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Intérim, La forme suprême d’exploitation du salariat

En ce début d’année 2018 sort un livre au titre de : Intérim, le nouvel esclavage ? L’auteur Serge Sanchès, a fait des recherches sur le ’travail temporaire’ compulsant de nombreux écrits d’auteurs sur le sujet, de sociologues, de médias. Il a enquêté auprès d’intérimaires, de syndicalistes, d’administratifs, d’inspecteurs du travail.

Voici quelques extraits de cet ouvrage :

Esclavage et religions

En 1920, l’allocution de Jules Renquin (ministre belge des colonies) s’adressant aux premiers missionnaires catholiques du Congo belge est un exemple du rôle de l’Eglise au service du colonialisme qui succédera à l’esclavagisme en Afrique :

« Désintéresser nos sauvages des richesses matérielles dont regorgent leur sol et sous-sol, pour éviter que s’intéressant, ils ne nous fassent une concurrence meurtrière et rêvent un jour à nous déloger. Votre connaissance de l’évangile vous permettra de trouver facilement des textes qui font aimer la pauvreté. Exemple : ’Heureux sont les pauvres, car le royaume des cieux est à eux’. Vous ferez donc tout pour que ces Nègres aient peur de s’enrichir pour mériter le ciel.
. Les contenir pour éviter qu’ils ne se révoltent. Les administratifs ainsi que les industriels se verront obligés de temps en temps, pour se faire craindre, de recourir à la violence (injurier, battre...). Il ne faudrait pas que les Nègres ripostent ou nourrissent des sentiments de vengeance. Pour cela, vous leur enseignerez de tout supporter.
. Les détacher et les faire mépriser tout ce qui pourrait leur donner du courage de nous affronter.
. Insister particulièrement sur la soumission et l’obéissance aveugles. Donc évitez de développer l’esprit critique dans vos écoles. Apprenez-leur à croire et non à raisonner. Instituez pour eux un système de confession qui fera de vous de bons détectives pour dénoncer tout noir ayant une prise de conscience et qui revendiquerait l’indépendance nationale.
. Enseignez-leur une doctrine dont vous ne mettrez pas vous-mêmes les principes en pratique.
. Dites-leur que leurs statuettes sont l’œuvre de Satan. Confisquez-les et allez remplir nos musées. Faites oublier aux noirs leurs ancêtres.
. Ne présentez jamais une chaise à un noir qui vient vous voir. Ne l’invitez jamais à dîner même s’il vous tue une poule chaque fois que vous arrivez chez lui. Ne jamais dire ’vous’ à un noir, car il se croirait l’égal du blanc.
. Considérez tous les noirs comme des petits enfants. Exigez qu’ils vous appellent tous ’mon père’.
Le Roi attache beaucoup d’importance à votre mission. Aussi a-t-il décidé de faire tout pour vous la faciliter. Vous jouirez de la très grande protection des administratifs. Vous aurez de l’argent pour vos œuvres évangéliques et vos déplacements ».

La puissance expansionniste s’est servie de la religion pour détruire des sociétés stables et les remplacer par le colonialisme. Les extrémismes religieux ont souvent servi de caution morale contre des populations.

Exigences et précarité

En mars 2016, l’agence Adequat de Valence proposait « 10 postes de hôtes (-ses) de caisse H/F pour l’un de ses clients dans la Grande distribution », un travail posté du lundi au samedi, de 24 à 30 heures hebdomadaires ; voici le descriptif de la charge :

- accueil des clients, - enregistrement à l’aide des caisses tactiles des produits du magasin, - l’encaissement des paniers.

Les qualités requises étaient très importantes :

Formation/diplôme : niveau BAC,

Expérience sur un poste similaire,

Compétences/maîtrise : maîtriser obligatoirement la caisse tactile ainsi que les différents types d’enregistrements en caisse : espèce, chèque, CB, tickets restaurant, etc.

Qualités requises : être extrêmement rigoureux, attentif, accueillant, ponctuel et organisé.

Un vrai robot qui est demandé là !

Et tout cela pour un ’Salaire brut de 9,67 à 9,67 euros par heure’. Le Smic.

En 2011, l’Organisation Internationale du Travail expliquait que « cette zone tampon [les intérimaires] permet aux entreprises d’éviter d’avoir à licencier leurs travailleurs permanents ». N’est-ce pas une quasi-justification d’une pratique illicite ? En réalité, de nombreux intérimaires sont devenus des travailleurs permanents, puisqu’ils se succèdent sur les mêmes postes tout au long de l’année ; ils sont des travailleurs permanents sans CDI que l’on peut congédier du jour au lendemain sans aucune procédure.

Dans des pays comme l’Allemagne, le Japon, l’Angleterre, certains travailleurs permanents ont été contraints de démissionner « pour se voir offrir des contrats bien moins avantageux par le biais d’agences » indique le Programme des activités sectorielles de l’OIT.

L’argument qui consiste à dire que les agences d’intérim créent des emplois n’est pas soutenable. « L’investissement et l’économie créent des emplois, mais pas les agences » assure Industrial Global Union en octobre 2012. Les entreprises n’emploient pas des intérimaires parce que les agences leur en proposent. Elles les emploient parce qu’elles en ont besoin pour produire et donc vendre. Et si les entreprises de travail temporaire n’existaient pas, les entreprises emploieraient tout de même des salariés. Dès qu’il y a un intermédiaire privé entre un travailleur et un employeur, le droit du travail ne peut pas être respecté, c’est une règle dans le monde entier.

Un des multiples avis d’intérimaires ?

Comment perçoivent-ils leur situation ? « Drôle d’existence que la nôtre, non ? écrivait Daniel Martinez en 2003 (Dans ’Carnet d’un intérimaire’. P. 86. Editions Agone). Intérimaires… Travailleurs précaires… Et les économistes qui nous prédisent que cette forme d’activité salariée va se développer. Les patrons vont se régaler ».

’Christophe’, la quarantaine, est en intérim depuis bientôt dix ans. Il a alterné l’intérim avec deux contrats CDD d’un an dans son vrai métier : « L’intérimaire ne peut pas acheter un appartement, une maison. Sa voiture est toujours une occasion. J’ai connu des intérimaires qui ont attendu dix ans avant d’avoir un CDI. On renouvelle sans cesse leurs missions d’intérim. On leur dit que c’est du long terme, mais cela commence par des contrats d’une semaine, des fois trois jours. Puis une semaine pendant huit à dix fois. Puis quinze jours, un mois renouvelable. On intercale un arrêt d’une semaine, d’un mois, de quatre mois. Cela dépend du poste, notamment préparateur de commandes. Au final, on peut passer un an, un an et demi dans la même boîte, avec 20 missions. Un intérimaire ne peut pas travailler à son rythme. Deux précaires sont en concurrence. L’instabilité permanente est entretenue par les patrons. Les moins performants sont virés, et chaque semaine on passe un concours. On essaie toujours d’être le meilleur, car ils ne gardent que les meilleurs éléments. Tu ne peux pas être à 80 %. Si tu es malade, tu es viré, même si tu es bon. Tu as un accident du travail avec arrêt : à ton retour tu n’es pas renouvelé ».

La prévention

Moins ils sont qualifiés, plus les ouvriers ont des risques d’être victimes d’un accident du travail. « Dans le bâtiment, la course contre la montre fait loi » écrit Marie Varasson dans Le Monde. Et les premières victimes sont les intérimaires sous la pression de chefs qui leur confient les tâches les plus difficiles et les contraignent à un rythme de travail effréné. « Chaque agence connaît des cas d’accidents, parfois mortels » nous dit Béatrice Cluzel de FO.

Le BTP (qui emploie beaucoup d’intérimaires) arrive en tête avec 96 838 accidents et 155 décès pour 1,52 million de salariés ; selon un document sur la sinistralité publié par l’Assurance Maladie, « la moitié des accidents du travail graves de l’intérim surviennent dans le Bâtiment-Travaux Publics ».

Une enquête de 1998 annonce que plus des deux tiers des ouvriers du bâtiment redoutent d’avoir un accident sur le chantier. 74 % craignent d’être blessés par un outil ou un matériau (ferraille, chute de moellon, casse d’un bastaing…). En 2009, la CGT Randstad annonçait 200 accidents mortels d’intérimaires en cinq ans dans le bâtiment.

Pour les travaux où les chaussures de sécurité sont obligatoires et doivent être fournies, « c’est ’on n’en a plus’, ’on en commande’, ’vous les aurez la semaine prochaine’, dit un intérimaire. La semaine suivante comme toutes celles après, vous pouvez toujours les attendre ».

Comme dit page 206, l’Assurance Maladie a bien lancé en 2009 un Plan national d’actions coordonnées (PNAC) sur 3 ans, pour tenter d’endiguer cette marée d’accidents, principalement chez les intérimaires et dans les transports routiers. ’Réseau Prévention’ a mobilisé 1 400 agents du service Prévention Caisses Régionales et 600 collaborateurs de l’Institut National de Recherche et Sécurité. 6 500 entreprises ont été visitées ce qui a permis « de repérer 100 000 salariés exposés aux produits cancérogènes et de soustraire 65 000 d’entre eux », selon le compte-rendu 2012. 9 % des magasins de la grande distribution ont été visités, démarche qui a permis d’imposer pour les palettes une hauteur maximum de 1,80 mètre.

Témoignage d’un préparateur de commandes

« Ce matin, il est quatre heures moins le quart, je sonne, le gardien me laisse entrer dans cette immense usine de l’est lyonnais. Je commence ma première journée d’intérimaire chez Maurin, société de service postal installée sur quatre hectares de bâtiments. D’après l’agence qui m’envoie, « c’est la mission la plus difficile dans la région, il y a un fort turnover ». Avec le recul, je pense avoir connu beaucoup plus difficile.

Ma fonction est préparateur de commande pour Rue du Commerce, une société de vente par internet de matériel informatique. Pendant un mois et demi, en équipe du matin ou du soir, je vais circuler sur 20 000 mètres carrés. A la sortie des vestiaires, avant d’accéder à l’entrepôt, je passe dans un sas de sécurité, semblable à celui d’un aéroport. Aucun objet métallique n’est toléré, ni bague, ni ceinture, ni téléphone. Ils demandent presque des pantalons sans poches. Seule clé autorisée : celle du cadenas.

Une fois le portique passé, la chef de notre équipe d’une vingtaine de préparateurs nous réunit et fait le point sur la production de la veille et celle à réaliser dans cette journée. Ici, l’exigence absolue est la qualité. Les premiers jours, on ne nous demande pas d’aller vite, mais de ne jamais nous tromper. Le préparateur nous donne ensuite les premières commandes et nous voilà partis pour sept à huit heures de marche dans les multiples allées.

Au fil du temps, j’ai conçu des feuilles de procédure que je complète chaque semaine : où dois-je chercher une commande XL, une « hauteur » ? Dans quelle rangée sont situées les clés USB ? Vu la complexité des recherches, je me suis demandé s’ils n’auraient pas intérêt à garder un personnel expérimenté, connaissant à la perfection l’emplacement de ces milliers de produits. Mais leur tactique n’est pas stupide : seuls sont conservés les préparateurs rapides qui ne se trompent presque jamais. Toute erreur, tout oubli est signalé par l’informatique. Ils savent tout sur chacun de nous et en fin de journée, ils listent les erreurs qui bloquent les commandes.

Premier constat : je perds un kilo par semaine, peu importe ce que je mange. Afin de faire une bonne prod., je dois toujours aller à un bon rythme, sans courir, c’est interdit. Notre production dépend du préparateur : nous pouvons beaucoup marcher et avoir une prod. nulle. La collecte de quatre colis XL aux quatre coins d’un bâtiment prend plus de temps qu’une commande de vingt clés USB, considérés comme autant de colis. Le donneur d’ordre essaie d’équilibrer les commandes ; à celui qui tourne à 60 colis à l’heure, il attribuera des commandes multiples pour le faire monter à 80 colis/heure. Notre chef suit le tableau, elle regarde les raisons d’une sous-production qui pourrait être causée par un nombre élevé de colis XL. J’ai vu des jeunes femmes déplacer dix téléviseurs ; même pour un homme c’eut été difficile.

Ceux qui ne vont pas assez vite, sont virés ; leur contrat hebdomadaire n’est pas renouvelé. Personne n’est sûr de revenir le lundi suivant. Chaque semaine, je me pose la question : est-ce que je vais rester ? Certains ne reviennent pas et parfois ils n’apprennent le non-renouvellement de leur mission que le lundi suivant à 4 heures du matin. Au lieu de leur annoncer qu’ils sont lents le vendredi, la direction attend de connaître les commandes du week-end. C’est vache ! Mais les gars ne disent rien, ils espèrent un appel les jours suivants. L’intérimaire ne peut pas se plaindre.

L’intérim, c’est la jungle, encore plus entre intérimaires. Les casiers des vestiaires sont fracturés pour voler un téléphone, un porte-monnaie. Pendant les pauses, tout peut arriver. Aucun gardien, aucune caméra ne surveille notre intimité. Par contre dans l’entrepôt, les caméras sont partout dissimulées. Le moindre geste est enregistré. Un endroit, la « cage », est encore plus protégé, et seules certaines personnes sont habilitées à y pénétrer.

Après un mois et demi, sachant que l’agence me placerait ailleurs, je décidai d’arrêter. J’étais en conflit avec deux intérimaires qui me jalousaient ; ils opéraient sur la chaîne avant le départ des camions et trouvaient que j’étais trop souvent préparateur. Les bons préparateurs n’allaient pas sur la chaîne. J’étais fiable : un quart d’heure en avance, jamais de retard, jamais absent. C’était deux pauvres gars, sans morale, sans conscience. Je suis parti sans me plaindre.

L’intérimaire n’est pas mensualisé, il est payé à la journée, ce qui le pénalise lors des mois courts. Les contrats à la semaine permettent de toucher chaque fois son IFM (indemnité de fin de mission) et ses congés payés, ce qui est appréciable lorsque le salaire mensuel n’atteint pas les mille euros. Ces contrats obligent à majorer les heures supplémentaires que l’on ne peut compenser par des reports sur les semaines suivantes. Lorsque les commandes d’un jour baissent, la société engage les intérimaires à signer un papier sur lequel ils déclarent abandonner leur poste une journée. Elle impose une absence dans un contrat d’une semaine. L’intérimaire est un pion ; il do
it être constant dans son travail et apprécié par ses chefs ».

Témoignage recueilli en 2016

Créer des emplois ?

En 2011, l’Organisation Internationale du Travail expliquait que « cette zone tampon [les intérimaires] permet aux entreprises d’éviter d’avoir à licencier leurs travailleurs permanents ». N’est-ce pas une quasi-justification d’une pratique illicite ? En réalité, de nombreux intérimaires sont devenus des travailleurs permanents, puisqu’ils se succèdent sur les mêmes postes tout au long de l’année ; ils sont des travailleurs permanents sans CDI que l’on peut congédier du jour au lendemain sans aucune procédure.

Dans des pays comme l’Allemagne, le Japon, l’Angleterre, certains travailleurs permanents ont été contraints de démissionner « pour se voir offrir des contrats bien moins avantageux par le biais d’agences » indique le Programme des activités sectorielles de l’OIT.

L’argument qui consiste à dire que les agences d’intérim créent des emplois n’est pas soutenable. « L’investissement et l’économie créent des emplois, mais pas les agences » assure Industrial Global Union en octobre 2012. Les entreprises n’emploient pas des intérimaires parce que les agences leur en proposent. Elles les emploient parce qu’elles en ont besoin pour produire et donc vendre. Et si les entreprises de travail temporaire n’existaient pas, les entreprises emploieraient tout de même des salariés. Dès qu’il y a un intermédiaire privé entre un travailleur et un employeur, le droit du travail ne peut pas être respecté, c’est une règle dans le monde entier.

L’inspection du travail

Les inspecteurs du travail reçoivent très rarement des plaintes de travailleurs intérimaires, voire jamais, nous confie un inspecteur, et pour cause : « S’il vient nous voir, il a peu de chances d’obtenir une nouvelle mission. Mais on est saisi de plus en plus souvent par des représentants du personnel sur ce sujet ». Il ajoute : « Lorsqu’on constate des CDD irréguliers ou un recours abusif aux contrats d’intérim, on va d’abord chercher la régularisation par l’employeur. On ne verbalise pas tout de suite. Le but est d’obtenir de l’employeur des embauches en CDI plutôt que de mettre un procès-verbal qui ne servirait pas immédiatement le salarié ». Cet inspecteur a contrôlé une entreprise de 35 salariés dont 80 pour cent avaient des contrats précaires. Il a tout de suite obtenu des CDI.

Quand ils abordent le problème de l’intérim, les inspecteurs du travail vont plus naturellement vers les entreprises utilisatrices. Comme ils ne reçoivent pas de plaintes des travailleurs intérimaires, ils agissent sur ce qu’ils connaissent, c’est-à-dire les entreprises qu’ils contrôlent.

Les textes du Code du travail visent majoritairement les sociétés utilisatrices, et encore sur des peines d’amende très faibles ; il n’y a pas de gros risques à multiplier les contrats intérimaires tout au long de l’année, en se moquant des règles qui autorisent leur usage (salariés malade ou en vacances, commande exceptionnelle…). Si on en reste donc aux textes spécifiques sur le travail temporaire, les inspecteurs du travail, même s’ils constatent de graves infractions, savent qu’il n’existe pas de sanctions dissuasives. Mais deux inspecteurs de la région Aquitaine se sont aperçus qu’une agence d’intérim dirigeait carrément la gestion de main d’œuvre d’une entreprise. Cet établissement sous-traitait à l’agence de travail temporaire une partie importante de son personnel  : « Le cas est fréquent dans les grosses entreprises qui font régulièrement appel à des travailleurs intérimaires, explique un des deux inspecteurs. Si c’est fait massivement, s’il y a collusion entre l’agence et l’entreprise, cela bascule sous le délit de prêt illicite de main-d’œuvre, de marchandage de main d’œuvre ». Et le marchandage de main d’œuvre relève du travail clandestin. Cette dénomination de l’infraction a permis d’aller chercher la responsabilité de l’agence et de la faire condamner.

Pour monter ce dossier, les deux inspecteurs ont passé des jours et des jours à éplucher, à dater des milliers de contrats. « Cela a représenté 232 pages de procédure et trois cartons d’annexes. Ces longues procédures sont extrêmement chronophages et on ne peut les systématiser ». Car pendant ce même temps, il faut répondre aux questions des entreprises, traiter les demandes de licenciement, enquêter sur un accident, faire des rapports et les multiples tâches liées à la fonction.

Dans cette affaire du sud-ouest, le système judiciaire a suivi, mais il faut savoir que les deux tiers des procédures envoyées par l’inspection du travail sont classées sans suite par les procureurs. L’anormalité est devenue acceptable par la justice qui est surchargée. Le bureau d’un procureur est un amoncellement de dossiers. De plus, « les juges ne sont absolument pas formés au Droit de travail, confie l’inspecteur. Ils n’ont aucune notion de la subordination. Ce n’est pas une question d’intelligence, mais de formation ». C’est vrai qu’on a rarement vu un juge dans les ateliers d’une entreprise ou sur une dalle d’un chantier. « Si un salarié a un accident du travail, ils s’étonnent qu’il ne se soit pas protégé. Les notions de cadences, de pression au travail leur sont souvent étrangères ». Notre inspecteur ajoute même un problème de classe sociale : « Ils sont plus enclins naturellement à entendre un patron qui évolue dans les mêmes sphères sociales qu’eux ». Il suffit pour s’en convaincre d’aller assister à certaines audiences pénales. Les juges sont des hommes et des femmes comme nous tous. Ils n’ont pas reçu de pouvoir divin qui leur conférerait une objectivité absolue et un savoir des rapports sociaux dans un monde qu’ils ou elles ne connaissent pas, l’entreprise. « On est parfois déçus par la décision, regrette l’inspecteur. J’ai vu des relaxes suite à des accidents mortels ». Pour un syndicat CGT de l’Île-de-France, « nous sommes abasourdis par l’absence quasi-généralisée de suite pénale donnée par les tribunaux aux procédures de l’inspection du travail ». Dans le même temps une procureure a réclamé un mois de prison ferme pour le Marocain Hichen qui avait refusé de décliner son identité et de parler avec l’enquêteur social (Dans Le Canard enchaîné, 13 novembre 2013). Et la consommation personnelle de quelques grammes de cannabis peut encore être punie de prison.

Les luttes

Le simple fait d’aller en justice devient un instrument efficace au service de certains employeurs qui savent pourtant qu’ils n’ont aucune chance de gagner, comme l’explique le syndicat SUD qui est le petit nouveau : « Bien que nous respections les dispositions légales, quasiment à chaque fois que nous nous implantons dans une des sociétés d’intérim, la direction nous traîne au tribunal, pour nous faire interdire ! Les patrons savent que le tribunal ne leur donnera pas raison, mais la démarche vise à nous faire perdre notre temps et notre argent ; pour eux, c’est plus simple, ils paient des avocats avec l’argent de l’entreprise, gagné sur le dos des intérimaires ! L’ostracisme patronal vis-à-vis de SUD/intérim montre que nous les dérangeons ; c’est voué à l’échec ; ce sont les travailleurs et travailleuses qui décident comment s’organiser, ce ne sont pas les patrons qui imposent ’leurs’ syndicats ».

Les cas de harcèlement de délégués des entreprises de travail temporaire ne manquent pas. En 1999, la défense du statut d’élu syndical « fait l’objet d’une journée d’action nationale particulièrement dure, avec séquestration durant deux jours de la direction de Synergie accusée d’isoler un délégué syndical CGT » (Dans « Le syndicalisme face aux différentes formes de flexibilité : enquête sur 3 secteurs ». Etude collective. DARES). La répression patronale est un acte courant qui vise à user les rares militants. Un syndicat doit toujours s’imposer : « Pendant des années, on a mené des luttes chez Adecco pour ne pas subir de discrimination syndicale, déclare un délégué CGT. Aujourd’hui, on a un accord de branche qui permet de nous organiser ».

Un délégué syndical désigné le 20 novembre 2006 par la CFDT est mis à pied le 29 novembre, avec un éventuel futur licenciement chez Proman, entreprise où le PDG « est convaincu que le personnel constitue une véritable richesse ». Qu’a bien pu faire de répréhensible en 9 jours, ce délégué syndical ?[…]

Près de 85 % des salariés ont un contrat à durée indéterminée (CDI), mais catastrophe ! 70 % des embauches actuelles se font en contrat à durée déterminée (CDD) de moins d’un mois. 12,3 % du total des salariés ont un emploi précaire, soit plus de trois millions. En Europe, la France est un des pays où l’on enregistre le moins de conversion de CDD en CDI : 21 %, contre 37 % en moyenne européenne. Selon l’OCDE, la France est le pays ayant la plus grande différence de protection entre les salariés en CDD et ceux en CDI, bien sûr au détriment des CDD. Le modèle français de protection sociale est du domaine de la légende, en tout cas tout est fait pour le dégrader ; il n’était qu’à entendre en 2016 les promesses de réduction d’effectifs promis par nombre de candidats au poste de président.

Ces dernières années, la progression du chômage a frappé principalement les classes populaires : en 2013, 11 % d’ouvriers qualifiés, 20,6 % d’ouvriers non qualifiés. 3,9 % de cadres. Près de trois millions de salariés sont considérés comme des employés non qualifiés, travaillant dans le commerce (vente, caissier-ère), chez des particuliers, dans la fonction publique, comme concierge, dans le gardiennage, dans la préparation de commandes. Les métiers suivants peuvent être classés en ouvrier non spécialisé : l’entretien, le tri, les métiers de l’industrie, le manœuvre dans le BTP, l’agriculture.

Selon le Centre d’Etude de l’Emploi (et du Travail), « il y a désormais en France davantage d’employés que d’ouvriers et nombre de ces employés présentent des conditions de travail proches de celles des ouvriers non qualifiés ». On peut donc en déduire que les deux catégories (ouvriers et une bonne partie des employés) appartiennent à la même classe sociale, même si tous ne participent pas à une production ou à une transformation matérielle. Plus ils sont au bas de l’échelle sociale, plus ils contribuent à une forte plus-value de l’entreprise qui achète leurs heures de travail et leurs bras. Des sociologues comme Rosemary Crompton et Gareth Jones dans White-collar Proletariat ont abordé cette prolétarisation des employés OS, des ’prolétaires en col blanc’. Quelle grande différence entre un ouvrier sur une chaîne d’automobile ou dans un abattoir de poulets et un préparateur de commande pour un site internet ou un hangar logistique de supermarché ?

’Classes sociales’ est une expression très rarement entendue dans notre quotidien ; on lui préfère les vocables ’Français’, ’Peuple’ qui permettent de masquer la réalité de notre société. Les idées et les expressions dominantes d’une époque ne sont jamais que celle de la classe dominante.

C’est une lapalissade de dire que « les classes sociales n’ont jamais disparu. Bien au contraire, la crise a accentué les écarts entre les catégories socioprofessionnelles » (Peut-on lire sur un hors-série du magazine Alternatives économiques d’octobre 2014, ’Les pauvres décrochent’ par Louis Maurin). « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes », a écrit Karl Marx.

Quelles sont les catégories sociales les plus concernées par les contrats limités dans le temps, l’intérim, les stages souvent bidons, les contrats aidés qui débouchent sur le chômage ? Des statistiques existent :

 30 % d’ouvriers qualifiés,

 28 % d’ouvriers non qualifiés,

 10 % d’employés qualifiés,

 15 % d’employés non qualifiés.

Donc presque 85 % des salariés ayant un statut précaire sont des ouvriers ou des employés, alors que ces deux catégories sociales représentent en gros 50 % des actifs. Ces deux catégories de salariés, cette classe sociale productrice de nos richesses est la plus précarisée et la plus pauvre.

Interdire l’intérim

Le fondateur d’un des plus grands groupes mondiaux d’intérim aurait déclaré : « Qui nous qualifie encore de négriers ? ». Moi ! J’affirme que le travail temporaire est une forme moderne d’esclavage. Avec son développement, ses excès, son usage abusif, les contraintes imposées à nombre d’ouvriers et d’employés, la vente de travailleurs à des entreprises ou des particuliers ; tout cela s’apparente à une situation d’esclavage, même si les personnes perçoivent un salaire. Selon l’Organisation internationale contre l’esclavage, « les formes d’esclavage changent avec le temps, avec les conditions et en fonction des besoins économiques. Par rapport au passé, la notion de propriété n’est plus centrale à une définition de l’esclavage qui peut donc être une condition temporaire, et c’est même souhaité par les diktats de l’économie moderne, car les frais de logement et de nourriture sont moindres ». Quelle différence entre un négociant des siècles passés qui vend sur un marché un homme ou une femme à un prix qui varie en fonction de son âge, son physique, sa santé, sa force, et une agence d’intérim qui vend à des entreprises des travailleurs à un prix qui varie en fonction de la compétence de la personne, de la rareté de son métier, de sa force, de sa capacité à accepter tout ce qui pourra être exigé d’elle ou de lui.

On constate deux dénominateurs communs à toute situation d’esclavage :

Première condition, l’esclave est une ou un travailleur contraint au service d’un maître, d’un groupe social, d’une entité économique. Au 19E siècle, K. Marx et F. Engels pouvaient écrire que « les ouvriers, contraints à se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre » et ajouter que des masses d’ouvriers sont « les esclaves du capitalisme, de la machine, du contremaître ». Même idée chez Hannah Arendt (Philosophe allemande ayant fui le nazisme) : « La nouvelle classe laborieuse, vivant au jour le jour, était directement soumise à l’esclavage », avec pour seul objectif « de survivre au jour le jour ». Gilles Gauvin nous parle de « la misère qui conduit des millions de personnes à travailler dans des conditions assimilables à l’esclavage ».

Pourtant, l’extrême exploitation des travailleurs ne suffit pas à faire de ces forçats du travail des esclaves, et à mon sens, les auteurs cités ci-dessus utilisent le vocable ’esclavage’ pour appuyer leurs propos ; c’est plus une comparaison qu’une affirmation.

Deuxième condition pour que la situation d’esclavage soit reconnue : la ou le travailleur est l’objet d’une transaction qui peut prendre diverses formes. Tout esclave a été volé, vendu ou acheté, même les prisonniers de guerre devenus esclaves ont été l’objet d’une transaction, parfois un paiement octroyé aux combattants vainqueurs. De tout temps et jusqu’à aujourd’hui, l’esclave a été le produit d’un commerce : en Grèce antique, des marchands vendaient des prisonniers à des acheteurs qui eux-mêmes revendaient leurs ’marchandises’ ; à l’époque romaine, des pirates en Méditerranée vendaient leurs captifs ; la servitude pour dette est aussi un acte commercial : ’tu travailles en paiement de l’argent que tu me dois’, et ce mode d’esclavage existe toujours en Afrique, en Indonésie et d’autres pays d’Asie du Sud. Le trafic d’esclave qui a duré quatre siècles entre l’Afrique et les Amériques ne fut qu’un vaste commerce entre des capteurs africains, des négriers européens et des exploitants de plantations ; les esclaves pouvaient être loués ; l’esclavage avait ses marchés, lieux de commerce sur des places, comme à Rome ou à Alger ; l’esclave a un prix en fonction de son âge, de son sexe, de son aspect physique, de ses compétences, et la hausse du prix des esclaves a une incidence sur le prix de vente des produits.

L’expression ’esclavage moderne’ convient bien à l’intérim, elle définit le choix du capitalisme de la forme la plus intéressante de mettre au travail des femmes et des hommes. De tout temps, esclavage a été synonyme de travail ; et que le travailleur appartienne ou pas à son maître est secondaire. La preuve, s’il n’est plus capable d’assurer une production, l’esclave n’a plus d’intérêt pour son maître ; il perd toute valeur et peut terminer en déchetterie ; de nos jours, sur les bateaux de croisière, lorsqu’un Indien a un grave accident, il est immédiatement renvoyé dans son pays ; sans soin ni pension, il devient une charge à vie pour sa famille, comme l’a montré l’émission Thalassa du 20 janvier 2017 sur France 3. Même chose pour un intérimaire handicapé du dos qui disparait des fichiers des agences recrutant des manœuvres.

Dans son ’Programme des activités sectorielles’ de 2011, l’Organisation Internationale du Travail, organisme pour le moins modéré, fait une plaidoirie contre l’intérim. L’OIT énumère les conséquences de l’activité des agences privées d’emploi : « pressions à la baisse sur les salaires, détérioration des droits des travailleurs, affaiblissement du dialogue social et de la protection sociale, accroissement de l’insécurité et de l’instabilité de l’emploi en général ». Il est aussi question « des abus et de l’exploitation des travailleurs, d’affaiblissement de l’emploi régulier ». Cet organisme international (dont nous avons pourtant souligné le manque de vigueur dans la défense des travailleurs) affirme : « La question fait débat dans plusieurs pays qui se sont demandés s’il n’y aurait pas lieu d’interdire purement et simplement l’activité des agences  ». Rappelons que la Convention n° 96 mise en œuvre en 1951 portait « sur l’abolition progressive des agences à but lucratif ». Soixante-cinq années plus tard, certains membres de l’OIT remettent en cause ces ’bureaux de placement payant à fin lucrative’.

Pour Industriall Global Union, « le travail intérimaire n’est pas une fatalité. En faisant preuve de fermeté et en usant de leur force collective, les syndicats peuvent endiguer le travail temporaire à l’échelon local, national et mondial […]. C’est ainsi que le travail intérimaire pourra être éliminé de l’industrie ».Ce syndicat appelle donc les gouvernements à « stopper l’expansion massive du travail temporaire, à garantir aux travailleurs intérimaires l’accès à un emploi permanent et direct, […] interdire les relations d’emploi déguisés qui dissimulent l’emploi réel ». Il invite les organisations nationales à montrer à leurs gouvernants le réel coût de l’intérim pour les salariés et la collectivité et lance l’appel ’STOP au travail précaire’, ce que nous pouvons traduire par ’interdiction de l’intérim’.

Interdire l’intérim est aussi une mesure réformiste qui peut allègrement se concevoir dans le système capitaliste ; elle ne remet pas du tout en question le fonctionnement des entreprises, le choix de leur production, leur gestion pyramidale, la relation de subordination dans le travail. L’interdiction de l’intérim était même dans le Programme commun de la gauche lors des élections de 1981. Cette mesure peut être prise par un gouvernement humaniste qui veut rétablir un équilibre moins défavorable aux salariés, un gouvernement qui ne se laissera pas amadouer par le lobby de la profession, et qui saura se défendre face à une inévitable campagne d’une presse (journaux, TV, radios) coupée du monde des travailleurs ou appartenant à de grands groupes industriels.

INTERIM, L’ESCLAVAGE MODERNE ?

Format 15x21 cm

391 pages

ISBN : 9782951223936

A commander aux Editions d’Anglon 735, route de Jarcieu 26210 Lapeyrouse France

Prix : 18 € plus 4,80 € de port, soit 22,80 €.

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Inconnu

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