Une crise profonde s’est ouverte au Mali depuis janvier dernier. Au Nord, l’offensive victorieuse des Touaregs du MNLA [1] (voir encadré) a soustrait plus de la moitié du territoire du pays au contrôle de l’Etat malien.
Par rebond, l’instabilité dormante du régime de Amadou Toumani Touré, le chouchou de la France, s’est révélé par le coup d’Etat qui l’a évincé du pouvoir. Depuis lors, la France, ancienne puissance coloniale, n’a eu de cesse de déployer tous ses efforts, de façon officielle ou officieuse, afin d’essayer de résoudre la crise en un sens favorable à ses intérêts. Mais la France n’est pas seule, et les autres puissances impérialistes (Etats-Unis, Italie, etc.) cherchent eux aussi à défendre leur position en posant leurs conditions à l’ingérence française. Cependant, les préparatifs de l’intervention militaire que Paris voudrait placer sous l’égide de l’ONU et faire voter le 10 décembre au Conseil de Sécurité vont bon train : l’instabilité du pays, conséquence de la politique impérialiste des dernières années et plus récemment de l’agression contre la Libye de Khadafi obligeraient la France à recourir à nouveau à la politique de la canonnière (en plein désert cette fois), afin d’assurer plus fermement son contrôle non seulement sur le Nord-Mali mais plus largement sur l’ensemble d’un pays regorgeant de richesse et, indirectement, sur l’ensemble de son pré-carré en Afrique de l’Ouest.
Un point sur la situation depuis un an
La crise ouverte il y a bientôt un an au Nord du Mali est souvent présentée comme un casse-tête inextricable. Début 2012, le MNLA lance une offensive pour la conquête de la partie malienne du territoire revendiqué historiquement par la rébellion touarègue, l’Azawad (voir carte). Le rapport de force est alors favorable aux nationalistes, qui ont pu grossir leurs rangs de nombreux combattants et améliorer leur équipement du fait du retour au pays des soldats touaregs des « légions arabes » de Kadhafi. En trois mois à peine, l’ensemble du Nord Mali est conquis et un cessez le feu est décrété par le MNLA le 5 avril, suivi d’une déclaration d’indépendance (rejetée unanimement par la « communauté internationale ») le 6.
L’organisation nationaliste se fait cependant rapidement dépasser sur le terrain, aussi bien par Ansar Dine, censée initialement être son alliée -quoiqu’elle revendique un État malien islamique conservant ses frontières actuelles, et non un Azawad laïc et indépendant comme le demande le MNLA- que par les islamistes de AQMI et du MUJAO [2]. En juillet dernier, les nationalistes touaregs se retirent même du combat, respectant en cela l’injonction de l’ONU.
Cette conquête foudroyante s’explique par la déliquescence profonde de l’Etat malien ces dernières années, dont l’intervention impérialiste en Libye, dirigée par la France et la Grande-Bretagne, a constitué un profond accélérateur, un contrecoup que ni Paris ni les autres capitales impérialistes n’avaient calculé. Kadhafi, qui a en son temps rendu de loyaux services à l’impérialisme, ouvrant notamment en grand son économie au début des années 2000, était en effet un stabilisateur pour la région. Son renversement ouvrait ainsi une phase de recomposition qui n’a pas peu à voir avec les nécessités de redéploiement du capital impérialiste du fait de la crise.
Au Mali, une deuxième temporalité s’est cependant imposée au conflit après la conquête du Nord du pays. A Bamako, le gouvernement de Amadou Toumani Touré (ATT), « démocrate » chéri de la communauté internationale pour avoir réussi à détourner la poussée ouvrière et populaire qui a mis fin au régime du dictateur Moussa Traoré en 1991, a été renversé par un coup d’État le 22 mars dernier. La Junte militaire arrivée alors au pouvoir revendiquait notamment une gestion bien plus ferme de la lutte contre la rébellion, dans le cadre d’une rhétorique nationaliste malienne défendant l’intégrité du territoire. Accusant ATT de haute trahison et de malversations financières, la Junte convoque une conférence nationale et assure début avril qu’elle cèdera ensuite le pouvoir. La chute de son allié est néanmoins un sérieux revers pour la France, qui organise immédiatement un embargo complet sur le Mali via ses États vassaux de la CEDEAO (Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest). Cette stratégie de pression lui permet de faire réintégrer progressivement une fraction importante des caciques du régime d’ATT au sein de l’État malien, jusqu’à la formation d’un gouvernement d’union nationale qui lui est acquis en août dernier. Cette recomposition de la mainmise impérialiste sur le Mali est alors saluée en France par tous les médias bourgeois [3]. Elle permet au gouvernement Hollande de se lancer dans les préparatifs d’une intervention militaire dont le nouveau président Dioncounda Traoré ainsi que ces ministres se feront désormais les porte-voix locaux, l’enjeu étant de réimposer l’ordre nécessaire à la bonne marche de l’exploitation capitaliste sur tout le territoire.
La France à la manoeuvre pour monter une intervention militaire
La chute du président ATT a donc été un point d’inflexion de la politique française pour la France, principale puissance impérialiste de la zone. Auparavant, l’Hexagone n’avait réagi que mollement, certainement du fait de la campagne électorale en cours et des restrictions qu’elle imposait à la politique étrangère de la bourgeoisie. De même, François Hollande aurait eu du mal à tenir la mascarade de la « présidence normale » s’il avait commencé son mandat par le bombardement d’un pays du pré-carré africain de Paris [4].
Mais ce sont surtout les réticences de ses concurrents impérialistes qui freinent son plan de reconquête, à commencer par les Etats-Unis. Le chef de l’Africom, la structure militaire américaine dédié au continent africain, a d’ailleurs plaidé fin septembre pour « une solution politique et diplomatique » et non militaire, cette dernière étant selon lui compromise par la faiblesse du nouveau gouvernement malien. L’opposition américaine au plan français est bien sûr la plus décisive, et constitue un moyen de peser sur le partage impérialiste de la région, alors que les lignes bougent depuis la chute de Kadhafi. L’italien Romano Prodi, reconverti envoyé spécial de l’ONU pour le Sahel, affirmait il y a dix jours qu’aucune intervention militaire ne serait possible avant...septembre 2013, alors que la France voudrait une mise en place rapide du corps expéditionnaire chargé de reprendre le contrôle du Nord du pays. Quant au Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki Moon, il déclarait jeudi 29 novembre que le moment n’était pas venu pour une option militaire qui pourrait apporter plus de problèmes que de solutions, et privilégiait le « dialogue ». Il va de soi qu’il n’y aura pas de « dialogue », en tous cas pas avec la masse des Nord Maliens opprimés, ni avec les travailleurs et les jeunes du reste de la région. Mais l’intervention voulue par la France lui permettrait de conforter sa main-mise sur l’Afrique de l’Ouest, ce que ne souhaitent pas ses partenaires et concurrents impérialistes.
Trois mois d’activisme français, de l’UE à l’ONU en passant par la CEDEAO, avaient permis début novembre d’obtenir que les Nations Unies demandent aux chefs d’Etats d’Afrique de l’Ouest -acquis à la France- la préparation d’un plan d’intervention, en vue de la délivrance d’un mandat. Le plan de la CEDEAO, qui sera discuté le 10 décembre prochain et qui vient donc d’être sérieusement remis en question par de nombreuses oppositions ces derniers jours, comprend l’envoi de 3300 hommes issus des armées du Tchad, du Burkina, de la Mauritanie, de la Côte d’Ivoire, du Nigeria ou encore de l’Afrique du Sud, appuyés sur la mobilisation de 5000 Maliens. La France fournirait matériel, formation et renseignements, ainsi qu’une aide logistique et surtout financière. Il est intéressant de noter que les Etats-Unis eux-mêmes se sont proposé d’offrir un appui significatif en cas d’intervention, une manière d’annoncer que si la France emportait la décision, le champ ne lui serait de toutes manière pas libre.
Paris se trouve donc forcé de monter une coalition, sans réussir à emporter la décision pour le moment. Le Nord Mali recouvre en effet un faisceau d’intérêts multiples. Aujourd’hui, certains secteurs de la bourgeoisie française cherchent à y redéployer leurs intérêts, du fait des difficultés qu’ils rencontrent dans la cadre de la crise. Mais le capitalisme français, en perte de vitesse, est aussi concurrencé dans son propre pré-carré. Par les États-Unis en premier lieu, qui ont développé dans la dernière période leur dispositif militaire sur le continent, montant l’Africom et signant des accords avec la Mauritanie ou encore le Burkina. Washington aspire manifestement à jouer un nouveau rôle en Afrique de l’Ouest et dans le Golfe de Guinée. La France se trouve aussi en face de l’Allemagne, de la Grande Bretagne et de l’Italie, alors que la Chine cherche à y sécuriser des points d’approvisionnement en matières premières. La Russie aussi cherche à garder un oeil sur la région. C’est du fait de cet imbroglio d’intérêts géostratégiques que personne ne veut laisser la France lancer seule une intervention.
La France a donc du manoeuvrer à grand renfort de pression et de négociation dans cette crise. Pression sur les États du continent d’abord, et notamment ceux du pré carré ouest-africain. Pour ne pas trop s’exposer et éviter une nouvelle montée de tension à Bamako, l’impérialisme français avait en effet décidé de donner à son intervention un visage africain. Boni Yayi, président du Bénin et actuel président de l’UA, a donc été poussé à s’adresser lui même à l’ONU pour demander une intervention, tandis que Jean-Félix Paganon, ambassadeur français au Sahel, forçait le nouveau gouvernement malien à faire avaliser cette demande à la CEDEAO. Plus tôt, l’ivoirien Alassane Ouattara, installé à la tête de son pays par une autre intervention militaire de la France au printemps 2011, avait été positionné à la tête de cette institution. Pour s’assurer du ralliement de tous les États ouest-africains, les deux ministres de Hollande Laurent Fabius et Pascal Canfin [5] étaient fin juillet en tournée sur le continent, rencontrant personnellement Idriss Deby - qui sera reçu le 5 décembre par Hollande - pour le Tchad et Blaise Compaoré pour le Burkina Faso [6]. C’est ce dernier qui facilite aujourd’hui les négociations entre Bamako, Ansar Dine et le MNLA sous l’égide de l’ONU.
Les manoeuvres préparatoires de la France ont en outre pris, comme à l’accoutumée, des voies extra-diplomatiques. Dès le 23 septembre, Le Figaro annonçait le déploiement d’une centaine d’hommes des forces spéciales au Sahel pour commencer à former des troupes en vue d’une intervention, la même tactique que celle employée en Libye et qui, on s’en souvient, avait été révélée du fait de la capture de plusieurs agents français avant même l’intervention. Des troupes au sol ont été positionnées en Mauritanie et au Burkina, d’autres étant entrainées en Guinée. Par ailleurs, la France a fait bloquer - via la CEDEAO - des cargaisons importantes d’armes destinées à l’armée malienne dans les ports de Dakar, d’Abidjan et de Conakry cet été, de même que des avions Soukoïs dans certains ports européens [7]. Tant que le gouvernement de Bamako ne lui était pas complètement acquis, l’ancienne métropole ne souhaitait pas mettre l’armée malienne en position de contre-attaquer.
Quant aux négociations, elles étaient rendues nécessaires par l’intérêt d’autres impérialismes pour la région, ainsi que par l’influence que possède l’Algérie à l’échelle locale. Alger reste jusqu’aujourd’hui opposé à l’intervention armée avalisée par l’ONU, défendant une « solution négociée » avec toutes les parties, et cherchant à appuyer sa position sur celle des États-Unis. C’est ainsi que l’on voit depuis plusieurs semaines s’opérer un jeu d’influences réciproques des puissances étrangères sur les groupes présents au Nord Mali. Tandis que Bamako, sous la pression de la France, cherche à faire du MNLA et d’Ansar Dine les seuls interlocuteurs légitimes, en séparant Ansar Dine des deux autres groupes islamistes AQMI et le MUJAO [8], l’Algérie ou encore le Qatar semblent mettre une pression pour qu’Ansar Dine ne rompe pas les liens avec ses « frères d’Islam », selon l’expression de Iyad Ag Ghali lui-même.
S’opposer au plan français, c’est pour l’Algérie s’opposer au positionnement de troupes impérialistes à sa frontière Sud, de même que tenter d’éviter une contagion de l’instabilité sur son propre territoire. La sale guerre menée par les généraux algériens contre la population entre 1991 et 2001 est en outre un facteur explicatif de la présence islamiste actuelle au Nord Mali. AQMI comme le MUJAO sont ainsi des surgeons du GIA, groupe islamiste algérien qui s’est développé pendant la guerre civile, via l’éphémère GSPC [9]. Alger ne veut donc pas voir revenir sur son territoire ces groupes que la sécurité militaire algérienne a pu néanmoins instrumentaliser ou qu’elle instrumentalise encore.
Le peu de contrôle de l’État malien sur la partie Nord de son territoire a en outre permis à l’Algérie de renforcer son contrôle sur le Sahel ces dernières années, et le pays lorgne depuis longtemps déjà sur la région de Kidal, région malienne qui la jouxte et dont les sols sont riches en uranium. C’est certainement pour cela qu’Alger s’est depuis quelques mois rapproché d’Ansar Dine et de son chef Iyad Ag Ghali, maître de Kidal. Dans sa déclaration du 15 novembre dernier, ce dernier reprend l’appel à une « solution négociée », et insiste sur les risques auxquels l’Algérie serait soumise du fait de l’intervention : afflux de réfugiés, pénétration terroriste, possible combats sur son sol. Le quotidien algérien Le Matin, qui relate ses propos, rend aussi compte de la déclaration martiale de Mourad Medelci, ministre algérien des Affaires étrangères : en cas d’intervention, le pays prendra toutes « les mesures appropriées (...) pour assurer la protection maximale des frontières ». Alger ne cesse par ailleurs de répéter qu’elle se doit de protéger les « populations algériennes de Kidal », une manière de s’appuyer sur la double nationalité de nombreux habitants de la région pour se déclarer partie prenante de tout ce qui s’y passe.
L’oeil d’Alger sur Kidal nous introduit à une compréhension plus profonde de la crise malienne. Pourquoi un tel intérêt pour une région décrite unanimement comme un désert ? Sous le voile de la lutte contre le terrorisme - terme dont l’emploi est d’ailleurs plus que fluctuant, Ansar Dine étant par exemple en train de basculer du côté de « l’opposition malienne reconnue » dans les médias, après avoir été longuement diabolisée - il faut à présent découvrir les enjeux économiques et géopolitiques du conflit.
Les enjeux économiques et géopolitiques du conflit
On a déjà parlé de la région du Kidal, et de ses gisements d’uranium convoités par l’Algérie. La France est comme on sait l’acteur principal de ce secteur dans la région, avec la présence du géant Areva au Niger. François Hollande a d’ailleurs dû récemment venir à la rescousse de la société après que les autorités de ce pays ont demandé la renégociation des contrats d’exploitation, dénonçant la faible contribution du secteur aux recettes publiques (5% seulement) et un nouveau montage juridique permettant à Areva d’échapper à l’imposition locale. Cela alors que la mine géante d’Imouraren, projet françafricain pharaonique, sera mise en exploitation l’an prochain. A la sortie de son entretien à l’Élysée, le président Issoufou ne parlait plus de ses velléités de repartage de la rente de l’uranium, et soulignait son soutien sans faille à l’intervention au Nord Mali : « Sur le Mali, il y a donc une parfaite identité de vues entre le Président François Hollande et moi » [10].
L’exploration pétrolière va aussi croissante au Nord Mali, des permis ayant été confiés à la société italienne ENI ainsi qu’à l’algérienne Sipex pour une zone située au nord de Tombouctou. Le bassin de Taoudéni, qui chevauche la Mauritanie, l’Algérie et le Nord Mali, a été ouvert le 6 janvier dernier à Total ainsi qu’au groupe angolais Petroplus. D’une manière générale, il a été établi par l’Autorité (malienne) pour la recherche pétrolière (AUREP) qu’une superficie de 850 000 km² située dans la région pourrait receler du pétrole et du gaz naturel [11]. Pour de nombreux observateurs, c’est ce qui explique l’intérêt du Qatar pour le conflit et son soutien aux islamistes d’AQMI.
Un gisement de 35 000 tonnes de gypse, minerai entrant dans la composition du ciment, a par ailleurs été découvert dans la région de Tombouctou. Cette dernière reposerait aussi sur l’une des plus grandes réserves d’eau du monde. C’est enfin les ressources aurifère du Nord Mali que convoitent les capitalistes. Troisième producteur d’or africain après l’Afrique du sud et la Ghana, le pays possède pour l’instant 9 mines, toutes situées au sud. Ce secteur, qui a explosé en volume dans les années 2000, constitue un véritable symbole de la domination néocoloniale subie par le Mali : alors que les mineurs subissent une surexploitation effroyable, seule une part infime du minerai extrait est déclaré et donc soumis à l’impôt [12].
Tous ces exemples témoignent de la situation actuelle du Nord Mali, dont le potentiel économique est de plus en plus certain, mais où le retard historique d’investissement de même que l’insécurité actuelle font obstacle à une exploitation « normale » pour l’impérialisme. La construction du barrage de Taoussa sur le fleuve Niger a commencé en 2010, avec pour horizon l’ouverture d’une zone cultivable supplémentaire de 139 000 hectares. Le projet - aujourd’hui à l’arrêt - constitue l’une des premières avancées en termes d’infrastructure pour une région historiquement sous dotée. Comprendre la crise en cours et le redéploiement impérialiste projeté au premier chef par la France, c’est donc envisager ce « retard » dans l’exploitation des richesses du Nord Mali.
Pour la coalition impérialiste menée par la France, l’intervention militaire doit donc permettre de faire tout le contraire. Il s’agit d’installer un climat de sécurité propice aux investissements et à la valorisation capitaliste du Nord Mali. C’est ce dont témoigne l’immense projet de ferme solaire au Sahara, dont une part importante pourrait être installée dans la région. Le « plan solaire méditerranéen » lancé sous Sarkozy a ainsi commencé à se matérialiser avec la création de deux consortium, l’un allemand (Desertec) et l’autre français (Medgrid, qui fédère une bonne partie du capitalisme énergétique français : Areva, Alsthom, EDF, GDF Suez, Saint-Gobin, AFD...). Ce projet hautement stratégique de 400 milliards de dollars est aujourd’hui bloqué pour des raisons politiques et sécuritaires. Difficile d’être plus clair que ce spécialiste américain du renseignement, engagé par Desertec : « l’Europe a besoin d’alternatives à l’énergie russe et l’Afrique du Nord est un bon endroit pour chercher car, contrairement à son rapport avec la Russie, le rapport de puissance qu’a l’Europe avec l’Afrique du Nord est positif. En d’autres mots, si le Mali emmerde les fermes solaires, l’Europe peut démolir le Mali. Cela dit, le projet n’irait pas sans poser des problèmes de sécurité. Il faut encore s’entendre avec toutes sortes de tribus berbères et les réfractaires d’Al Qaïda essayant de couper les lignes électriques. Ce projet exigerait donc de l’Europe le développement d’une infrastructure de sécurité compétente pour intervenir en profondeur en Afrique du Nord » [13]. L’intervention qui se prépare pourrait alors bien poser les premiers jalons de cette « infrastructure »...
A bas l’intervention impérialiste !
Le sous-développement du Nord Mali, y compris par rapport au reste du pays, la domination de Bamako et de sa bourgeoisie comprador sur le Nord, voilà les bases légitimes du sentiment de révolte chez les populations de l’Azawad. Aujourd’hui, alors que le redéploiement impérialiste en cours pourrait chercher à mettre en exploitation une certaine proportion du potentiel économique du Nord Mali, la lutte nationale pour l’indépendance politique et contre le pillage de ces richesses est profondément légitime. Le capital français voit en son ancien empire africain un lieu refuge, exactement comme ce fut le cas dans les années 1930. Ces appétits impérialistes n’ont rien à offrir aux peuples d’Afrique.
Les revendications portées aujourd’hui par le nationalisme Nord malien sont inscrites dans l’histoire même de la construction du Soudan colonial français puis du Mali contemporain. La domination politique de l’impérialisme s’est en effet construite à partir du sud du Mali actuel, ce qui a résulté en la mise en place de rapports inégaux entre les deux parties du pays, les populations nomades du Nord restant méprisées, dominées par Bamako et tenues à l’écart des maigres avantages de la décolonisation. Aujourd’hui encore, le Nord ne représente que 2% du PIB malien. C’est pour cela qu’il faut défendre le droit à l’autodétermination du peuple touareg. Mais il faut aussi refuser toute instrumentalisation de cette cause par l’impérialisme [14], qui pourrait potentiellement profiter de la mise en place d’une autonomie régionale fantoche, contrôlée par une minorité comprador d’anciens rebelles, pour pouvoir ensuite exploiter sans heurts les richesses de la région. Les dirigeants des précédentes rébellions touarègues ont ainsi tous été achetés et intégrés dans l’armée et l’administration malienne quand ils n’étaient pas assassinés. On ne peut concevoir réellement d’Azawad réellement indépendant sans un Sahel socialiste, dont le potentiel économique sera valorisé sous le contrôle des travailleurs des villes et des campagnes et de la population pauvre de l’Azawad, dans le cadre d’une Fédération des Républiques Socialistes d’Afrique de l’Ouest.
Voilà donc quatre mois que la diplomatie française s’agite pour déclencher la guerre au Nord Mali. Comme on l’a vu, sous couvert de lutte contre le terrorisme se cachent des intérêts bien compris, qui consistent en la mise en exploitation de richesses nouvelles mais aussi en la restauration de l’ordre capitaliste compromis depuis plusieurs mois au Mali. Outre la lutte nationale au Nord, il faut savoir que le renversement d’ATT a eu lieu dans un contexte de forte insubordination sociale dans tous les secteurs de la société malienne, bien au delà des quelques manifestations qui ont eu lieu à Bamako contre l’intervention [15]. En juin dernier, les mines d’or étaient bloquées par un important mouvement de grève. Début septembre, c’était au tour des travailleurs de l’aéroport de Bamako de se mobiliser, suivis des enseignants du supérieur, l’un des secteurs les plus combatifs du pays ces dernières années. Fin octobre, les éboueurs de Bamako entamaient un conflit qui ne semble pas encore résolu. C’est aussi à cette montée ouvrière et populaire que l’intervention armée est censée mettre fin, car elle entame la rentabilité du capital au Mali. Le mouvement ouvrier du Sud, s’il se fixait comme objectif de défendre les intérêts historiques des travailleurs et des jeunes du pays, en défendant le droit des populations de l’Azawad à l’autonomie, aurait en effet la force de s’opposer à l’intervention impérialiste - une responsabilité qui est aussi et avant tout celle du mouvement ouvrier, populaire et étudiant français !
30/11/2012
Luttes nationales touarègues au Nord Mali
un retour historique
Loïc Guillaume
Depuis le Moyen-âge, comme en attestent les témoignages des explorateurs arabes, les Touaregs sont implantés au Sahara. Nomades, l’essentiel de leur économie repose sur l’exploitation de leurs troupeaux, et s’inscrivait dans la période précoloniale dans les circuits marchands denses qui caractérisaient le Sahara. Il serait faux par ailleurs d’avoir une vision homogénéisante du peuple touareg. Ce dernier est divisé en « tribus », elles-mêmes traversées de clivages sociaux et dominées par une aristocratie.
Résistances à la colonisation française
Lors de la colonisation française, ils se sont opposés au projet impérialiste, qui remettait en cause leur rôle d’intermédiaires de traite. Organisés dans leurs attaques, ils exterminent la mission du Colonel Flatters en 1881 [16]. Cet événement a de vifs retentissements en France mais les colons parviennent à la conquête militaire du territoire, avec comme point d’orgue la prise de Tombouctou en 1884. Soumis tardivement, peu nombreux et moins intégrés aux nouveaux circuits économiques, les Touaregs sont tenus à l’écart de la construction de l’Etat colonial du Soudan français, actuel Mali. En 1960, à l’indépendance, ce sont ainsi les Maliens du sud qui fourniront l’essentiel du personnel du nouvel Etat indépendant, poursuivant en cela la domination spécifique subie par les populations du Nord Mali. Cette marginalisation leur offre néanmoins la possibilité d’échapper partiellement au contrôle de l’appareil d’Etat : au Nord, l’impôt est difficile à récolter, et c’est le Sud qui fournit l’essentiel de la main d’oeuvre salariée tout comme les soldats qui participèrent aux deux guerres mondiales pour le compte de l’armée française. En 1958, des chefs touaregs adressent une lettre au Général de Gaulle pour demander l’indépendance du territoire au même titre que les autres colonies. Mais deux ans plus tard, le Soudan français accède à son indépendance sous le nom de Mali et le peuple Touareg est finalement réparti en cinq pays : le Burkina Faso, le Niger, l’Algérie, la Libye et le Mali.
Rébellion de 63
Au Mali, un événement qualifié d’anecdotique par certains, déclenche la rébellion de 1963. Deux jeunes Touaregs volent à des goumiers [17] endormis leurs chameaux et leurs armes. Les autorités maliennes envoient des soldats formés à l’armée coloniale et encadrés par des lieutenants qui ont combattu en Indochine ou en Algérie. Les puits sont systématiquement empoisonnés, le bétail abattu, les civils massacrés sans distinction, dans le cadre d’une stratégie de terreur et d’humiliation [18]. Malgré la généralisation de la rébellion que provoque cette répression brutale, les Touaregs sont vaincus en 1964. L’impérialisme français, tout en combattant sur le fond les revendications de cette minorité dominée, y a aussi probablement vu un moyen de maintenir la pression sur le régime de Modibo Keita, qui avait des velléités de renégociation de la tutelle impérialiste.
L’abattage méthodique de bétail et l’empoisonnement des puits laissent la région dans une situation d’extrême précarité, provoquant l’exil de nombreux Touaregs. Dans ce contexte arrive la grande sécheresse de 73-74, qui s’ajoute à la fragilisation de l’économie pastorale touarègue par des politiques de sédentarisation pour la mise en valeur agricole. L’« aide » internationale systématiquement détournée par les autorités locales alimentent le sentiment d’injustice et provoquent une nouvelle vague d’exil. En 1980 le colonel Kadhafi leur ouvre les portes de ses camps d’entrainements militaires. Beaucoup de jeunes maliens, nigériens et burkinabais s’y rendent. En 1984, une nouvelle sécheresse amplifie le mouvement de migration.
Rébellion de 90
Elle commence au Niger, en révolte contre le pillage des ressources organisé notamment par Areva [19]. En 1990, le gouvernement nigérien rapatrie dix-huit mille réfugiés économiques qui vivent dans des camps à la frontière algérienne. Les exilés politiques sont également rapatriés de Libye. Un projet de réintégration des Touaregs est financé par des fonds internationaux [20]. Ces fonds sont détournés et provoquent des manifestations de protestation. Les représailles militaires qui s’ensuivent déclenchent la rébellion. L’insurrection se propage rapidement au Mali où sont aussi de retour des exilés de Libye. A ce moment-là , la revendication n’est pas l’indépendance mais l’intégration. La rébellion débute par l’attaque de la garnison et de la prison de Menaka, qui déclenche de sanglantes représailles des militaires sur les civils. Une répression d’autant plus brutale que le régime de Moussa Traoré est alors affaibli par l’insubordination ouvrière et populaire qui touche le Sud Mali. Mais cette fois, face à des combattants mieux armés, organisés et déterminés, l’armée malienne ne parvient pas à calmer la révolte. Contrairement à la rébellion précédente les évènements sont médiatisés, et un an après un accord de paix [21] est signé, sous la pression de l’impérialisme qui souhaite le retour à l’ordre au Mali. Mais c’est après la signature de cet accord que les opérations militaires s’intensifient. L’armée malienne à l’aide de milices locales [22] met en place une répression meurtrière, provoquant l’exode dans les pays voisins. Une première vague de retours n’aura lieu qu’en 1997, après la cérémonie de la « flamme de la Paix [23] ».
Rébellion de 2012
Le renouveau du nationalisme touareg tient beaucoup à l’activisme de jeunes Nord-maliens partis étudier à Bamako, et qui y ont découvert les inégalités de développement qui caractérisent le Mali contemporain. Ils fondent des associations qui se politisent et se transforment en cellules de réflexions, organisant conférences et débats. En 2007, les différentes associations de jeunes Nordistes se réunissent au sein du collectif Afous-Afous [24]. Radicalisées, ces associations dénoncent la forme de l’Etat malien actuel, qui favorise le sous-développement du Nord, sans mettre en cause le mode de production capitaliste pourtant responsable de la situation. Des antennes du collectif sont créées au Maroc, en Libye et en Egypte. Ces jeunes dénoncent les stratégies du gouvernement visant à diviser les différentes communautés du Nord, et font de l’unité leur principale devise. Ils analysent la passivité de l’Etat Malien face à l’installation d’AQMI depuis 2003 dans le Nord-Mali, qui permet d’entretenir un chaos fonctionnel aux intérêts impérialistes et algériens, et facilite le détournement de l’« aide » par les autorités maliennes. Pour preuve, ceci n’empêche pas le gouvernement de conclure des contrats pour l’exploration et la recherche des ressources minières du Nord.
En 2010, ces collectifs fusionnent pour créer le Mouvement National de l’Azawad (MNA). La répression est immédiate : le jour même de la déclaration du MNA, ses réunions sont interdites et le président et un membre sont arrêtés par les autorités maliennes et détenus arbitrairement pendant 16 jours. Ils subissent des tortures et des interrogatoires. Le MNA avance alors vers la lutte armée. Le 17 octobre 2011, un congrès a lieu à Zakak et réunit une délégation du MNA, ainsi que des notables jusqu’ici restés dans l’ombre, des chefs coutumiers et religieux, l’Alliance démocratique pour le changement du 23 Mai [25] (ADC), le Mouvement Touareg Nord-Mali (MTNM) [26] et des militaires Touaregs qui travaillaient pour l’armée de Kadhafi et qui reviennent au pays suite à l’intervention de l’OTAN en Libye. C’est la naissance du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA), front polyclassiste qui cherche à prendre la tête du mouvement national touareg. En son sein, l’aile plus radicale que constitue l’ancien MNA est marginalisée. Ces divisions internes au mouvement sont par ailleurs liées aux contradictions sociales qui traversent aujourd’hui le Nord-Mali.
Sa direction est composée d’éléments petits-bourgeois qui cherchent à renégocier leur position vis à vis de l’impérialisme, ce qui ouvre la voie à une énième vague de cooptation comme lors des précédentes rébellions. La défense des intérêts nationaux touaregs impliquerait cependant de rompre avec l’impérialisme. De même, le MNLA n’a jamais cherché à se lier aux travailleurs opprimés du reste du Mali. Ce nationalisme à courte vue ne lui permet pas de s’opposer matériellement à la racialisation du conflit, au-delà de sa propagande. Cette racialisation est en effet imposée par le régime, qui a encouragé les pogroms anti-touaregs à Bamako, et favorise une haine régionaliste qui transparaît dans la désignation permanente des Touaregs comme « bandits » au Sud. Mais la défaillance qui affaiblit la lutte nationale est aussi celle du mouvement social français : en France, quelle est l’organisation ouvrière ou étudiante qui a été capable de menacer le gouvernement de représailles (grèves, blocages, manifestations) si le Nord Mali était attaqué ?
Les premières attaques du MNLA se déroulent à Menaka en janvier 2012. L’offensive est une réussite et le Nord est sous contrôle dès les premiers jours d’avril. Mais le rapport de force tourne à la faveur des groupes islamistes et le MNLA est obligé de céder le terrain (voir le corps de l’article).
Actuellement, en plus des Touaregs du Sud, de nombreux habitants du Nord ont quitté le pays du fait des violences, et l’on estime à plus de 200000 [27] le nombre de réfugié-e-s au Niger, au Burkina Faso et en Mauritanie. Alors que le slogan nationaliste « Azawad bas inaz » (« l’Azawad n’est plus à vendre ») est encore repris majoritairement par les habitants du Nord, l’intervention impérialiste approche. Plus à vendre ? Des dirigeants du MNLA étaient pourtant la semaine passée au quai d’Orsay dans le cadre de négociations...
Loïc Guillaume
Source : http://www.ccr4.org/Ingerence-diplomatique-et-projet-d-intervention-militaire-de-la-France-au-Nord-Mali
01/12/12