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Immigrants aux USA : Les prisonniers de guerre économique, par Zo d’Axa (1902)

Immigrants aux USA : Les prisonniers de guerre économique, par Zo d’Axa (1902)
dimanche 9 mars 2008.

Claude Guillon

En août 1902, La Vie illustrée commence la publication d’une série d’articles de son « envoyé spécial », l’anarchiste en-dehors Zo d’Axa. « Ainsi que l’on peut s’en douter, note la rédaction, il a voyagé en homme que passionnent les problèmes modernes. Ces premières pages vécues traitent aujourd’hui la question brûlante l’émigration. » Zo d’Axa y décrit l’enfermement et les sélections humiliantes imposés aux candidats à l’immigration, dont les recalé(e)s sont traités en véritables prisonniers de guerre économique.

La revue Plein Chant a consacré à Zo d’Axa un beau numéro spécial, dans lequel on trouvera un reportage au Canada, chez les Doukhobors, tiré de La Vie illustrée (Plein Chant, printemps 2006, 20 euros, à Bessac, 16120 Châteauneuf-sur-Charente). Je reproduis ci-dessous un reportage en Amérique [1].

On peut lire dans la même rubrique (voir cartouche à droite) un autre texte de Zo d’Axa, intitulé « Petites filles ».

L’Amérique hospitalière

VUE DE DERRIERE

Sur son îlot, torche en main, éclairant le monde, face au large, la statue de la Liberté ne peut pas regarder l’Amérique. Ce pays jeune en profite pour lui jouer des tours pas drôles.

Les enfants de Jonathan s’amusent.

Tandis que la dame en bronze tournait le dos, ils ont bâti sur une île, la plus voisine, une belle maison de détention ! Ce n’est pas que ce soit de bon goût ; mais c’est massif, confortable : briques rouges et pierres de taille, des tourelles, et, sur la toiture centrale, deux énormes boules de bronze, posées comme des presses-paperasses, deux boulets plaisamment offerts pour les pieds de la Liberté.

Les Yankees sont gens d’humour - au moins s’ils le font exprès. Ce sont surtout gens d’affaires. Ils ont besoin d’émigrants ; ils les appellent ; mais ils les pèsent, les examinent, les trient et jettent le déchet à la mer. J’entends qu’ils rembarquent de force, après les avoir détenus, ceux qui ne valent pas 25 dollars...

A New-York un homme vaut tant - valeur marchande, argent liquide, chèques en banque. Un tel vaut mille livres sterling ! Master Jakson, qui ne valait plus rien â la suite de fâcheuses faillites, s’est relevé d’un bon coup : il vaut maintenant cent nulle dollars. La valeur n’attend que... le nombre des dollars. Un homme vaut tant ! Langage fleuri qui rappelle les jours fameux de la Traite. A présent il s’agit de traites - traites et lettres de change. Mais c’est toujours le marché. Un émigrant qui ne possède pas 25 dollars, 125 francs, est un suspect, un intrus, que la République idéale rejette pour cause de misère.

D’ailleurs il ne suffit pas d’avoir les 25 dollars. Dans la demeure hospitalière et grillagée où l’on pilote l’émigrant, celui-ci doit passer encore les récifs d’une inspection. J’ai vu de derrière la Liberté.

Ellis Island est le nom gracieux du castel où nous sommes reçus. Pas de façons, pas de manières - de bonnes manières surtout. Rude accueil.

Go on ! Go on !

Cela veut dire en français : Marche ! Ca se prononce comme Circulez ! du ton de nos brigades centrales.

Go on !

Sur la passerelle, les émigrants, encombrés : malles et ballots se bousculent, aiguillonnés par d’énergiques appels. Go on ! Bientôt pied à terre. Le pas incertain, habitués encore au roulis, ils zigzaguent sous le commandement des geôliers de l’îlot-prison. Go on ! Il faut se diriger vers la porte de l’édifice. Et rapidement. Go on ! Go on ! Chemin faisant, quelques cent mètres, pose-t-on une valise à terre, change-t-on d’épaule un bissac, les gardiens s’élancent, go on ! les poings levés, menaçants...

On se fait au plancher des vaches.

La grande salle où nous échouons, rappelle - aux lettrés - Mazas [2] : les murs blancs, les lourds piliers, le personnel sympathique. Un large escalier, devant nous, sur les marches duquel on se tasse, dans la hâte de savoir plus vite ce qui se passe au premier étage. L’escalier fait un coude, à droite. Un gardien est là , criant fort : on devine qu’il ordonne le silence. Il ordonne aussi d’enlever les chapeaux. La mode est de se découvrir. Non seulement le gardien meugle : mais voici qu’il joue du bâton, tapant les murs sonores, caressant le monde qui ne s’aligne pas... Le bâton parle américain. On comprend, on se faufile, on file - et l’on rit ! Master gardien, d’un coup qui a porté faux, vient de casser sa belle trique...

Au seuil du hall, un médecin passe la visite. Ca ne traîne pas. Ce praticien, au costume bizarre do tzigane de café concert, enlève son homme en trois temps : il plaque une main sur la tête, regarde les dents, retourne la paupière. A un autre ! Brutalement, doigts mal habiles, l’oculiste opère au jugé. Cet éborgneur patenté cherche la paupière et pointe l’orbite, arrache les cils... A qui le tour ?

L’homme de l’art me met le doigt dans l’oeil.

Je me recule. Il récidive. Rageusement il appuie. Ma main écarte la sienne. Il veut me reprendre, furieux, et comme, moi, je ne veux plus : - jeux de mains. Je fais connaissance avec le Gouverneur.

Suffit-il de ne pas se laisser faire ? Le Gouverneur est attentif. Un interprète lui redit les phrases courtes de,ma défense - et de ma plainte. Il sourit. Le docteur et moi nous sommes renvoyés dos à dos. Lui retourne à sa gymnastique ; moi je suis libre. L’incident a pour conséquence de m’éviter la filière. Je n’en suis content qu’à demi : je ne sais pas tout. Je reviendrai.

NAUFRAGEURS

Je suis revenu. Le bateau-ponton qui fait le service spécial entre New-York et Ellis-Island m’a ramené le surlendemain. J’ai pu le prendre sous le prétexte d’aller enlever mon bagage - laissé à propos sur l’île.

Une intelligence dans la place me permet de passer partout.

J’entre dans les cages où l’on boucle les émigrants. C’est ignoble. Voilà des hommes, des enfants, des femmes, qui n’ont commis aucun délit, et que la police du lieu traitera comme des prisonniers. Sont-ils prévenus d’avoir pensé que l’Amérique était pays libre ?

Des grillages partout. Des guichets. Des porte-clefs. Une atmosphère de maison centrale. Ici, c’est une femme qu’on toise, que l’on mensure... Signe particulier : est enceinte. On lui reproche d’être venue sans son mari.

Mais, par le bon Dieu, il est mort gémit-elle en son piémontais. Piètre excuse ! Elle explique en vain qu’elle vient rejoindre une de ses soeurs, établie dans le Dakota. Enceinte ! Sans le sou presque ! Son compte est bon. Celle-là n’ira pas plus loin. L’Amérique a peur d’un enfant qui peut devenir à sa charge. Pleure et tais-toi, pauvre femme ! retourne à ton village, là -bas, où plus personne ne t’attend... Retourne comme tu pourras.

Quand l’Amérique chasse de ses rives les aventureux misérables qui rêvaient de la Terre-Promise ; quand elle repousse les malheureux, comme des naufrageurs embusqués achèvent des hommes en détresse ; quand elle dit : Défense d’entrer ! ce sont les compagnies de navigation qui doivent, à leurs frais, retourner les colis humains - la marchandise en souffrance. Bien averties, les compagnies jouent le grand jeu, courent la chance. Elles racolent autant d’émigrants qu’en permettent leurs entreponts - risquent le paquet. Elles font de l’or.

Leurs affaires, c’est la vie des autres. A la manière dont elles s’y prennent, nourrissent et logent, le prix d’un billet d’aller suffit d’ailleurs à solder le pain rassis du retour. Et de fait, elles ne sont astreintes à ramener les expulsés que jusqu’au port d’embarquement. Là , débrouille-toi ! Les compagnies s’en lavent les mains dans l’Océan. Et l’on devine l’affreux calvaire de ces pauvres êtres épuisés, sans plus d’argent, sans plus d’espoir... Morte l’énergie ! On imagine la marche haletante, sur la pierre mauvaise des routes, vers le village si loin, si loin...

COMPRENDRONT-ILS ?

Ah ! vous avez cru bonnement qu’il est une terre de par le monde où fleurissent des renouveaux pour les pauvres elles vaincus ; vous avez cru qu’on demandait votre travail, votre force ?

Un agent cherchait seulement à empocher sa commission.

Dans la partie qui se joue entre les compagnies de transport et le marché américain, vous êtes la mise vivante, vous êtes la chair à trafic.

Jeu de hasard !

Votre avenir dépend d’un geste, d’un mot, de tout, de rien - d’un caprice du croupier d’ici qui vous ratisse à droite, à gauche.

A droite vous pouvez passer.

A gauche vous êtes perdu.

Les lois sur l’immigration, en violence aux États-Unis, ne sauraient vous instruire d’abord du sort à vous réservé. Le texte en est élastique. La lettre neutre. L’esprit inavoué, honteux.

Mais on sent l’éveil hypocrite d’une Terreur Protectionniste.

Elles permettent l’expulsion sans phrases. Elles codifient l’arbitraire. L’application en est remise non point même à des magistrats ; mais à une façon de geôliers qui vous assomment en sourdine. Dans ces débats pour l’existence, pas seulement l’habituelle ressource d’appeler à l’aide un avocat. L’exécution est sommaire. Et c’est la chiourme de l’île qui va vous passer par les lois.

La visite dite médicale est terminée. Vous n’avez ni teigne ni gale. Vous ne toussez pas - vice rédhibitoire. Vous n’êtes manchot ni boiteux ; pas la plus petite infirmité - j’ai vu frapper d’ostracisme un ouvrier parce que, dans un engrenage, il s’était fait broyer deux doigts : estropié ! Vous êtes complet, d’aplomb. Toutes vos dents et l’oeil clair. Vous voilà bon pour le service.

Pas encore.

Dans le grand hall, sectionné en toute sa longueur par une série de barreaux de fer qui font des chemins parallèles, engagez vous, parquez vous. A chaque issue, un inspecteur et deux adjoints vous attendent pour les choses sérieuses.

Patientez dans la souricière.

Pour vous distraire, en avant, vous pouvez voir vos camarades fouiller leurs cottes, arracher de quelque cachette cousue entre les doublures un billet bleu chiffonné, des louis brillants vite comptés... Combien valent-ils ? Est-ce suffisant, l’inspecteur alors les interroge, les brusque : vous assistez à des drames dont le détail vous échappe : des hommes supplient, des femmes sanglotent. L’inspecteur s’irrite et hurle. Les adjoints, traducteurs jurés et empoigneurs émérites, éteignent la dernière prière, saisissent les récalcitrants. C’en est fait d’eux.

Et pourquoi ?

Celui-ci a eu l’imprudence de dire qu’il avait du travail tout de suite : il a montré son contrat. Refusé ! U y a un texte qui interdit certaine sorte de contrat. Celui-là n’a pas de travail. Il est vieux. En trouvera-t-il ? A la mer ! Ceux-ci, un couple jeune l’homme robuste, trente ans ; la femme vingt. Séparés ! L’homme est autorisé seul à prendre pied à New-York. La femme non ! Raison morale : Le couple n’est pas marié...

PASSE QUI PEUT !
On ne sait pas, il faut qu’on sache ; il faut que les hommes du chemin, en marche vers les Amériques, connaissent, avant les dépens, les flibustiers qui les guettent.

Regardez !

L’inspecteur ricane - le grand inspecteur des émigrants - pipe au bec, sur le tabouret haut, siège de bar, escabeau curule, d’où se distribue la Justice. C’est avec une fille qu’il plaisante. Tout va bien pour ceux qui suivront et qui, obséquieux, souriants, se font tout petits. Ils passeront. Mais malheur à d’autres. Malheur et misère à ceux qui précédèrent le jupon... Pour parader, pour étonner, pour obtenir la fillette, pour séduire, pour terroriser, la brute a tapé plus dur, abattant comme au jeu de quilles, lançant à tort et travers la boule de ses verdicts. Le Don Juan de prison, brise-coeurs, a fait le beau selon sa norme, selon sa fonction triomphante - en délirium d’autorité.

Lorsqu’aucun jupon n’est en vue, moins de quasi-certitudes : c’est le whisky du matin, et l’impression du moment qui prédisposent l’inspecteur au triage de fantaisie. Votre tête lui revient ou non ! Il s’amuse aux pièges verbaux. Le plus classique consiste à paraître vous repousser parce qu’avec si peu d’argent vous n’aurez pas le temps d’attendre et de trouver du travail. Il vous amène, en douceur, à vous défendre sur ce point. Gare à vous ! II vous attend là .

Le coup du contrat déjà noté.

Il vous fait dire que vous allez à tel endroit, à telle mine, à telle fabrique où vous savez être embauché. Stope ici ! Car nul n’est censé ignorer la loi - toutes les lois. On vous cite celle qui défend l’embauchage d’hommes en Europe. Le truc a bien pris. Compliments. Les adjoints s’esclaffent. Inspecteurs, vous avez raison !

Un homme est tombé dans la trappe.

Si la chasse est toujours ouverte et le gibier ainsi traqué, si latitude pareille est donnée à semblable clique, c’est que tous les moyens sont bons pour restreindre l’immigration.

Il y a mot d’ordre.

On n’a besoin que de bras forts pour défricher les terres de l’Ouest.

Dans les villes, l’Américain, fils oublieux d’émigrants, parvenu, méprise et redoute les émigrants d’aujourd’hui. Il craint les concurrences neuves, l’envahissement. Il boycotte. Il en est à regretter ses nègres, ceux qu’on achetait, bêtes de somme, de petites sommes, que les blancs d’Europe ambitieux décidément remplacent mal.

Le rêve serait de se passer d’eux, de ne plus laisser entrer personne - sauf les riches. On y tâchera. On créera un tarif nouveau. On taxera comme à la douane, les chevaliers errants du travail.

Bientôt les États-Unis fermeront tout à fait la porte.

En attendant, passe qui peut !

A travers les mailles du filet, si l’on parvient à s’échapper, il reste maintenant à subir les escroqueurs du bureau de change attachés à l’établissement. Ces messieurs payent eux-mêmes fort cher le droit d’exploiter l’arrivant que lui assure l’Administration.

On vous entraîne à leur comptoir.

Ne vous inquiétez pas des cours. Le bureau existe précisément dans l’édifiante intention de vous épargner le contact des dévaliseurs du dehors. Pas besoin d’eux. Videz vos poches. Votre argent se volatilise. C’est à croire que les nations européennes font banqueroute : on vous chope cinq francs soixante pour vous remettre un dollar. On chaparde le 12 du 100. Ramassez ce qu’on veut bien vous rendre... et sauvez-vous. Au voleur !

(A suivre)

Fourrière humaine

BEWARE OFF...

Tant pis pour ceux dont le billet n’a pas comme terme New-York parce qu’alors on ne les laisse pas fuir. On ne les lâche point. Ce n’est pas fini.

Les émigrants ne sont libérables que dans la ville pour laquelle ils sont dûment enregistrés. Jusqu’à ce qu’ils soient assez nombreux pour valoir la peine d’un convoi, on les gardera, verrouillés, dans quelqu’une des salles du dépôt - salles d’attente, salles de police aux fins treillis de fils de fer.

Ce soir, peut-être, ou demain, sous bonne escorte de gardiens, on les mènera directement au train qui les doit emporter vers les villes de l’intérieur où luisent les derniers mirages.

Ils n’auront pas connu New-York.,

C’est encore par charité pure qu’on leur évite les tentations, les dépenses de la grande cité : orgies, repas à quinze sous dans les bars populaires du port... N’ont-ils, ici, tout ce qu’il faut ?

La cantine devient obligatoire.

Le tenancier l’a exigé en versant une forte somme pour cette concession exclusive qui lui livre les affamés.

Il se rattrape.

On ne demande pas au client, client par force, ce qu’il désire ; mais où il va ? Est-ce tout près ? On lui donne seulement, dans un petit sac en papier, préparé d’avance et fermé, une saucisse, un bout de pain, une prune : coût variant de 2 à 3 francs. Est-ce plus loin ? Quatre ou cinq saucisses, autant de bouts de pain, une livre de prunes ou de figues sèches, le tout dans une boite en carton - l’addition se chiffre en dollars.

Les voilà donc, ces philanthropes, ces moralistes, ces associés, ces complices, organisés en bande noire pour dépouiller de paves hères.

Je les ai pris la main dans la besace.

Je les exhibe tels qu’ils sont. Je les veux camper sous l’écriteau qui porte le traditionnel « Beware of picpocket ». Je sais l’anglais. Ca signifie : Prenez garde aux honnêtes gens !

REDINGOTE TRISTE

Parfois la silhouette morne d’un clergyman apparaît : redingote triste, haut gilet, un crucifix d’or en breloque. Il parcourt de préférence le pallier des excommuniés, des inadmis, des condamnés.

Il a l’air de l’homme de Dieu qui marche avec le bourreau.

Sa dignité froide ennoblit la salle sinistre du greffe où l’on procède à l’inscription des sortants du mauvais côté. Procès-verbal, signalement, mesures, gestes qui rappellent les pratiques de la toilette.

Sa respectabilité plane sur les séances de recours en grâce. Une sorte de tribunal, en effet, fonctionne, où viennent comparoir ceux pour qui tout n’est pas fini : soit qu’un notable de la ville les réclame en les cautionnant, soit que non maries ils sollicitent, suivant la prude expression en usage dans ce sanctuaire, une bénédiction pour leur noeuds. Telle solennité de vaudeville fige alors le masque des juges. Épousera ! Épousera pas ! Dans le prétoire, trois augures, à face de marchands d’esclaves, retirent leurs pieds de dessus la table, salivent au loin vers le crachoir, se recueillent, et, vertueux, s’inspirent d’un signe du spectateur-ministre qui n’est souvent tendre aux amants.

Ne se marieront pas ceux qui veulent.

En cela les États-Unis rendent quelquefois un service à qui demandait un arrêt.

Jeunes expulsés, saluez, la Cour ! Vous l’avez peut-être échappé belle. Allez ailleurs, coucher ensemble...

Ailleurs ?

Tout un rêve détruit, des existences chavirées au souffle d’un puritain glabre qui joue dans ce mauvais lieu le rôle de la matrone sévère.

Pendant que la digne personne, sous-maîtresse des décisions et surveillante du castel, paravent d’honneur, austère façade, s’emploie pour dissimuler les attentats contre toutes les moeurs ; pendant que le clergyman poursuit sa ronde officielle, distribuant de petites brochures, cantiques et versets de la Bible ; d’autres missionnaires non reconnus circulent dans son sillon proposant aux désespérés de plus pratiques consolations.

Pour 20 dollars ils vous offrent de vous faire mettre en liberté. N’acceptez pas ! Ils reviendront. Le prix habituel est de 10 dollars versés d’avance. Essayez. J’ignore comment ils s’y prennent ; mais les pires difficultés s’aplanissent dès l’encaissement. J’ai connu même un pauvre diable qui s’en tira pour moins que cela : 32 francs - tout ce qu’il possédait.

Hélas ! on ne tombe pas toujours sur des courtiers aussi modestes. Les camoristes de l’île exigent parfois l’impossible, oui bien ne se montrent plus quand ils ont empoché l’argent.

Et les salles de la prison, plus sombres de s’être une minute éclairées d’un ardent espoir, semblent une vision de cauchemar où vaguent des corps en peine.

EN FOURRIERE !

Huit jours, dix, plus souvent quinze, les victimes des insulaires séjournent au dépôt d’Ellis, attendant le navrant départ auquel contraint la sentence. Séparés de leurs compagnons, jetés pêle-mêle dans les cages, éperdus, déprimés, meurtris ils ne sortiront que pour lester les cales d’un prochain navire, peut-être bien du même bateau qui les emporta, conquérants, parmi des rires et des chansons.

Jusqu’au moment de la levée de l’écrou, ils vivront au petit régime d’un bol de thé plus un sandwich : pain et pruneaux - deux fois par jour. Suffisamment, c’est calculé, pour ne pas les laisser crever. A l’heure des distributions, ils se rueront, les dents longues... Ils happeront la pitance. Puis, avec des allures de fauve, ils se sauveront a l’écart, pour dévorer, soupçonneux...

Ce ne sont presque plus des hommes.

La faim, la crainte, toutes les affres ont cassé le ressort. Chocs et saccades, sautes brusques, plus d’à -coups en quelques semaines qu’en des années d’autrefois, ont fait d’eux quelque chose de vague, d’inconscient, de plus animal.

Une promiscuité de chenil ajoute encore à l’horreur.

Mâles et femelles, en commun, hurlent à la mort. Une atmosphère de délire avec des relents de phénol. Rage et stupeur. Des regards fixes. La plainte confuse des races. Des cris inarticulés comme des aboiements lamentables. Et j’ai vu blottie dans un coin, au plus sombre de la fourrière, une pauvrette aux grands yeux fous, sous ses boucles de caniche noir...

L’EMPREINTE

L’Amérique aux Américains !

La caverne aux quarante voleurs ! Le pain, le sel, la terre et l’or aux seules mains des fils de ceux qui s’emparèrent du pays en supprimant les Peaux-Rouges.

Ainsi que des gens habiles qui s’installeraient sur une ferme, après avoir tué le fermier, ils firent fructifier les lots. En Amérique comme en Asie, en Afrique, à Madagascar, les civilisés ont toujours l’orgueil de faire suer au pays toute sa valeur en argent. Ceux qui arrivèrent bons premiers au travail et à la curée tiennent férocement à leur butin. Ils voudraient tous les monopoles. Les pionniers de la dernière heure sont plus âpres encore aux dépouilles. Ils rattrapent les temps perdus, s’entraînent à tous les trusts, à tous les accaparements. C’est contagieux. Et l’émigrant misérable, qui a réussi aujourd’hui à se faufiler dans la place, serrera les poings pour empêcher ses compagnons de débarquer demain.

Belles natures ! nature humaine. Changera pas. Et pour défendre les vaincus, il faut d’abord ne pas songer à ce qu’ils eussent commis vainqueurs.

Qu’ils sont écrasés cependant, et pitoyables, les prisonniers de guerre économique !

Ces détenus de l’île modèle précisent une situation. Ici la question sociale s’abat matérialisée, force les yeux, force la pensée. Cette geôle pour travailleurs, ce lazaret d’un nouveau genre, est le dernier mot du progrès dans une grande démocratie.

On vous dira que l’Amérique abolit ainsi le marchandage, maintient les taux des salaires, empêche les capitalistes de recruter, en cas de grève, des ouvriers étrangers dont l’embauchage ferait avorter toute revendication nationale.

Et c’est vrai. C’est localement juste. Comme il n’est point d’idée d’ensemble, d’attaque franche au principe même de propriété, les rebouteurs sociolâtres tombent dans l’odieux ou l’absurde : pour protéger la main-d’oeuvre, ils commencent par couper des bras...

Le struggle for life moderne amène de ces solutions. Les stratèges économistes n’ont encore rien trouvé de mieux : Des léproseries pour les gueux.

Les États-Unis marchent donc à la tête de toutes les nations - selon l’heureuse expression qui nous montre ces grandes personnes, cahin-caha, se suivant en une bizarre file indienne... Aucun pays, même la Russie, n’est aussi dur au misérable qui l’aborde en lui demandant droit de travail et droit de cité. Nulle frontière n’est hérissée de lois draconiennes et vexatoires comme celles de cette République où la statue de la Liberté fait la parade à la porte.

Voir la statue et puis mourir ! Sur la grande terrasse qui domine la prison, quelquefois, par les beaux jours, et quand les chenils d’en bas sont trop pleins, on lâche une partie de la meute désespérée des parias. De ce préau à ciel ouvert, les détenus contemplent la terre, la ville défendue, la ville rude, en activité, en triomphe, la ville farouche sous le panache des fumées... Les condamnés aux repos forcés sentent l’étreinte implacable. Ils voient la statue narquoise, l’ironique et vaine Liberté ! Et puis mourir... Ils y songent par-dessus la balustrade, si souvent des hommes se sont lancés, pour en finir, sur les roches qu’on a haussé le parapet d’une clôture de plusieurs mètres. On se tue moins. Nierez-vous l’effet d’une civilisation prévoyante ?

A travers les fils de métal, les regards s’accrochent fascinés sur la menteuse Liberté qui semble tisser des grillages, et la tête lasse des prisonniers s’appuie contre la clôture qui met au front des vaincus l’empreinte d’une maille de fer.

ZO D’AXA

[1] Remerciements à Yves Pagès, qui m’avait fourni, il y a quelques années déjà , les photocopies des reportages de d’Axa.

[2] Clin d’oeil de Zo d’Axa : il a écrit un ouvrage intitulé De Mazas à Jérusalem, réédité par Plein Chant en 2007. Mazas était une prison.

http://claudeguillon.internetdown.org/article.php3?id_article=214

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