporté l’une des plus grandes contributions au journalisme au cours des dernières décennies, et du mythe qui sous-tend sa situation.
Les premières audiences du procès d’extradition de Julian ont eu lieu la semaine dernière. Son équipe juridique a fait valoir les mêmes arguments que ceux que vous avez présentés lors de la session "Politics in the Pub" l’année dernière au sujet de la fuite de mots de passe. Les États-Unis ont rétorqué que les procédures devraient se limiter à examiner les lois relatives à l’extradition. Pendant ce temps, Julian a été obligé de s’asseoir à l’écart, loin de ses avocats, derrière un box de verre. M. Davis, que pensez-vous de ce procès d’extradition ?
C’est assez effrayant. C’est la nature des accusations. Je suis surpris que ça aille aussi loin. Ces accusations sont manifestement absurdes. Si ces accusations peuvent être appliquées à Julian, et je ne dramatise pas, elles peuvent être appliquées à n’importe qui.
Ce genre de lois sur l’espionnage n’a jamais été utilisé aux Etats-Unis. Mais elles ont été dépoussiérées pour être appliquées à un homme qui a fait un grand acte de journalisme, et qui a apporté une grande contribution à la connaissance du monde.
Il s’attendait probablement à une certaine réaction - peut-être une interdiction de voyager aux États-Unis. Il ne se serait pas attendu à une toute nouvelle phase de précédent juridique, où une agence de renseignement d’un pays peut intervenir dans un autre et en extraire quelqu’un pour violation de ses lois. C’est sans précédent.
Si Julian avait été arrêté à l’aéroport JFK, d’accord, il aurait pu tomber sous la juridiction américaine. Mais, maintenant, ils peuvent le faire dans d’autres juridictions pour des choses qu’ils définissent eux-mêmes comme crimes. Ce n’est pas un meurtre. Ce n’est pas de la pédophilie. Ce n’est pas quelqu’un qui braqué une banque.
Il n’y a jamais rien eu de tel. C’est littéralement sans précédent. Et c’est ce qui me surprend, que les gens donnent à cette affaire un air de normalité, comme si c’était normal que ce genre de procédure ait lieu.
C’est une action extrêmement dangereuse - extrêmement dangereuse pour Julian Assange, évidemment, mais extrêmement dangereuse aussi pour nous tous.
Israël pourrait vouloir entrer en Belgique pour en extraire quelqu’un. L’Indonésie pourrait vouloir entrer à Melbourne ou à Sydney pour en extraire quelqu’un qu’elle considère comme ayant enfreint sa loi d’une manière ou d’une autre.
En tant que précédent, c’est terrible. Et je suis surpris qu’il n’y ait pas eu plus de réactions à ce niveau, au-delà de l’inconfort ou des mauvais traitements infligés à Julian au cours de cette procédure.
En août dernier, vous êtes intervenu à "Politics in the Pub", où vous avez démonté certaines des idées contenues dans un récent reportage de Four Corners sur Assange. En gros, que pensez-vous de la façon dont il a été dépeint ?
Quand vous lancez une accusation contre quelqu’un - et qu’elle est martelée pendant de nombreuses années - elle s’installe dans les esprits. Et l’accusation la plus efficace contre Julian a été qu’il n’a pas expurgé les documents.
En fait, c’est même mentionné dans les actes d’accusation. Sur les 17 accusations d’espionnage portées contre lui, quatre ou cinq concernent le fait qu’il n’a pas expurgé les documents. Ils se réfèrent aux documents afghans.
Maintenant, je peux dire - en tant que témoin oculaire - que Julian a bien fait un travail de rédaction sur les documents. On ne lui en a jamais attribué le mérite. Et cela me stupéfie absolument.
Cette accusation lancée avec désinvolture est répétée par des journalistes à n’en plus finir dans le monde entier, ainsi que par des responsables des États-Unis. Et personne ne s’est jamais donné la peine de vérifier si c’est vrai ou non.
Voilà la force d’un mensonge que mille journalistes ont simplement répété avec désinvolture. Pas forcément avec malice. Ils sont juste allés chercher sur Google, et voilà. Ils affirment qu’il n’a pas fait un travail de rédaction sur les documents, et ils le répètent. Et c’est répété sur la chaîne ABC Australie, de manière très désinvolte.
Ce mensonge désinvolte est ensuite repris par les procureurs américains. Ils l’ont mis dans l’acte d’accusation. Voilà à quel point il est dangereux de se tromper dans une affaire comme celle-ci - et de le répéter.
Cela a été répété si souvent que cela me laisse sans voix. Je ne sais pas quoi dire d’autre. C’est absolument faux qu’il n’ait pas un travail de rédaction. Il l’a fait.
Et il l’a fait tout seul. Sans l’aide d’un seul de ces journalistes qui commençaient à graviter autour de lui à la veille des publications.
Donc, ce mensonge - qui est le mensonge le plus courant que les journalistes brandissent pour dire qu’il n’est pas journaliste - est tout simplement faux.
Lors du récent rassemblement de solidarité organisé par Sydney Assange, vous avez exprimé votre soutien, aux côtés de John Pilger, Mary Kostakidis et Quentin Dempster. Phillip Adams a envoyé un message de soutien parce qu’il ne pouvait pas être présent. Nous parlons donc de certains des journalistes australiens les plus respectés qui sont solidaires de Julian. Mais on n’observe pas le même niveau de soutien de la part de la plupart des grands médias. Alors, que se passe-t-il ici ?
Peter Greste a dit qu’il ne le considère pas comme un journaliste. C’était une chose très cruelle à dire. Et une chose très dangereuse à dire. Mais, beaucoup de journalistes étaient d’accord avec cela.
La raison pour laquelle ils sont d’accord est l’idée qu’il ne fait pas un travail de rédaction - qu’il se contenterait de les balancer. C’est l’essence même de l’arrogance journalistique envers Julian.
Certes, il avait tendance à publier de grandes quantités de documents. Mais ce n’est pas vrai qu’il ne les a pas expurgés.
En fait, il les a passé en revue. Et c’est ce que Wikileaks continue de faire. Et je sais par observation directe qu’il a retiré 10 000 noms des journaux de guerre afghans.
Je sais, grâce à des informations de seconde main, que tous les documents publiés par la suite ont été expurgés, lorsqu’il est apparu que le fait de nommer un individu pouvait mettre sa vie en danger. Ils l’ont fait, et pourtant ils sont critiqués.
Dans ce reportage de Four Corners, je me souviens qu’Alan Rusbridger disait que la différence entre Assange et les autres journalistes était que Julian était extrêmement cavalier dans son attitude vis-à-vis des sources, alors que les journalistes du Guardian avaient une approche beaucoup plus prudente.
C’est probablement ce seul commentaire qui m’a le plus marqué. C’est tout simplement faux.
Je pense que les journalistes se cachent derrière cette distinction : ce qui les distingue de Julian Assange, c’est cette seule différence, à savoir qu’il s’est contenté de balancer des documents, alors qu’eux font preuve de prudence et de savoir-faire dans leur travail.
Qu’est-ce que je peux dire ? Comme beaucoup d’autres journalistes - beaucoup d’excellents journalistes - je ne suis pas d’accord avec ce point de vue. Mais il semblerait que nous ne soyons pas majoritaires.
M. Davis, vous étiez là avec Julian dans le bunker, lorsque les journaux de guerre afghans ont été publiés. Il y a ceux qui affirment qu’il n’avait pas à les publier. Mais, vous avez décrit cela comme "un grand acte". Pourquoi ?
C’est l’une des plus remarquables divulgations d’informations depuis deux générations - peut-être plus. Entre l’Afghanistan et l’Irak, il s’agissait d’actions meurtrières - et dans le cas de l’Irak, essentiellement illégales -.
Et révéler l’ampleur de ces actions dans tous ses détails a rendu un énorme service au monde.
C’est ce que font les journalistes. Nous révélons ce genre d’informations. Nous recherchons ce genre d’informations. Nous espérons obtenir un ou deux extraits, afin de pouvoir jeter un coup d’oeil derrière le rideau et montrer ce qui se passe réellement, surtout en temps de guerre.
Eh bien, Julian a tout de suite déchiré le rideau. Et j’apprécie vraiment.
Vous avez parlé des implications plus larges de la situation d’Assange pour nous tous. Mais qu’est-ce que cela signifiera pour le journalisme si Assange est envoyé au trou pour le reste de sa vie ?
Il s’agit sans aucun doute de la menace la plus inquiétante pour le journalisme que nous ayons vue. Bien plus que toute autre législation qui ferait peser une menace sur le métier.
Si vous ne voulez pas voir Julian comme un journaliste, vous devez le voir comme un éditeur. Et le fait qu’un pays tiers puisse désormais s’emparer d’un journaliste ou d’un éditeur et l’extrader pour qu’il soit confronté à ses services de renseignement locaux pour des infractions qu’il a imaginées est franchement terrifiant.
J’ai travaillé presque toute ma vie comme correspondant à l’étranger. Si je publiais un article important, c’était toujours agréable de rentrer en Australie et de penser que je n’avais rien à craindre.
Si cela devient une norme internationale, alors n’importe lequel des régimes sur lesquels j’ai fait des reportages pourrait chercher à m’extrader, soit d’Australie, soit si j’étais de passage à Londres. Pourquoi pas ?
C’est un véritable bouleversement.
Pour conclure, si Assange se retrouve aux États-Unis, il comparaîtra devant un tribunal pour ce que vous avez décrit comme des "accusations fabriquées". Pilger a dit la semaine dernière qu’il y a une chance qu’il soit ramené. Mais le gouvernement australien reste silencieux sur cette question. M. Davis, que voudriez-vous qu’il se passe ici ?
J’ai un peu de sympathie pour le gouvernement australien, dans la mesure où pour avoir du courage politique, il faut avoir un peu de souffle ou un peu de vent dans les voiles. Et il n’y a pas beaucoup de vent dans leurs voiles. C’est étrangement calme à tous les niveaux.
Bien sûr, les médias ne font pas pression pour cela, et je n’ai pas une grande confiance dans les médias locaux pour le faire. Ils finiront par le faire éventuellement. Malheureusement, s’ils le font ce sera lorsque la décision sera prise et qu’il sera sur le point d’être embarqué. A ce moment là ils pousseront des cris et des larmes.
(...)
Paul Grégoire
Traduction "je cherche encore une vérité véhiculée par les grands médias sur cette affaire" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles