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Hongrie : La gauche n’a pas perdu les élections... Elle n’existe pas !

Élections législatives en Hongrie. Dans les médias occidentaux, on entend : "Défaite des socialistes" ; "Victoire du populiste conservateur" ; "Montée inquiétante de l’extrême droite antisémite". Mais peut-on lire ces résultats selon nos habitudes de penser la politique ? De ce côté de l’ancien rideau de fer, nous connaissons plus l’Afrique ou les USA que nos voisins.

Pour mieux comprendre la Hongrie, sa situation sociale, la distinction gauche/droite, le problème tsigane, le nationalisme, etc., notre invité, Attila Jakab répond aux questions de Cédric Rutter pour Investig’Action.


Pouvez-vous nous résumer brièvement le résultat de ces élections ?

La coalition de gauche, une alliance entre le Parti Socialiste Hongrois (MszP), l’Alliance des Démocrates Libres (SzDSz) et pour ces élections, leur ennemi d’antan, le Forum Démocratique Hongrois (MDF) néolibéral et conservateur, a perdu les élections de manière écrasante, alors qu’elle était au pouvoir depuis 2002.

Le Fidesz (Union Civique Hongroise) - en alliance avec le Parti Populaire Chrétien-Démocrate (KDNP), en réalité inexistant (il s’agit du réseau d’influence de l’Église catholique) - autrefois libéral et anticlérical, mais maintenant qualifié de "populiste" dans les médias occidentaux, a remporté 2/3 des sièges au parlement face aux "socialistes" à 15%.
En réalité, toutes les circonscriptions sont aux mains du Fidesz de Viktor Orban sauf Budapest, où le MSZP socialiste tente encore de résister au déferlement.

Mais il ne s’agit pas de l’unique changement. Les deux partis de la coalition disparaissent et deux nouveaux partis font une entrée remarquée : le Jobbik d’extrême droite recueille 12% et le LMP (Pour une Autre Politique) écologiste, perçu de gauche avec une teinte libérale, 4,5%.

Comment peut-on expliquer la défaite énorme des socialistes (MszP) ?

Le MSzP avait été réélu au printemps 2006 grâce à une rhétorique de gauche et au charisme de son dirigeant Ferenc Gyurcsány. Ils promettaient l’abondance, que tout irait toujours mieux... Mais au cours des quatre années passées, ils ont tenté d’introduire une taxe sur les consultations médicales et de rendre l’université payante (rejeté par référendum) ; ils ont réussi à geler les salaires des fonctionnaires et à supprimer des emplois dans le service public... Et pendant ce temps, les salaires du privé stagnent, les prix du gaz, de l’électricité et de l’essence augmentent, l’inflation est forte. Il y aurait plus de 30 000 sans abris en Hongrie, dont la moitié à Budapest.

Ces quatre dernières années, la Hongrie est devenue une sorte d’« Absurdistan » et la gauche hongroise, une plaisanterie. Rien à voir avec le socialisme, il mène une véritable politique néo-libérale. La gauche en Hongrie c’était l’État providence qui prenait soin des gens. Les électeur avaient élu les socialistes du MSzP en 1994, 2002 et 2006, parce qu’ils y croyaient encore.

La modernisation et l’industrialisation ont été menées sous le bolchévisme, qui avait a la fois élevé et nivelé les niveaux de vie. Mais depuis 20 ans les inégalités se sont accrues d’une manière dramatique. Parmi les dirigeants socialistes se trouvent des personnes appartenant aux plus riches, dont beaucoup proviennent de l’ancienne Nomenklatura (donc de l’État providence, donc de l’idée de gauche). Les gens ressentent cela comme une injustice, et ne veulent plus de cette « gauche », pourrie par une corruption institutionnalisée.

Comment peut-on imaginer qu’un milliardaire puisse comprendre le quotidien ou la misère du peuple ? Comment, ces politiciens, peuvent-ils comprendre ce que c’est de vivre avec un salaire de misère et d’être exposé au bon vouloir du patron, alors que le président de la Banque nationale ne paie pas d’impôts car son argent part dans des sociétés off-shore à Chypre ?

Le MSzP a maintenant un discours néo-libérale à outrance (qui, n’oublions pas, fonctionne quasiment comme une religion totalitaire), que ce soit dans l’organisation de l’économie, de l’éducation, du système de santé... Tandis que le Fidesz de droite (tout comme le Jobbik, beaucoup plus radical) a un discours nationaliste et socialiste familier a la majeure partie de la population.

L’arrivée au pouvoir du Fidesz était-elle prévisible ?

Depuis le changement de régime en 1989 (en réalité une redistribution négociée des pouvoirs), il y a toujours eu une alternance, une sorte d’accord tacite entre la gauche et la droite. Cela s’était très bien passé jusqu’en 2006. En 2002, par ex., le Fidesz donné gagnant dans les sondages avait accepté la défaite et refusé le recompte des votes. Gyurcsány, le Premier ministre socialiste de l’époque (venu du monde des affaires), a bouleversé les règles en 2006. Il a préféré rester au pouvoir plutôt que jouer le jeu de l’alternance.

Cependant, il faut savoir que ce score énorme est l’aboutissement d’un long processus, d’une longue descente aux enfers des socio-libéraux du MSzP). Le point de départ est un discours prononcé le 26 mai 2006 (un mois après la victoire) par le chef du gouvernement de la coalition socialiste-libérale. Un discours en partie réaliste, je dirais même, courageux, mais qu’un homme politique ne peut prononcer en aucun cas en public. Il a dit crûment que cela ne pouvait pas continuer comme cela dans ce "putain de pays", qu’ils allaient faire tout le contraire de ce qu’ils avaient promis pendant la campagne. Ce qui a évidemment beaucoup choqué, même au sein du clan socialiste.

Le discours a été rendu publique, en septembre, deux semaines avant les élections municipales. Le soir même, quelques heures après la diffusion, les rues de Budapest se remplissaient. La capitale et le pays vivaient dans une sorte d’effervescence « révolutionnaire ». Puis tous les jours, pendant un mois, des manifestants se sont réunis devant le parlement et dans les grandes villes du pays. Le Fidesz a pratiquement « conquis » le pays, le 1er octobre 2006. Il a alors entamé sa marche vers le pouvoir, dont les élections maintenant constituent le point d’arrivée.

Le Fidesz réalise ce score pour plusieurs raisons combinées : le caractère blessant du discours, l’évidence du mensonge politique exprimé dans la campagne électorale, la panne de l’ascenseur social, une politique fiscale exclusive, l’appauvrissement d’une bonne partie de la population. En résumé, une crise majeure et assez généralisée de la société.


Cela explique-t-il aussi la montée de l’extrême droite ?

L’ascension de ce jeune parti (né en octobre 2003 d’une association étudiante) fait suite à la divulgation de ce discours.

Le climat révolutionnaire, déclenché le 17 septembre 2006, a duré un peu plus d’un mois. Le Fidesz oscillait entre l’appui et le recul car politiquement c’était trop risqué d’appuyer ouvertement ce mouvement « spontané ». Cela ressemblait à un scénario de révolution colorée. Il y avait certainement une volonté de la tenter. Le Fidesz hésitait, mais la Hongrie ce n’est pas l’Ukraine, la Serbie ou la Géorgie. L’UE et Washington ne l’aurait jamais accepté. Cela aurait été sans doute la fin politique de ceux qui s’y seraient essayés.

Le 23 octobre, jour du cinquantenaire de la Révolution de 1956, il y a eu un net et clair recul du Fidesz, et les "révolutionnaires", les troupes de choc sont restés dans le néant. Il n’y avait plus personne pour les appuyer. Ils étaient trop faibles pour aller plus loin. Cela s’est essoufflé. Le Fidesz a reculé et... le Jobbik a entamé sa montée. D’autant plus que le gouvernement socialiste a utilisé la force. La police hongroise, insuffisamment préparée a ce genre de situation, s’est retrouvée dans une situation de guerre urbaine et a agit de manière disproportionnée.

Mais ce discours et la situation qui en a découlé n’a été qu’un déclencheur. En fait, l’ascension du Jobbik découle aussi de la crise qui touche le pays. Beaucoup d’ouvriers et de salariés ont vu leurs revenus baissés au cours des trois dernières années, tandis que les jeunes ont de moins en moins de perspectives d’avenir. Alors, quand on a peur des fins de mois, quand on ne peut pas satisfaire les nouveaux désirs de consommation, ou que pour certains on doit faire des choix dramatiques, même pour l’alimentation de ses enfants, on se fout bien du pluralisme, de la liberté de pensée, de la démocratie...

Sans rien dire du fait que la carrière politique est devenu un métier à plein temps, offrant argent, reconnaissance social, quantité de privilège, et qui ne demande, la plupart du temps, aucune qualification. C’est très tentant pour les opportunistes qui ont un mal fou à se réaliser dans un domaine bien précis.

Des socialistes capitalistes, une droite anticlérical avec un discours social et une extrême droite utilisant les sentiments de la population. Où serait donc une gauche démocratique ?

La gauche n’a jamais été forte en Hongrie. Tout cela est lié à notre Histoire.

Au dix-neuvième siècle, les aristocrates hongrois de l’Autriche-Hongrie qui s’appauvrissent lâchent une partie du pouvoir politique aux industriels en pleine croissance. Il y a eu donc une sorte d’osmose entre la bourgeoisie émergente (dépositaire du pouvoir économique et financière) et l’aristocratie (en manque d’argent pour maintenir son train de vie). Dans ce monde industriel et financier, il y avait beaucoup de juifs, en pleine émancipation, et des Allemands. Si le peuple paysan, très souvent analphabète et encadré par les institutions ecclésiastique, restait silencieux devant les inégalités sociales, les classe ouvrière émergente était attiré par les idées socialistes.

Après la défaite de 14-18, le pays fut démantelé et seulement un tiers de la population de l’ancien royaume se retrouva dans les cadres de la Hongrie délimitée par de nouvelles frontières (voir carte) : c’est le traumatisme du Trianon. A cette époque fut proclamée la première république hongroise (16 nov. 1918), dirigée par le compte Mihály Károlyi (1875-1955), qui, le 21 mars 1919, céda la place au République des conseils (d’essence bolchévique, Béla Kun fut en constante liaison télégraphique avec Lénine). Pendant les 133 jours de sa durée, cette République instaurent la terreur et la persécution religieuse, collectivise les terres, assassine.

Donc l’idée de République, et encore moins celle de socialisme, n’ont pas pu faire leur chemin dans la conscience collective hongroise, car ces mots sont associés au traumatisme du Trianon, à la terreur bolchévique et à l’anticléricalisme qui a choqué une société majoritairement agraire et profondément conservatrice, attachée aux Églises catholique ou protestante réformée. La Hongrie de Horthy redevient alors un royaume avec ce même système féodal du dix-neuvième siècle et ce jusqu’à la Seconde guerre mondiale.

Puis sous le régime soviétique, entre 1948 et 1989, cette République des conseils devint le modèle, une sorte d’archétype primordiale. On en parlait beaucoup, il y a eu des bibliothèques entières écrites là dessus ! Mais depuis 20 ans, de nouveau, on n’en parle plus. Il y a un tabou énorme, c’est une des questions (parmi d’autres) qui n’a pas été assez traité. L’Histoire est occultée alors qu’il devrait y avoir des discussions, des débats sur l’idée même de République. Les intellectuels hongrois ont une immense responsabilité pour la situation actuelle car on ne peut pas impunément imposer des tabous intellectuels à la société.

Mais après le seconde guerre mondiale une république socialiste est instaurée...

Après la Seconde guerre mondiale, la Hongrie aurait pu entamer un cheminement sans doute difficile vers une démocratisation à l’occidental, mais cela n’a duré que deux ans. Pendant cette courte période sous occupation soviétique, le pouvoir était donné d’avance au Parti communiste. Jusqu’en 1956, cela a été de nouveau la terreur. Puis Kádár (dirigeant de la Hongrie de 1956 à 1988) a changé de politique : « Ceux qui ne sont pas contre nous, sont avec nous, gagnez de l’argent, faîtes ce que vous voulez, mais surtout ne faîtes pas de politique ». Une sorte de paradis (la baraque la plus joyeuse) parmi les autres pays du bloc communiste. Mais voilà , ce n’est pas de cette manière qu’on allait apprendre la démocratie.

On ne peut pas faire une République sans républicains, une démocratie sans démocrates, une société démocratique avec des dirigeants incultes qui ne parlent que de mythologies religieuses ou nationalistes, ou bien d’internationale socialiste ou de lutte des classes. On ne peut pas faire fonctionner une société démocratique quand nulle part il n’y a de fonctionnement démocratique. En fait, nous vivons toujours sur un modèle féodal. Les administrations, les entreprises, les universités fonctionnent selon un modèle féodal qui nous vient du dix-neuvième siècle.

Et de nos jours avec le capitalisme, les jeunes commencent par travailler chez Mc Do, et qu’apprennent-ils ? L’ordre, la soumission, la précarité... Ils apprennent qu’ils sont entièrement à la merci de leur chef. Comment voulez-vous faire une démocratie avec ce modèle ? La démocratie cela s’apprend à chaque génération.
Nous vivons dans une société où les jeunes n’apprennent pas à réfléchir. Ils sont incapables de poser des questions, ils n’apprennent pas et c’est un danger. Pour eux le bolchévisme, c’est de l’Histoire, c’est la génération de leurs parents ou de leurs grands parents.


Pourtant avec la chute du communisme, en 1989, la Hongrie devient une démocratie représentative avec la possibilité de choisir entre plusieurs partis...

Gorbatchev se rend compte dans les années 80 que cela ne peut plus marcher. Et ici personne ne voulait d’une révolution. Cela a donc été une transition négociée ou plutôt une redistribution des pouvoirs. On laissait les dissidents rentrer dans le jeu politique, tandis que l’ancienne Nomenklatura se retirait dans la vie économique et financière, ainsi que dans le monde bien protégé des universités, impunément, sans avoir de comptes à rendre pour quoi que ce soi.

Cela fait vingt ans que le changement de pouvoir est arrivé. Vingt ans, c’est beaucoup. Les dirigeants d’aujourd’hui avaient trente ou quarante ans à l’époque. Ils sont toujours au pouvoir, avec les plus âgées en position d’éminences grises. Toute mobilité sociale s’est fait uniquement au sein des deux grands partis qui, dans les années 90, se sont partagé le pays, en en laissant une petite part au SzDSz.

Le Jobbik à droite et le LMP à gauche sont des réponses à cet immobilisme social. Ce sont des gens de trente ou quarante ans qui galèrent depuis qu’ils ont fini leurs études, ou de jeunes étudiants qui souhaite les finir depuis une bonne position politique. Ils se sentent sans perspectives, ne peuvent pas construire une existence convenable, ni une carrière parce qu’ils n’ont pas pu s’insérer dans ce milieu politique. Le Jobbik, ce sont des jeunes qui ont compris que les diplômes ne servent à rien. On peut faire carrière sans diplôme. Ce qu’on peut produire, les capacités ou les talents, c’est de la foutaise/ Les diplômes n’ont aucune valeur. Les gens ne sont pas aveugles. Ils voient bien qu’un certain nombre de personnes occupent déjà un poste et que seulement ensuite ils essaient de passer le diplôme correspondant à leur emploi. La distribution des places se fait via les connaissances, dans des réseaux plus ou moins informels ou structurés. Ce sont des jeunes qui ont compris le jeu. Nous sommes dans la même situation qu’il y a vingt ans : une nouvelle génération qui veut sa part du gâteau, que ce soit à droite ou à gauche.

Vous voulez dire que la jeunesse actuelle essaie d’obtenir le pouvoir de la même manière que celle des années 80 ? Pourtant d’ici, on ne voit qu’un parti raciste et nationaliste quand on parle du Jobbik.

Le Jobbik est une machine de guerre très bien organisée et avec une idéologie séduisante pour une grande partie de la population et surtout des jeunes. Les gens rencontrent des problèmes dans leur quotidien. Pour eux, les grandes idées ne veulent rien dire. Ce qu’ils voient, c’est que les tsiganes volent le fruit de leur travail et même de leur jardin, qu’on leur construit des logements (tandis que d’autres, endettés, en sont expulsés par les banques), qu’ils bénéficient d’aides sociales sans contreparties, qu’en raison d’une discrimination positive ils entrent dans la fonction publique sur des critères ethniques, etc.

Il y a le discours politique officiel, surtout de gauche (qui n’arrête pas de parler de racisme), et il y a la réalité sociale que vit la population. Les deux ne se recoupent pas, et le problème n’est pas résolu depuis 20 ans. Alors on peut venir avec toutes sortes d’idée... Le Jobbik l’a bien compris. Avec une telle rhétorique, au vocabulaire simple ou simplifié et compréhensible, qui a l’air de parler des vrais problèmes des gens, ils ont toutes les chances de gagner. C’est une stratégie bien pensée.

A l’époque bolchévique, les tsiganes étaient insérés dans la société. Sous le communisme, le travail était un droit et un devoir. Tout le monde avait un travail, mais avec le changement de régime et les privatisations, un million d’emplois ont été perdus. L’immense majorité des tsiganes représentent la classe la plus basse de la population, surtout ceux qui vivent à la campagne. Ils sont moins éduqués, certains ne savent même pas lire, et, à bien des égards, ils constituent pratiquement une sorte de société parallèle avec ses lois et ses coutumes propres. Ils font surtout des travaux manuels, mais même à la chaine, on ne les engage que rarement.

Actuellement, le grand problème reste le décalage entre la réalité sociale et l’image de la société que les politiciens s’en font et véhiculent. Certains ne s’y intéressent même pas. Le Jobbik est le premier parti qui a bien compris qu’utiliser le tsigane (et plus modérément le juif) dans une société en crise peut apporter des bénéfices. Cela est d’autant plus facile que le Fidesz utilise, depuis une dizaine d’années, une rhétorique mêlant nationalisme, mythologie nationale et grandeur d’antan. Le terrain était donc préparé pour la réception d’un discours plus radicale. Le Fidesz a ouvert la porte au Jobbik qui a su en tirer profit après les émeutes de 2006, alors qu’à l’époque il était en quarantaine médiatique. Ils ont trouvé là un terreau idéologique et un terrain à vendre en travaillant la base et aussi grâce à Internet.

Dans les rues, on voit des jeunes ou des moins jeunes portant des T-shirts avec la carte de la Grande Hongrie, celle d’avant 1914. Sur les voitures aussi, des autocollants avec cette même carte. Des badges, des drapeaux...

Le traumatisme du Trianon, que j’ai évoqué, a été ravivé pour des raisons opportunistes. Certains vieux s’en souviennent, mais pour les jeunes, il ne s’agit que de mythologie. Tout cela découle du fait qu’on ne connait pas l’Histoire. On ne sait pas par exemple qu’au dix-huitième siècle déjà , les Roumains étaient majoritaires en Transylvanie. On ne parle pas non plus que dans le système féodal, seuls les nobles (indépendamment de leurs origines) constituaient la Nation. Jamais un noble hongrois n’aurait considéré que son paysan (même s’il parlait le hongrois) fût de la même nation.

Je dirais même que nous n’avons pas une histoire nationale moderne, mais une mosaïque composée de toutes sortes de mythologies nationales liées à différentes aires géographiques.

Et l’antisémitisme dont est accusé le Jobbik ?

La problématique de l’holocauste n’a pas été traitée de manière sereine ; c’est aussi un traumatisme pas encore digérée au niveau de la société . Ici, la population juive est très présente aux niveaux culturel, économique et politique. Critiquer ces réseaux et leur lien avec Israël se révèle impossible. Il y a un amalgame extrêmement nuisible entre ces critiques et l’antisémitisme. Il n’y a pas d’alternatives entre le soutien inconditionnel à Israël et l’antisémitisme. Le Jobbik cherche à combler le vide dans un langage codé. D’autant plus que les discours - souvent culpabilisants et moralisateurs, sans être assez explicatifs - sur l’holocauste donnent le sentiment de vouloir faire oublier le traumatisme communiste. Personne n’ose dire cela, mais dans la société, on est tout près de la saturation.

Pour l’impossibilité de la critique d’Israël, prenez par ex. Tamás Gáspár Miklós, un universitaire (CEU) et un publiciste de tendance anarcho-gauchiste. Lors de la guerre de Gaza, il a émis des critiques très subtiles et de manière mesurée à l’encontre d’Israël. Il a immédiatement été taxé d’antisémite. On peut trouver toute une panoplie de publication dans les journaux s’en prenant ouvertement à lui.

Et cela fait le jeu du Jobbik. D’autant plus qu’en 2009, le Premier ministre israélien Shimon Pérès a déclaré qu’Israël ne subissait pas trop la crise et qu’ils avaient même pu s’acheter Manhattan, la Pologne et la Hongrie. Ce qui, vous l’imaginez, a été très mal perçu et depuis il n’y a pratiquement pas un jour où le Jobbik ne rappelle pas cette déclaration. Pérès s’est ensuite excusé en disant que c’était... une blague ! Mais beaucoup de hongrois ne trouve toujours pas cela amusant.
Autre « anecdote » : en mars dernier, deux avions israéliens survolaient Budapest à basse altitude, juste après l’assassinat d’un Syrien dans les rues de la capitale. Du pain béni pour le Jobbik ! D’autant plus que les autres partis politiques ne savent souvent pas que dire.

La société hongroise en en crise, et pas seulement économique, cela est un fait. C’est aussi une crise sociale, morale, et de la mémoire. Et le Jobbik joue d’une manière assez astucieuse avec ces sentiments parce qu’il n’y a pas de véritables débats rationnels en Hongrie.

Peut-on vraiment gagner des élections avec si peu de moyens ? Un parti a besoin de soutien financier...

Évidemment, derrière chaque parti, il y a un ensemble d’acteurs les finançant, c’est la même chose en France ou en Belgique. L’idéologie ne suffit pas à créer un parti. On ne sait pas qui finance le Jobbik, cela se saura dans quelques années. On parle de puissances étrangères : des Russes, des Chinois, des pays Arabes. Selon certaines rumeurs, il y aurait même de l’argent publique par le biais de l’Université Réformée Károli Gáspár... Mais pour le moment, ce ne sont toutes que des rumeurs.

La religion a-t-elle une influence sur la politique en Hongrie ?

L’idée de République n’est pas comprise. On a du mal à comprendre pourquoi il faut séparer l’État de l’Église dans les pays de l’Est. Quand je l’affirme, on me répond : « Mais les communistes l’ont déjà fait ». Mais c’est faux. Ils ont instrumentalisé, subjugué les Églises, mais ils n’ont jamais fait de séparation.

On parle de République sans savoir ce que c’est. Par exemple, on a le sentiment que la laïcité à la française, c’est l’anticléricalisme le plus dur. On ne comprend pas que les religions sont aussi des idéologies à connotation politique et qu’elles aussi veulent régenter la société. En Hongrie, derrière chaque parti, il y a une Église. Par exemple, le Fidesz est influencé par le cardinal Péter ErdÅ‘, un homme de l’Opus Dei ; le Jobbik se présente comme un parti chrétien, même les socialistes avait senti le besoin d’avoir une association des députés croyants, etc.

Certes ce nouveau parti fait un gros score, mais le Fidesz écrase tous les autres avec ces 68%.

Avec le Fidesz, nous sommes dans une attente messianique. Il va venir nous sauver et enfin nous apporter en abondance le lait et le miel, la prospérité... Mais cela n’arrivera pas. Nous n’allons pas vivre comme les Autrichiens au bout de six mois. Vous voyez l’immense déception qui va venir ? Le Fidesz aura une vie dure assurée, pas tant à gauche, qu’à sa droite ; à moins qu’il ne trouve l’astuce juridique pour dissoudre le Jobbik. Mais cela aura certainement des conséquences majeures au niveau européen dans la définition de ce que c’est qu’une démocratie.
La marge de manoeuvre du Fidesz est étroite. Si, avec la majorité absolue, il ne réalise pas de grandes réformes (véritables, et pas des vengeances politiques déguisées) dans l’enseignement, la santé, les administrations, la société hongroise s’enfoncera encore plus dans la crise. Mais faire des réformes signifie aussi impopularité et fabrication d’ennemis. Dans les deux cas, le Fidesz perdra sans doute des électeurs en faveur du Jobbik ; à moins que la gauche ne se retrouve. Mais sans idéologie crédible et avec des ressources humaines usées le MSZP n’a pas vraiment de perspectives de résurrection avant longtemps.

Toute la question est : le Fidesz est-il capable de faire des réformes ? Avec qui surtout ? Car ces réformes devront être faites de manière rationnelle, sur base de compétences et de capacités, et non selon le modèle féodal hongrois comme dans lequel nous vivons depuis 150 ans. La distribution des postes pour des fidèles qui font la queue, ce n’est pas réformer. Continuer dans cette voie où la compétence et le savoir n’ont aucune valeur est suicidaire, même a moyen terme. Si les réformes se font de cette manière féodale et dans un climat de chasse politique, la société va voler en éclats.

Après être entré au Parlement européen pour obtenir une légitimité, ils entrent au Parlement hongrois à égalité avec le MSzP. Et maintenant, il y a fort a parier que si le Fidesz crée une immense déception le Jobbik va certainement rafler un grand nombre de municipalités, institutions assez puissantes au niveau locale. Ils misent d’ailleurs sur cette déception qui viendra cet été quand le messie tant attendu ne se présentera pas.

L’affaiblissement du MSZP et surtout la très forte progression du Jobbik a crée une toute nouvelle situation, que l’état major du Fidesz a du mal à comprendre et à gérer. Il va falloir se battre sur deux front (à gauche et à droite) ; et je n’exclus pas qu’ils n’aient aucune stratégie.

Quel est l’avenir de la démocratie en Hongrie ?

Il faudrait une prise de conscience plus importante d’une partie de la société. Les citoyens de l’Occident ont plus de possibilités. Ici c’est beaucoup plus difficile car on est beaucoup trop pris pour gagner sa vie. Surtout, il n’y a pas de conscience citoyenne. Nous n’avons pas eu de tradition démocratique, pas d’apprentissage de la vie dans une société pluraliste et ouverte.

L’idée de gauche doit être repensée aussi. Le pays est entièrement à droite, entre la modérée au pouvoir et la plus dure qui gagne du terrain.

On voit bien que les références idéologiques sont différentes en Hongrie, mais sommes-nous condamnés à ne jamais nous comprendre, de chaque côté de l’ancien rideau de fer ?

Il faudrait probablement repenser les coopérations européennes, et mettre plus d’accent sur la dimension humaine et sociale. On voit bien que l’U.E. ne nous fait pas progresser vraiment. Certes ici, on ne saisit pas bien ce qu’est la république, la démocratie, la gauche « véritable ». Mais les Occidentaux ne nous comprennent pas non plus. On ne peut pas construire l’Europe en ne faisant que supprimer les frontières physiques. Celles qui sont dans les têtes sont bien plus dures à faire évoluer. Quand je suis avec des Occidentaux en Hongrie ou avec des « Orientaux » en France, il ne s’agit pas uniquement de traduire d’une langue à l’autre, mais d’un mode de pensée à un autre, d’une mémoire à une autre, toutes deux à demi-vide et pleine de mythes et de méconnaissances.

C’est une des raisons pour laquelle il faut réformer l’Université. Le niveau a terriblement baissé. On n’y forme plus des penseurs, mais des personnes diplômées incultes, juste aptes à exécuter des ordres. Quand les apparatchiks se sont reconvertis, beaucoup ont pris des postes dans les facultés. Pour cela, il ne fallait pas avoir de diplômes, mais être dans le bon réseaux et cela n’a toujours pas changé.

Ensuite pour renforcer leur position, ils ont installé un système informel de contre-sélection. C’est-à -dire que pour monter dans la hiérarchie et ne pas se faire prendre son poste, ils sélectionnent des assistants, de futurs professeurs encore moins compétents qu’eux. Ces derniers usent du même système. Donc vous voyez où on va. D’ici quelques temps, il est possible qu’il n’y aura que des gens stupides à la tête des universités. On assiste à un processus de « stupidisation » de l’enseignement supérieur.

Les universités ne transmettent pas un enseignement ou une méthode de pensée, on ne forme plus des personnalités, des intellectuels dignes de ce nom. On distribue des diplômes à des gens formés à la chaîne, de qui on attend d’exécuter des ordres, d’être dociles, de faire son travail et surtout de ne pas réfléchir, de n’avoir aucune opinion propre. Mais ce problème n’est pas que hongrois, toute l’Europe est dans cette situation. L’U.E. n’aide pas les pays de l’Est à arriver au niveau de ceux de l’Ouest, au contraire, il s’agit d’un nivellement par le bas. On essaie de créer une masse homogène où on ne réfléchit plus, on ne pense plus, mais qui bouffe, travaille et s’endort devant la télé.

Quand vous voyez que les dirigeants du Jobbik sortent des plus prestigieuses universités de Budapest, et notamment des Facultés d’Histoire, on peut se demander ce qu’ils y ont appris. Qu’est-ce qu’on leur a enseigné ? Ou bien, c’est une sorte de réaction face à leurs professeurs qui sont des anciens du régime et qui bloquent les postes pour eux et leurs amis.

Pour lutter contre la montée de l’extrême droite en Hongrie et la disparition de la démocratie, il faut renouveler les élites. Il faut des personnes compétentes, de la nouvelle génération, ce qui diminuerait la frustration de la jeunesse et éviterait la montée des extrêmes ; surtout pas ceux de l’ancien régime avec leur modèle féodal.

Pour l’Europe, il faudrait créer des ateliers où les Orientaux réfléchiraient sur les idées démocratiques et inversement, des ateliers pour que les Occidentaux comprennent leurs voisins de l’Est.

Sans cela, nous nous acheminons vers la fin des démocraties de masse car elles ne peuvent fonctionner avec des sociétés incultes qui ne font que suivre leurs instincts.

Né en Transylvanie, Attila Jakab a la double nationalité hongroise et roumaine. Il est diplômé de la Faculté de Théologie Catholique de l’Université de Strasbourg (Thèse en histoire du christianisme ancien). Il a été ensuite assistant post-doctorant à la Faculté de Théologie Protestante de l’Université de Genève. Il a collaboré avec le Centre International d’Etudes Géopolitiques de Genève. Il vit maintenant à Budapest ou il est chercheur à la Fondation publique de recherche comparative sur les minorités en Europe. Il fait des recherches autour du rôle des églises et des communautés religieuses des minorités nationales dans une perspective géopolitique. Il est aussi, occasionnellement, enseignant d’histoire et de géopolitique du christianisme.

CR

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