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Interview de Enrique Dussel par Blanche Pietrich (La Jornada)

"Il est absurde de proposer la dissolution de l’État. Il y a un temps pour critiquer, et un temps pour gouverner"

Le philosophe Enrique Dussel, (Mendoza, Argentina, 1934) professeur de l’Université Nationale Autonome du Mexique et chercheur de l’Université Autonome Métropolitaine, a reçu récemment à Caracas le Prix Libertador à la Pensée Critique que attribue le gouvernement du Vénézuéla aux oeuvres de création théorique pour la réalité latino-américaine actuelle. C’est le prix le plus important de l’Amérique Latine, tant par les oeuvres et les auteurs reconnus que par son montant économique. Le prix a couronné un travail publié en deux tomes, Polà­tica de la liberación. Un troisième chapitre est en cours d’élaboration.

Interview de Enrique Dussel par Blanche Pietrich (La Jornada) 

Dussel considère qu’à ce stade de maturation des processus latino-américains, avec une majorité de gouvernements de centre-gauche, il est essentiel d’élaborer une théorie apte à la réalité actuelle. Théorie de la libération, innovatrice, critique, créative, qui travaille non sur la destruction de l’État comme l’ont pensé les marxistes classiques mais sur comment conférer des contenus de démocratie participative aux pouvoirs politiques qui gouvernent aujourd’hui.

A contre-courant d’autres penseurs influents comme l’irlandais John Holloway, de la Benemérita Universidad Autónoma de Puebla ("Changer le monde sans prendre le pouvoir" ) ou l’italien Antonio Negri de la théorie de la résistance, Dussel soutient que le thème central aujourd’hui n’est pas de critiquer l’État mais de faire un État qui soit utile aux gens.

Dussel se définit comme philosophe de la libération "qui est - explique-t-il - une tradition philosophique latino-américaine, qui n’est école d’aucune autre" , corps d’idées et de travaux qu’un groupe de philosophes génère depuis les années 70. Même s’il y a des intellectuels qui trouvent ce courant prétentieux. Les années à venir diront si nous avions ou non raison.

Pouvoir obéissant

Dans la résistance électronique aux banques qui ont puni Wikileaks, le penseur voit un véritable saut : la révolution des médias électroniques équivaut au moment où est apparu la machine à vapeur et a détonné la révolution industrielle. C’est une révolution politique parce que ce média va changer le processus de prise de décisions politiques. A présent les gens peuvent entrer en contact et participer aux décisions d’une manière incroyable et instantanée. Cela ne s’était jamais produit.

Dans le premier tome de sa Polà­tica de liberación, historia mundial y crà­tica, Dussel part de l’origine de la philosophie qui n’est ni eurocentrique ni héllènocentrique, mais née en Mésopotamie, en Inde, en Chine, en Egypte et conclut sur des réflexions à propos de ce qu’Evo a baptisé "le pouvoir obéissant" .

- Pourquoi obéissant ?

- Si on observe ce que signifient les gouvernements de Evo Morales, Hugo Chávez, Rafael Correa ou Luiz Inacio Lula da Silva, il est absurde de leur demander de dissoudre l’État. Il faut avoir une vision complètement différente de la politique, même révolutionnaire.

- Vers oú doit se diriger la critique, alors ?

- Traditionnellement la gauche a critiqué le pouvoir comme facteur de domination. Je dis : le pouvoir politique n’est pas de domination, il réside dans le peuple, dans le consensus populaire. Les institutions ne sont pas le lieu du pouvoir, mais de leur délégation. Quand les institutions croient qu’elles en sont le siège, c’est du fétichisme. Quand un président dit, comme l’a dit Felipe Calderón (actuel président du Mexique, NDLR), j’ai le monopole du pouvoir, il se trompe, on voit qu’il n’a guère d’instruction. L’État détient l’usage de la violence légitime, mais le seul qui a le monopole du pouvoir est le peuple. Toute institution de l’État exerce une délégation et c’est ce qu’Evo Morales, suivant la ligne des zapatistes du Chiapas, a appelé le pouvoir obéissant.

- Cette référence se heurte à quelques contradictions, si on se rappelle la brèche actuelle entre le président Rafael Correa et le mouvement indigène. Ou le cas du mouvement zapatiste qui ne s’est pas senti reflété par le premier gouvernant indigène arrivé au pouvoir en Bolivie.

- Ce que j’ai différencié, c’est le pouvoir qui réside dans le peuple et dans les institutions. Le Mouvement des Sans Terre, au Brésil, qui est critique, dit : voyez, Lula n’est pas l’idéal mais nous l’appuyons. Et quand il trahira nous allons le critiquer, ce qui est un moindre mal. D’autres disent : c’est le mal, et s’opposent frontalement. Mais il y a une certaine opposition de l’extrême gauche qui rejoint celle de l’extrême droite. Ce que je dis c’est que dans l’actuelle conjoncture latino-américaine, la gauche a la responsabilité d’exercer le pouvoir en faveur d’un peuple. Les institutions peuvent essayer de servir le peuple ou peuvent être répressives, mais ce n’est pas un fait à priori que les institutions soient toujours de domination.

La démocratie représentative et le pouvoir obéissant doivent être contrôlés. La représentation est nécessaire parce qu’on ne peut tout faire à travers la démocratie directe ; nous, les mexicains, qui sommes 112 millions, nous ne pouvons siéger en assemblée permanente. Il faut avoir une représentation. Mais la représentation finalement se corrompt si elle n’est pas contrôlée.

A présent, grâce aux médias électroniques, nous avons pour la première fois dans l’histoire humaine un instrument de réseau qui permet l’organisation de ce contrôle participatif. Il y a des mouvements sociaux comme le zapatisme qui ont une grande sensibilité sur ce thème de la participation. Parce que c’est là oú s’exprime la voix du peuple. Mais il faut repenser la représentation dans un moment créateur. Il ne faut pas confondre les temps, il y a un temps pour critiquer et un temps pour gouverner. Nous sommes dans le temps de gouverner en Amérique Latine.

- Le problème est quand la corruption arrive très vite.

- Mais c’est la condition humaine. Cela ne va jamais disparaître. Celui qui exerce le pouvoir a beaucoup de tentations d’en profiter. C’est pour cela qu’il faut créer des organismes de participation pour contrôler.

- Quelles théories incarnent-elles ce que Chávez appelle le socialisme du XXIème siècle ?

- Ceci est un moment essentiel pour la construction de la théorie dans toute l’Amérique Latine. Il y a des catégories qui ne nous permettent plus de rendre compte d’une réalité complexe, il faut tout renouveler. On a besoin d’une nouvelle théorie, mais qui ne soit pas la pure imitation de ce qui a été dit il y a un siècle et demi.

Dussel cite, parmi quelques sources importantes pour la construction de la pensée latinoaméricaine actuelle : Theotonio dos Santos, Immanuel Wallerstein, Franz Hinkelammert, Boaventura de Souza, Hugo Zemelman, le hongrois István Mészáros. Il y ajoute la pensée aymara et le zapatisme, qui ne font pas partie des théories classiques.

Nous avons beaucoup à récupérer des ces peuples, que jusqu’ici la gauche n’a pas su considérer. En 1994 le zapatisme fut une commotion pour de nombreux intellectuels. L’idée est d’avoir une vision du peuple qui ne soit pas populiste, qui sache articuler la classe et les ethnies indigènes à l’intérieur du peuple. C’est une explosion théorique car que faire avec l’imaginaire des peuples formé de récits religieux mythiques ? La gauche était traditionnellement athée et considérait cet imaginaire comme rétrograde. Or à l’intérieur de l’imaginaire, comme le signale Ernst Bloch dans le Principe espérance au sujet des mythes qu’il qualifie de rêve éveillé de l’humanité, il y en a qui sont de domination et d’autres qui sont de libération.

Source. La Jornada, lundi 3 janvier 2011, p. 2.
http://www.jornada.unam.mx/2011/01/03/index.php?section=politica&article=002n1pol

Traduction : Thierry Deronne, pour la Revolucion Vive (Caracas, Venezuela).

Site de Enrique Dussel : http://www.enriquedussel.org/

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