Dario fo est architecte de formation, acteur, auteur et metteur en scène de théâtre. Italien de 76 ans il a toujours été contestataire. Il a obtenu le prix Nobel de littérature en 76.
Je reproduis ici un texte de lui qui m’a été posté par un ami en juin dernier et à l’époque ce journal n’existai pas encore vraiment.
ITALIE : LE NOUVEAU FASCISME EST ARRIVE PAR DARIO FO
L’Italie nous donne le spectacle du découragement : elle manque d’élan, d’intérêt, de passion. A Paris, j’ai récemment assisté à une rencontre avec des intellectuels, des artistes, et j’y ai trouvé au contraire une volonté impressionnante de participer, de s’impliquer, de s’engager, comme on disait autrefois.
En Italie, nous assistons à une série ininterrompue d’aberrations et aux hypocrisies des divers groupes politiques qui s’adaptent au climat du fascisme, allant presque jusqu’à en reprendre les paroles et les gestes. Ils usent du même répertoire en clamant les mêmes mots : liberté, effort, patrie, Italie, défense de la race, culture de notre civilisation, civilisation originelle.
S’y ajoute ce que l’on appelle « le conflit d’intérêts ». Mussolini lui-même n’avait pas fait une telle politique de répartition des privilèges, ni pour lui ni pour ceux qui acceptaient la logique du régime (mis à part le choix de Fiat comme chef de file de l’industrie nationale). Aujourd’hui, nous avons un Agnelli qui, sentant de quel côté tournait le vent, a subitement viré de bord ; comme les banques, les grandes sociétés financières, etc. En face, un vide peureux, absurde, de l’opposition qui semble inexistante. C’est vrai, et on peut le constater : notre rôle est celui de simples dissidents qui tentent de combler le vide de l’opposition politique. J’ai vu le congrès de la DS : ils semblaient paralysés. « Changeons, ou nous mourrons », se sont-ils exclamés. Et, après avoir dit cela, ils sont restés comme des statues de sel. Quand on voit un personnage comme Pierferdinando Casini, président de la Chambre des députés, tenir un propos qui appartient directement à la gauche, tel que : « Avant de changer quoi que ce soit dans la RAI, il faut résoudre le conflit d’intérêts », on est en pleine folie.
C’est un homme de droite qui dit cela, couvrant ainsi la voix d’une gauche qui n’existe pas et qui devrait pourtant s’exprimer par des débats, des meetings, des manifestations, bref, être présente. Nous sommes devant cette situation absurde d’entendre Casini dire aux siens : « Arrêtez, n’exagérez pas. » Même si, ensuite, tout sera réglé par une pantalonnade ou par rien du tout, ils auront ainsi réussi à parler à la place de l’opposition.
Mais on voit aussi se manifester des mouvements neufs - surtout chez les étudiants, les jeunes ouvriers et même les vieux - qui semblent faire revivre, par leur grande et généreuse participation, l’eau de la résurrection. Je dirai même, au sens catholique du terme, l’eau de la purification. Des mouvements qui témoignent d’un merveilleux renouveau.
Or, au lieu d’aller à leur rencontre, de les soutenir, de les applaudir, la gauche les fuit, comme s’ils lui répugnaient. Le jour de la grande marche de la paix contre la guerre, elle préfère aller faire son barbecue ou agiter des petits drapeaux pour saluer la flotte qui appareille pour l’Orient. Et ce sont les mêmes, disons-le, qui sont responsables du premier bradage de l’école publique, projet contre lequel des jeunes, des enseignants et des représentants des familles démocratiques avaient déjà manifesté avec le mot d’ordre : non à la transformation de l’école en entreprise privée. Avant de faire naître une autre école, l’école privée, préoccupons-nous de remettre de l’ordre dans celle qui existe déjà , l’école publique.
Même chose pour la position sur la guerre. Les représentants du centre-gauche, pour nuancer leur adhésion, avaient imploré : « Faisons attention, il ne faut pas frapper la population, évitons de faire des dégâts et des victimes chez les innocents. » Faisons attention ! C’est une plaisanterie ? Il est désormais notoire que 90 % des victimes sont innocentes, comme nous l’a expliqué Gino Strada. Et l’on savait parfaitement qu’il en serait ainsi.
Il a été calculé que ces trois mois de bombardements ont fait plus de 3 000 victimes civiles recensées, soit au moins autant que celles des tours jumelles, sans compter toutes les victimes occasionnées par les désordres dans les villes qui ont subi d’atroces destructions, ni les victimes invisibles, les morts invisibles, comme dit Strada, dont le nombre est effrayant : des milliers d’orphelins dont les parents ont été déchiquetés par les bombardements, les missiles antipersonnel et les bombes qui, lancées par des avions, n’ont pas explosé. Sur un immense territoire semé de millions de mines, on estime qu’il faudra deux siècles pour nettoyer cette terre torturée.
Et tout cela pourquoi ? Pour une victoire des Pachtounes qui ont récupéré sur les talibans la production du pavot, de l’opium, lequel trouve au Pakistan les bases pour être raffiné et transformé en héroïne. Ce qui signifie une énorme reprise du marché, le recyclage du produit du trafic dans des banques d’affaires américaines, et pas seulement elles, le cercle vicieux du financement du terrorisme par les banques américaines et européennes.
Pour revenir à l’Italie et à cette rencontre parisienne sur le déclin de la démocratie, qui se manifeste surtout dans notre pays, j’ai envie de dire quelque chose qui ressemble à une provocation : je ne voudrais pas que le fait d’être obligé d’aller à Paris pour prononcer un discours appelant à un minimum de réflexion, d’écho, d’attention, puisse devenir comparable à ce qui se passait au temps où naissait cet autre gouvernement absolutiste dont me parlait mon père - lui qui, tout jeune, fut un réfugié politique en France. Je suis frappé d’entendre les survivants, témoins de cette époque, dire qu’il leur semble revivre les années 1920, les années de la naissance du fascisme.
D’ailleurs lisez le journal, et voyez l’avocat de Berlusconi qui se permet de quitter la salle du tribunal en hurlant : « Il n’y a plus de justice ! » Et les avocats qui se joignent à ceux de Berlusconi pour réclamer l’intervention du ministre de la justice, de la Ligue du Nord, chien de garde des intérêts du gouvernement de Berlusconi.
Nous sommes ici devant le paradoxe le plus insensé, digne d’ Ubu Roi, la farce de l’impossible : on fait les lois exprès pour le roi, on choisit des ministres dans sa cour, et ils défendent ses seuls intérêts. Et le public applaudit. Au mieux, quelqu’un émet un petit rot d’indignation. Tout cela exprime une claire conscience, chez le Cavaliere comme chez ses employés, d’avoir en main tous les pouvoirs, de jouir d’une totale impunité. C’est la logique du « Nous n’irons jamais en prison ». Garanti par le palefrenier. J’ai entendu un membre du gouvernement dire qu’ils organiseraient une rencontre avec le centre-gauche : « Dans une main nous tiendrons une branche d’olivier, et dans l’autre le pistolet. » Texto.
C’est vrai, tout le nouveau fascisme est déjà là , dans leur langage, dans leurs expressions : d’abord l’entreprise-Italie, puis le parti-entreprise, qui fait de chacun un employé de la maison, avec le grand manager au milieu. « Malheur aux vaincus ! » était déjà une expression fasciste. Aujourd’hui, il suffit de voir les gestes, les paroles, les attitudes, l’arrogance de ces gouvernants qui tapent du poing sur la table, qui crient « Vous me cassez les couilles ! », « Je vous chasse de l’entreprise ! » (comme le ministre de la communication), voire « Les Arabes dehors ! », « Qu’ils aillent faire leurs saloperies de mosquées ailleurs ! », « Qu’ils restent dans leurs ghettos ! ». Voilà une idée neuve : le ghetto, pour ceux qui sont différents, pour ceux qui ne sont pas conformes.
Parfois, l’angoisse me prend devant cette situation. Une sourde mélancolie. Je continue à faire du théâtre, certes, et, dans notre travail, nous avons l’occasion de réduire ces discours en cendres, et le public réagit, mais on sait bien qu’il s’agit d’un public qui s’est sélectionné lui-même. La plus belle chose, c’est cette vague superbe, ce soleil qui éclaire la vision de ces jeunes qui s’agitent et qu’il faut aider, qu’il faut informer, à qui il faut dire la vérité.
Mais il n’y a chez nous, aujourd’hui, aucun Jean-Paul Sartre qui aille s’exprimer dans les universités, comme il l’a fait en 1968, quand il a donné une conférence sur le théâtre de situation, le théâtre politique, le théâtre populaire, en citant, pour conclure, les mots de Savinio : « ô hommes, racontez votre histoire ! »
Aujourd’hui, il n’est plus question de faire la chronique du présent, de donner l’esprit du temps. Et non seulement presque tous les metteurs en scène et directeurs de théâtre sont, par d’agiles retournements de veste, des hommes de droite plus ou moins récents, mais la plus grande partie des intellectuels est comme endormie, ou alors ils feignent de ne pas être là , d’avoir autre chose à penser.