Titre : INFRACTION PERMANENTE / Evacuation policière de la Villette
Extrait
29 juin 2003 Source : http://www.mouvement.net
Appel du 28 juin 2003
Infraction permanente !
Au moment des saluts, il est d’usage que les acteurs tombent le masque. La
très mauvaise pièce qui s’ est jouée dans la nuit du 26 au 27 juin, répétée
en coulisses par ses principaux co-producteurs (Medef et CFDT), et jouée à
huis clos au sein d’un théâtre de l’avenue Pierre 1er de Serbie, n’échappe pas à cette règle. A l’issue de la représentation, l’un des
principaux acteurs de cette farce tragique a bien vite tombé le masque. Le
baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde, qui joue dans cette pièce le rôle
de " M. le Medef " vient en effet de déclarer sur Radio Classique : " Le
milieu du spectacle est habitué à ce qu’on ne touche pas à ses privilèges,
on y touche comme à d’autres, et c’est ça qu’on appelle la réforme " ;
avant de dénoncer " des gens qui vivent de l’assurance chômage au lieu de
vivre de leur travail ".
La réponse des bergers intermittents à la bergère
du Medef pourrait être la suivante : le milieu du grand patronat est habitué
à ce qu’on ne touche pas à ses privilèges, eh bien on va se mettre à y
toucher, et c’est ça qu’on appelle la dignité. Le baron Seillière ferait
bien de se tenir à carreau, lui qui vit confortablement de l’assurance
héritage et de ses jetons de présence au lieu de vivre de son travail.
Car il faut avoir les oeillères du Figaro pour oser écrire (Le Figaro
économie, 28-29 juin) : " Signé au petit matin entre les trois organisations
patronales et trois syndicats l’accord sur la réforme du système
d’indemnisation chômage des intermittents du spectacle met un terme à quinze
ans de bataille entre les partenaires sociaux, gestionnaires de l’Unedic,
et la profession " ! Loin de mettre un terme à " quinze ans de bataille ",
ce pseudo-accord crée la bataille. Les nombreuses occupations de théâtres,
de studios de télévision, de locaux du Medef et de la CFDT ; l’annulation
des premiers spectacles du Festival de Montpellier, la grève au Festival d’Avignon qui ajourne d’ores et déjà les premières représentations prévues,
sont les premières flammes d’un brasier qui n ¹est pas près de s’éteindre.
N’en déplaise au ministre de la Culture qui s’est réjoui, au micro de
France-Inter, de ce que " l’intermittence soit sauvée ". Imaginons un
instant qu’un voyageur, condamné à mort dans un lointain pays pour un délit
qu’il n’aurait pas commis, ne soit finalement, après moult protestations
internationales, que condamné à l’amputation de ses bras et de ses jambes.
Qui aurait l’impudeur de crier victoire ? C’est pourtant ce qui se passe
avec le régime des intermittents du spectacle et de l’audiovisuel. De l’aveu même des organisations patronales et syndicales qui ont signé l’accord
sur les annexes 8 et 10 de l’Unedic, 10 à 30 % des intermittents
actuellement indemnisés vont se trouver éjectés du système.
Cet " accord
entre partenaires sociaux " est en soi une sinistre plaisanterie. Que le
gouvernement ne soit plus la seule instance à légiférer sur tout, et s’en
remette aux " partenaires sociaux ", pourquoi pas ? Mais en l’espèce, qui
représente qui ? Aucun des employeurs du spectacle vivant n’adhère au
Medef.
Et une infime minorité des salariés de ce secteur sont syndiqués à la CFDT,
à la CFTC ou à la CGC, qui ont contresigné cet accord. Et les dispositions
arrêtées ce 27 juin reflètent, au mieux, une très profonde méconnaissance de
l’organisation du travail dans les entreprises culturelles, des conditions
de la création contemporaine et de sa diffusion, comme de la précarité dans
laquelle se débat déjà une grande majorité d’acteurs, danseurs, musiciens,
techniciens, etc., du spectacle vivant.
Jean-Pierre Raffarin sait-il que la musique qui meuble l’attente du
standard de Matignon est jouée par des interprètes intermittents des Arts
Florissants ? On suppose qu’Ernest-Antoine Seillière ignore jusqu’ à cette
musique : quand on dirige le Medef, on n’a pas besoin de passer par le
standard de Matignon. La CFDT, nouvellement introduite en cour lors du
dossier sur les retraites, a dû rejoindre le Medef dans ce privilège. Mais
François Chérèque a peut-être des enfants ou petits-enfants ; peut-être a t’il été témoin de leur joie lorsqu ¹un marionnettiste, un conteur ou un
musicien, certainement intermittent, est venu jouer en classe ?
Sans doute pas, puisqu’aux yeux de la CFDT, les " salariés des secteurs de
l’industrie et du commerce " n’ont " pas vocation à financer la politique
culturelle de notre pays ". Les salariés de l’industrie et du commerce
devraient donc se satisfaire, selon la CFDT, de tous les ersatz de " Star
Academy " ? C’est gentil pour eux.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’ est pas pour l’intermittence que l’accord signé dans la nuit du 26 au 27 juin est le plus
tragique. Que 10 à 30 % d’intermittents soient désormais orientés vers le
RMA ou l’Armée du Salut n’est certes pas très rigolo, mais leur sort n’est pas plus scandaleux que celui des deux millions de sans-emploi et du
sort de ceux qui, en France même, survivent avec un niveau de ressources
insuffisant.
Non, ce n’ est pas l’intermittence en tant que telle qui est la plus
concernée par ces nouvelles mesures ; c’est la permanence même d’une vie
artistique et culturelle dans ce pays (et au-delà , de sa force d’entraînement dans le monde entier). Dans un entretien réalisé en 1997, alors
qu’il présidait le Centre Pompidou, Jean-Jacques Aillagon déclarait
notamment " On ne peut pas s’intéresser à la culture du XXe siècle sans s’interroger sur le rôle qu’ont joué toutes les expériences marginales. Ce n’est pas dans la pérennisation des phénomènes académiques, mais aux marges
que s’est fait le renouvellement de la création ". Nous sommes certes
entrés dans le XXIe siècle, mais ce constat demeure valable. Or, si les
nouvelles règles d’indemnisation des intermittents sont validées par le
gouvernement, la " pérennisation des phénomènes académiques " n’a certes
rien à craindre ; alors que les " marges " du renouvellement de la création
seront très vite asséchées. Qu’est-ce qu’une page privée de marge ?
Il n’y a guère de miracle à attendre de l’actuel ministre de la Culture.
Les mesures annoncées (un label de " festival d’intérêt national " qui ne
serait accordé qu’ à une poignée de festivals), les propos lâchés ici ou là
(" trop de compagnies médiocres "), vont tous dans le sens d’une "
rationalisation " budgétaire de la gestion des affaires culturelles, au
détriment de toute vision qui puisse être portée par le geste artistique et
sa puissance de création.
Le ministre de la Culture peut encore se ressaisir, à condition que nous l’y aidions ! Or, dans le conflit des intermittents, on a bien trop peu
entendu les directrices et directeurs d’institutions culturelles, de
théâtres, de festivals, qui en sont aujourd’hui à se lamenter que leurs
manifestations soient menacées. De même le Parti socialiste, qui dénonce
aujourd’ hui l’accord signé par le Medef et quelques syndicats, a-t-il laissé
s’installer, de prorogation en prorogation, une situation pourrissante
faute de saisir à bras-le-corps la question du financement de ce régime.
Puisque, in fine, l’argent est le nerf de la guerre (en tout cas, de cette
guerre à l’emploi et au partage des richesses que mènent de concert le
Medef et le gouvernement libéral de M. Raffarin) ; les entreprises et
institutions culturelles de ce pays devraient efficacement soutenir le
mouvement des intermittents, bien au-delà des louables déclarations d’intention :
– en bloquant le paiement des cotisations patronales et salariales des
personnels permanents, qui sont comptabilisées depuis quelques années dans
une caisse distincte de celle des intermittents ;
– en refusant de reverser à l’Etat les nombreuses taxes (sur subventions,
billetterie, etc.) que génère l’activité culturelle de ce pays, et en
affectant ces sommes considérables à un fonds de soutien à la création
contemporaine et aux structures indépendantes du spectacle vivant.
Puisque le gouvernement s’apprête à agréer un accord illégitime qui
sacrifie sur l’autel de la rentabilité économique le vivant même de la
création vivante ; entrons en infraction. En revendiquant le maintien absolu
de l’intermittence, nous ne défendons que notre permanence dans ce monde.
Jean-Marc Adolphe, Rédacteur en chef de " Mouvement " 28 juin 2003
Source Indy Paris