Mais au fait, comment en est-on arrivé là ?
Selon beaucoup d’observateurs, la Hongrie est considérée comme un laboratoire politique européen. Je propose de revenir brièvement sur l’évolution de ces deux dernières décennies, afin de mieux comprendre la situation actuelle de la Hongrie. Sans tomber dans l’ingérence, l’Europe ne peut ignorer ce qui se passe en Hongrie et devrait en tirer ses propres enseignements afin de sortir de l’impasse économique, sociale et politique dans laquelle elle se précipite.
Une question lancinante revient fréquemment dans les débats : comment le "meilleur élève" de l’ex-bloc communiste, jeune démocratie la plus prometteuse dans les années 90, peut-elle basculer aujourd’hui dans l’autoritarisme ?
Marquée par l’empreinte d’un socialisme du goulash, la Hongrie fut le premier pays de la région à ouvrir son économie à l’ouest. La population, à l’exception des opposants politiques, y vivait relativement bien : Kadar [1] s’assurait que les assiettes soient bien remplies et que les vacances au lac Balaton soient à la portée du petit peuple. En contrepartie les hongrois étaient invités à ne pas se mêler de politique. Mais, acheter la paix sociale afin d’éviter un nouveau soulèvement comme en 1956 a un coût et la Hongrie connaît sa première crise de la dette en 1982 et fait donc appel au FMI.
Ce tournant marque le début des libéralisations à tout va, et pendant près de vingt ans, « les bijoux de famille » sont bradés. Le "meilleur élève de la zone" devient un nouvel eldorado, que renforce la chute de l’URSS. Les investissements coulent à flot, ce qui permet au passage à une certaine élite politique, souvent issue de l’ancien régime, d’en profiter largement.
Par contre, la situation démocratique et politique reste instable et l’alternance s’opère, élection après élection.
Figure de la résistance anti-communiste à la fin des années 80 et fondateur de l’Alliance des jeunes démocrates (Fidesz), Viktor Orban prend la tête du gouvernement entre 1998 et 2002, devenant le plus jeune premier ministre en Europe. Sous son mandat, la Hongrie intègre l’OTAN et se rapproche de l’Union Européenne (pour une adhésion effective en 2004) et les réformes économiques continuent, sous l’oeil vigilant du FMI, mais sans améliorer la situation des Hongrois.
En 2002, par opportunisme politique, Viktor Orban réveille la flamme nationaliste. Il fait référence aux blessures historiques du traité de paix de Trianon [2] et distingue les vrais hongrois - qui votent pour lui - des traîtres à la nation - ceux qui ont collaboré avec les soviétiques et qui bradent à présent le pays aux occidentaux. Il perd les élections et doit laisser la place à ses ennemis de toujours, les socialistes.
En 2003, la Hongrie se prononce par référendum à plus de 80%pour son adhésion à l’Union Européenne. Seule ombre au tableau, une abstention record : 54%. Cela ne préoccupe pas les cadres européens puisque les votants ont bien voté et que la constitution hongroise avait été modifiée au préalable pour permettre de valider un référendum malgré une faible participation. La Hongrie intègre l’Union Européenne au 1er mai 2004, avec neuf autres nouveaux entrants (dont sept anciens pays communistes). L’effet de prospérité espéré à travers cette adhésion à l’Union Européenne ne joue pas, la situation économique reste difficile pour les Hongrois à qui l’on explique qu’il va encore falloir se serrer la ceinture.
La fuite en avant continue avec le vote au parlement hongrois du traité établissant une constitution pour l’Union Européenne le 20 décembre 2004 à une large majorité, seulement quelques mois avant que le texte de plus 500 pages ne soit traduit en hongrois !
De la chute de Ferenc Gyurcsany au grand retour de Viktor Orban
En avril 2006, pour la première fois dans l’histoire de la jeune démocratie hongroise, la majorité parlementaire sortante est réélue. Orban perd à nouveau face aux socialistes alliés aux Démocrates libres(SzDSz). Le premier Ministre sortant Ferenc Gyurcsany, ancien membre des jeunesses communistes devenu homme d’affaires prospère, reste aux commandes et va pouvoir s’atteler à développer une politique néolibérale orthodoxe.
En septembre 2006, la radio publique hongroise diffuse un enregistrement de Gyurcsany, fait à son insu, lors d’une réunion à huis clos. Avec un franc-parler rare en politique, celui-ci avoue avoir menti lors des dernières élections afin d’assurer sa réélection. Il admet avoir caché que l’économie hongroise était à l’agonie pour mieux faire miroiter des réformes de justice sociale, tout en sachant déjà qu’il va continuer à appliquer une politique d’austérité. Plusieurs milliers de personnes descendent dans les rues de Budapest pour demander sa démission. Les commémorations du 50ème anniversaire du soulèvement de 1956 se transforment en affrontements violents.
Gyurcsany refuse de démissionner tandis que Orban exploite la situation et attise les émeutes. L’Europe ne sourcille pas sur le cas d’un pays pourtant récemment intégré. En effet, la politique économique de Gyurcsany, puis de Gordon Barnai, premier ministre « technocrate » depuis avril 2009, ont les faveurs de Bruxelles et Washington : une politique néolibérale empreinte d’austérité et de rigueur économique, « des réformes comparables à ce que Mario Monti est en train de faire en Italie » pour reprendre l’économiste Erik Berglof dans le Figaro.
La principale victime demeure : la démocratie hongroise.
L’opportunisme et le cynisme de Gyurcsany et de son équipe couplés aux plans d’austérité entraînent désillusions et déceptions envers le libéralisme économique et l’Union Européenne. L’état de la société hongroise est du pain béni pour Viktor Orban. Il s’allie avec les chrétiens démocrates (KDNP) et remporte largement les élections de 2010 sans avoir présenté de vrai programme électoral.
Les faux-semblants d’Orban
Je propose ici de faire un point sur ce qui est souvent mal compris, simplifié, encensé ou diabolisé à l’étranger autour de la politique de Viktor Orban : « Il est important de préciser (...) qu’il n’est pas un fasciste. Sur le plan économique, par exemple, il suit une ligne qualifiée de "non orthodoxe" et qui se situerait entre Chevènement et de Villiers, si on la comparait à ce qui peut être proposé en France », pour reprendre l’analyse de Paul Gradvohl dans Le Monde.
Quand le pouvoir rend fou !
Lors de son premier mandat de Premier Ministre, Viktor Orban avait déjà montré des signes inquiétants relatifs à son rapport au pouvoir. Il n’avait pas hésité à jouer sur la fibre nationaliste afin de s’attirer les faveurs du vote d’extrême droite. Malgré ses défaites en 2002 puis en 2006, il a gardé le pouvoir au sein de son parti, le Fidesz, qu’il dirige d’une main de fer depuis sa fondation. Désormais, grâce à la majorité absolue dont il dispose au parlement, il continue de faire avec la Constitution et les institutions démocratiques hongroises ce qu’il a fait avec le Fidesz : s’approprier les pleins pouvoirs. Ce qui surprend, c’est qu’il n’a pas d’autre idéologie que de conserver les pleins pouvoirs pour les années à venir.
Aujourd’hui, Orban et son équipe s’enferment dans une tour d’ivoire, déconnectée de tout sens des réalités. Le système s’est extrêmement centralisée, toutes les décisions, même les plus mineures, passent par lui. Il a en fait reproduit un système pyramidal rigide qui n’a rien à envier à ce qu’il combattait en tant que jeune révolutionnaire dans les années 80, le Kadarisme.
La méthode Orban ou comment appliquer une politique économique orthodoxe avec des mesures hétérodoxes
Alors qu’aucun obstacle ne semble pourvoir l’arrêter dans le pays, Orban a décidé de se réapproprier l’économie hongroise à grands coups de déclarations et de projets spectaculaires : comme ignorer le FMI, taxer les banques et les produits financiers, taxer les multinationales qui s’enrichissent depuis le changement de régime en Hongrie, nationaliser les fonds de pension privés mis en place par les socialistes et plus récemment remettre en question l’indépendance de la banque centrale de Hongrie.
Cependant, ces mesures hétérodoxes et choquantes pour les technocrates de Bruxelles et Washington, n’ont malheureusement pas pour but de protéger les plus démunis mais plutôt de servir davantage les classes les plus hautes hongroises ainsi que les intérêts privés d’une petite oligarchie à travers des cadeaux fiscaux, tel que la mise en place d’une flat-tax ou de réformes protectionnistes ! Ses mesures servent aussi à rembourser la dette hongroise.
Orban déroute, agace, ne fait rien comme personne et devient donc la cible des donneurs de leçon occidentaux. Sa politique imprévisible en a aussi fait la cible des agences de notation, le forint subit et peut subir à tout moment des attaques spéculatives qui pourraient avoir des conséquences sociales dévastatrices.
Jusqu’à ce jour, Washington et Bruxelles se sont montrés discrets malgré les frasques et les provocations du nouveau « roi Orban ». La crise de la zone euro a fait beaucoup d’ombre à la Hongrie.
Mais l’Union Européenne peut-elle prendre le risque de laisser couler la Hongrie ? Un tel effondrement pourrait toucher et affecter de nombreux investisseurs étrangers, en particulier les banques autrichiennes, sans parler d’une population abandonnée aux frasques d’un dirigeant autoritaire ayant comme seul objectif de rester au pouvoir. Mais là n’est pas l’essentiel.
La Hongrie : un laboratoire politique ?
La Hongrie est un pays singulier du fait de histoire passée et récente, de sa situation politique, géographique mais aussi de son particularisme culturel : « la Hongrie est une île au milieu de l’Europe Centrale » avec une barrière linguistique très forte.
Plusieurs observateurs tendent à penser qu’il s’agit là d’un véritable laboratoire politique au coeur de l’Europe : il s’analyse à la lumière des déceptions politiques et vis-à -vis du système démocratique, qui émergent dans plusieurs endroits de l’Occident mais aussi du fait de l’essoufflement d’un modèle économique alignant les plans d’austérité qui plongent la population hongroise dans une situation de plus en plus précaire (1/3 des hongrois vivent en dessous du seuil de pauvreté dont un million dans des conditions d’extrême misère !).
L’émergence d’un régime autoritaire Orbanesque ainsi que la montée de l’extrême droite sont les conséquences des politiques successives menées avec le soutien du FMI et de l’UE depuis plus d’une décennie. Ces politiques n’ont cessé de remettre en question la souveraineté démocratique hongroise et de fragiliser la société tout en confortant l’élite oligarchique. Les frustrations accumulées sont d’autant plus grandes que ce modèle, démocratie représentative et économie de marché, soulevaient beaucoup d’espoirs. Désormais, l’illusion d’un bonheur incarné par la capacité à consommer toujours plus promue par la publicité, ne cesse de créer des jalousies, frustrations et de détruire les liens humains de solidarité dans une société au bord de l’explosion.
"Contre Orbán, oui ; avec l’étranger, non !"
Les accords Sarkozy-Merkel de la fin de l’année dernière vont dans la même direction et mène une Europe, toujours plus autocratique, tout droit vers les mêmes dérives dictatoriales ou extrémistes que connait aujourd’hui la Hongrie. Le philosophe hongrois Tamas Gaspar Miklos avertit très justement la tentation d’ingérence, "Contre Orbán, oui ; avec l’étranger, non !". Imposer de nouvelles politiques économiques et sociales restrictives, comme ce fut le cas par le passé et comme les mettent actuellement en place les gouvernements sponsorisés par « Goldman Sachs » ferait inévitablement le jeu de l’extrême-droite.
Il est temps de construire une alternative et surtout de nous réapproprier nos choix de vie aussi bien pour les Hongrois en Hongrie que pour le reste de l’Europe. Pour éviter le chaos, il faut que l’Europe arrive à faire son autocritique et comprenne qu’en continuant à remettre toujours plus en cause la souveraineté démocratique des peuples pour leur imposer toujours plus de plans de sauvetage de l’Euro, sommet après sommet, elle nous mène à sa propre perte.
Il faut au, contraire, commencer à construire cette Europe fédérale pour les peuples et par les peuples. Cela commence par la mise en place d’une réappropriation démocratique de la banque centrale européenne et donc de la création monétaire accompagnée de la mise en place d’audits citoyens de la dette comme les proposent Attac et le CADTM.
D’une « nouvelle résistance »... vers une démocratie réelle ?
Une « nouvelle résistance » pour reprendre la campagne lancée par le jeune parti écologiste LMP est en marche en Hongrie, mais sera-ce suffisant ? C’est au peuple hongrois de descendre dans la rue, de chasser Orban et de construire sa transition vers la soutenabilité écologique et énergique mais aussi économique et encore plus de décider et de reconstruire ses institutions démocratiques.
La députée Virag Kaufer (LMP-Une autre politique est possible) vient de démissionner du Parlement car il aurait perdu, selon elle, toute légitimité démocratique. Même si il est important de continuer à combattre au Parlement, elle dit se sentir plus utile dans la rue avec la société civile à essayer de construire des communautés solidaires plutôt qu’à exacerber les passions.
C’est aujourd’hui le défi des peuples européens de se réapproprier la démocratie et de créer de nouveaux modèles économiques soutenables, mais surtout souhaitables.
Vincze Szabo
doctorant à l’université d’économie de Budapest.