Voici la traduction du célèbre article « The Paranoid Style in American Politics« ( »Le Style paranoïaque dans la Politique américaine ») de l’historien américain Richard Hofstadter, publié par Harper’s Magazine en novembre 1964.
Cet article, souvent repris pour expliquer les théories du complot, est l’adaptation d’une conférence qu’il donna à l’Université du Mississippi à Oxford en novembre 1963 pendant la campagne des élections présidentielles américaines. Cette université venait d’être le théâtre d’émeutes raciales suite à l’inscription de son premier étudiant noir, James Meredith, en septembre 1962. L’article a ensuite servi d’en-tête à son essai du même titre édité fin 1964 à partir d’une série d’articles et interventions qui remontaient jusqu’aux années Eisenhower. Le livre remporta à l’époque un vif succès car pour l’essentiel il revenait sur la campagne du candidat Républicain ultra-conservateur Barry Goldwater qui venait d’être largement battu par le candidat Démocrate et président sortant Lyndon Johnson. Rappelons que Barry Goldwater comptait parmi ses soutiens en 1964 un certain Richard Nixon, futur 37ème président des États-Unis, mais aussi Gerald Ford, 38ème président des États-Unis, Ronald Reagan, 40ème président des États-Unis, et enfin et surtout Milton Friedman, l’économiste américain anti-New Deal qui a inspiré Ronald Reagan, Margaret Thatcher, et Augusto Pinochet.
L’étude de Richard Hofstadter réexamine méthodiquement le fond de l’histoire de l’aile droite américaine parcourue par des idées et comportements récurrents qu’il définit comme étant le « style paranoïaque », une expression emprunte de pathologie mentale. L’historien lui reconnaît volontiers une connotation péjorative, cependant ce concept créé par Richard Hofstadter résume parfaitement la pensée d’une certaine droite étasunienne qui périodiquement imagine qu’un réseau d’agents supposés franc-maçons, illuminatis, jésuites ou communistes s’emploie à détruire les fondements de la société américaine.
De plus, le concept de « style paranoïaque » tel qu’il nous le présente implique plusieurs données combinées dont il résulte un impératif catégorique : Le porte-parole paranoïaque nous entraîne dans un univers où politique et théologie côtoient des événements prophétisés. Dans cet univers, l’ultime destinée du genre humain verra très bientôt le “bien” triompher du “mal”. Sur le plan pratique, pour le paranoïaque type selon les critères hofstadteriens, la conspiration doit être ourdie par des forces maléfiques aux pouvoirs gigantesques et quasi surnaturels, et cette machination qui a compromis tous les pouvoirs (politiques, éducatifs, médiatiques, religieux, ainsi que les grands corps de l’État) doit être opérationnelle depuis plusieurs générations. En bref, il est temps de faire “le bon choix” car “Armageddon n’est plus très loin” dans la logique paranoïaque.
Enfin, s’il est vrai que Richard Hofstadter n’envisage pas le “style paranoïaque” comme l’apanage exclusif de la droite, l’historien n’a jamais qualifié de « paranoïaque » même brièvement un quelconque mouvement politique de gauche. Dans le système Hofstadter, les ingrédients indispensables au cocktail « paranoïaque » concernent uniquement les radicaux des droites religieuses, comme nous l’avons vu dans nos précédents dossiers ici et là, La raison en est simple : même quand elles sont radicales, les gauches se sont construites sur une autre théorie, communément appelée « lutte des classes », où il n’est pas question d’Apocalypse mais plus modestement d’un affrontement entre deux classes concurrentes.
”Le Style paranoïaque dans la Politique américaine”
paru dans le numéro de HARPER’S de novembre 1964
par Richard Hofstadter
On en parlait depuis longtemps déjà, lorsque la Droite radicale l’a découvert – et ses cibles sont aussi variées que « les banquiers internationaux » ou les francs-maçons, les jésuites et les fabricants d’armes.
La Politique américaine a souvent été une aire de jeux privilégiée pour les esprits coléreux. Et ces dernières années, nous avons vu des esprits coléreux s’exprimer surtout parmi les formations de l’extrême droite, qui a maintenant démontré au sein du mouvement de Barry Goldwater, comment les animosités et les passions d’un petit groupe minoritaire peuvent constituer un levier politique. Mais derrière cela, je crois qu’il y a un état d’esprit qui n’est pas du tout nouveau, et qui n’est pas nécessairement de droite. Je l’appelle le « style paranoïaque » simplement parce qu’aucun autre mot ne traduit de façon adéquate ce sens de l’exagération surchauffée, de la suspicion, et de l’imaginaire ancré dans le complot que j’ai en tête. En utilisant l’expression « style paranoïaque », je ne parle pas dans un sens clinique, mais j’emprunte ce terme clinique pour d’autres fins. Je n’ai ni les compétences ni le désir de catégoriser des personnalités du passé ou du présent comme « aliénées mentales ». En fait, l’idée du style paranoïaque comme force en politique n’aurait que peu de pertinence aujourd’hui, ni d’intérêt historique, si elle n’était appliquée qu’à des hommes présentant des esprits profondément troublés. C’est l’usage des modes d’expression paranoïaques par des gens plus ou moins normaux qui rend le phénomène significatif.
Bien sûr ce terme est péjoratif, et il l’est sciemment ; le style paranoïaque a bien plus d’affinités avec de mauvaises causes qu’avec de bonnes causes. Mais rien n’empêche un programme ou des exigences solides d’être exprimés dans le style paranoïaque. La notion de style a plus à voir avec la façon dont nous croyons en des idées, qu’avec le fait que leur contenu soit vrai ou faux. Ce qui m’intéresse ici, c’est d’arriver à comprendre notre psychologie politique au travers de notre rhétorique politique. Le style paranoïaque est un phénomène ancien et récurrent de notre vie politique qui a souvent été lié à des mouvements de mécontentement suspects.
Voici par exemple le sénateur McCarthy tel qu’il s’exprimait en juin 1951 sur la situation périlleuse des Etats-Unis :
« Comment pouvons nous expliquer notre situation actuelle, sans croire que des hommes haut placés au sein de ce gouvernement se concertent pour nous mener droit à la catastrophe ? Ce doit être le produit d’une grande conspiration, à une échelle si immense qu’elle réduit toute les aventures humaines précédentes de ce type à une taille naine. Une conspiration déshonorante si noire, ainsi qu’il sera démontré, que ceux qui l’ont ourdie ne mériteront que la malédiction de toutes les honnêtes gens… Que peut-on faire de cette série continue de décisions et d’actes qui ont contribué à cette stratégie de la défaite ? Ils ne peuvent pas être attribués à l’incompétence… Les lois de la probabilité nous apprendraient qu’au moins une partie de… [ces] décisions seraient au service de l’intérêt général. »
Maintenant revenons 50 ans en arrière, sur un manifeste signé en 1895 par un certain nombre de leaders du Parti Populiste :
« Dès 1865-66, les spéculateurs sur l’or en Europe et aux Etats-Unis entrèrent dans une conspiration… Pendant presque 30 ans, ces conspirateurs ont constamment entretenu des querelles au sein du peuple, sur des sujets moins importants, alors même qu’avec un zèle sans faille ils poursuivaient leur but principal… Chaque dispositif de tricherie, chaque astuce politicienne, et chaque artifice connu des cabales secrètes des réseaux internationaux de l’or sont exploités afin de réduire la prospérité du peuple et l’indépendance financière et commerciale du pays. »
Voici à présent un article d’un journal texan de 1855 :
« … Il est avéré que les monarques européens et le Pape de Rome complotent en ce moment même à notre destruction, et menacent d’extinction nos institutions politiques, civiles et religieuses. Nous avons les meilleures raisons de croire que la corruption s’est étendue jusqu’à notre cabinet de l’Exécutif, et que la tête de notre Exécutif est contaminée par le virus infectieux du catholicisme… Le Pape a récemment envoyé son ambassadeur d’état dans notre pays en mission secrète, qui donne à l’Eglise catholique une audace extraordinaire à travers tous les Etats-Unis… Ces mignons du Pape insultent fièrement nos Sénateurs ; ils réprimandent nos hommes d’état ; ils propagent l’union adultérine de l’Eglise et de l’Etat ; ils maltraitent par d’odieuses calomnies tous les gouvernements sauf ceux qui sont catholiques, et ils éructent les pires abominations sur tout le Protestantisme. Les Catholiques aux Etats-Unis reçoivent de l’étranger plus de 200 000 $ annuels pour la propagation de leur croyance. Ajoutez à cela les revenus colossaux collectés ici… »
Ces citations donnent une idée du style. Dans l’histoire des Etats-Unis, on en trouve la trace dans, par exemple, le mouvement antimaçonnique, le mouvement nativiste anticatholique, parmi certains porte-paroles de l’abolitionnisme qui considéraient les Etats-Unis victimes d’une conspiration d’esclavagistes, parmi beaucoup d’alarmistes sur les Mormons, parmi quelques écrivains du Greenback party ou du Populist Party qui échafaudèrent l’idée d’une grande conspiration de banquiers internationaux, dans la dénonciation d’une conspiration des fabricants d’armes pendant la première guerre mondiale, dans la presse populaire de gauche, dans l’aile droite de la politique américaine contemporaine, et des 2 côtés de la controverse raciale actuelle, parmi les Conseils Citoyens suprématistes (Citizens Councils) et le Mouvement des Noirs musulmans (Black Muslims). Je ne propose pas de retracer les variations du style paranoïaque présentes dans ces mouvements, mais je m’en tiendrai à quelques épisodes-phare de notre histoire passée, au cours desquels ce style est apparu dans toute sa splendeur archétypique.
L’âge des lumières (Enlightment ou Illuminism) et la Franc-maçonnerie
Je commence avec cet épisode particulièrement révélateur – la panique qui s’empara de certaines populations à la fin du XVIIIème siècle suite à de prétendues activités subversives des Illuminés de Bavière. Cette panique était l’une des facettes de la grande réaction à la Révolution Française. Aux Etats-Unis elle fut exacerbée par les réactions de certaines personnalités, la plupart en Nouvelle Angleterre et parmi le clergé séculier, à la montée Jeffersonienne de la démocratie. L’Illuminisme débuta en 1776 avec Adam Weishaupt, un professeur de droit à l’Université d’Ingolstadt [près de Munich]. Son enseignement aujourd’hui semble être davantage qu’une autre version du Rationalisme des Lumières, saupoudré de l’atmosphère anticléricale de la Bavière du XVIIIème siècle. C’était un mouvement en quelque sorte naïf et utopique qui aspirait in fine à placer la race humaine sous les lois de la raison. Son rationalisme humaniste semble avoir bénéficié d’une influence assez large dans les loges maçonniques.
Le peuple américain entendit parler de l’Illuminisme pour la première fois en 1797, dans un volume publié à Edimbourg (republié plus tard à New York) sous le titre « Proofs of a Conspiracy Against All the Religions and Governments of Europe, Carried on in the Secret Meetings of Free Masons, Illuminati, and Reading Societies, « Les Preuves de Conspiration contre toutes les Religions et tous les Gouvernements de l’Europe, ourdies dans des Assemblées secrètes des Illuminatis, des Franc-maçons, et des Sociétés de lecture ». [texte intégral disponible ici].
Son auteur était un scientifique écossais célèbre, John Robison, qui avait lui-même adhéré occasionnellement à la Franc-maçonnerie britannique, mais dont l’imagination avait été stimulée par le mouvement franc-maçon du continent, qu’il considérait comme beaucoup moins innocent. Robison semble avoir produit ses travaux de la façon la plus factuelle possible, mais lorsqu’il en arrive à estimer le caractère moral et l’influence politique de l’Illuminisme, il commet le faux pas caractéristique de la paranoïa, en sombrant dans le fantasme. L’association, pensait-il, était formée « dans l’unique but d’éradiquer tous les établissements religieux, et renverser tous les gouvernements existant d’Europe. » Elle était devenue « un projet immense et malfaisant qui couvait et fonctionnait à travers toute l’Europe. » Et il lui attribuait un rôle central dans l’avènement de la Révolution française. Il le voyait libertin, antichrétien, abandonné à la corruption des femmes, la culture des plaisirs des sens, et la violation des droits de propriété. Ses membres prévoyaient de concocter un thé capable de provoquer des avortements – une substance secrète qui « aveugle ou tue lorsqu’elle est jetée au visage », et un appareil qui se présente comme une bombe puante – une « méthode pour remplir une chambre à coucher de vapeurs pestilentielles ».
Ces notions s’installèrent rapidement en Amérique. En mai 1798, un pasteur de la Congrégation du Massachusetts à Boston, Jedidiah Morse, prononça un sermon très opportun à l’attention du jeune pays, qui était alors fortement divisé entre Jeffersoniens et Fédéralistes, francophiles et anglo-saxons. Ayant lu Robison, Morse était convaincu d’un complot jacobin emprunt d’Illuminisme, et que le pays devait se mobiliser pour se défendre contre lui. Ses mises en garde furent relayées dans la Nouvelle Angleterre partout où les Fédéralistes brodaient sur la vague montante de l’infidélité religieuse ou de la démocratie jeffersonienne. Timothy Dwight, Président de [l’Université de] Yale, suivit le sermon de Morse dans un discours du 4 juillet sur « le devoir des américains dans la crise actuelle », au cours duquel il s’étendit contre l’Antéchrist dans une rhétorique enflammée. Très vite, les chaires de la Nouvelle Angleterre se mirent à vibrer des harangues qui dénonçaient les Illuminatis, comme si des essaims entiers bourdonnaient dans tout le pays.
Le mouvement anti-maçonnique de la fin des années 1820 et 1830 s’empara de l’obsession des conspirations et la développa. A première vue, ce mouvement peut sembler n’avoir été qu’une extension ou une répétition du thème anti-maçonnique entendu dans le tollé soulevé contre les Illuminatis de Bavière. Mais alors que la panique des années 1790 était confinée principalement à la Nouvelle Angleterre et liée à un point de vue ultra conservateur, le mouvement anti-maçonnique suivant affecta de nombreux territoires du Nord des Etats-Unis, et fini par être intimement lié avec [les idées de] démocratie populaire et d’égalitarisme rural. Bien que l’anti-Maçonnerie eût été anti-Jacksonienne (Jackson était un Maçon), elle manifesta la même animosité contre la fin de l’opportunité, pour l’homme de la rue et contre les institutions aristocratiques, que chacun pouvait trouver dans la croisade Jacksonienne contre la Banque des Etats-Unis.
Le mouvement anti-maçonnique était un produit pas seulement né d’un enthousiasme naturel, mais aussi des vicissitudes des partis politiques. Il fut rejoint et exploité par de nombreux grands hommes qui ne partageaient pas tous les sentiments originaux de l’anti-maçonnerie. Il attira le soutien d’hommes d’état réputés qui n’avaient qu’une sympathie mitigée avec son parti pris fondamental, mais qui, en tant que politiciens, ne pouvaient se permettre de l’ignorer. Il restait cependant un mouvement populaire d’une puissance considérable, et les ruraux enthousiastes à l’origine de son élan crurent en lui avec sincérité et sans réserves.
Le Style Paranoïaque en action
“La Société savante de John Birch tente de supprimer une série télévisée sur les Nations-Unies à l’aide d’une campagne massive de courriers auprès de son sponsor, (…) Xerox Corporation. L’entreprise, cependant, entend poursuivre leur production…
Le numéro de juillet du Bulletin de la Société savante John Birch mentionne qu’une avalanche de courriers devraient les convaincre du caractère inapproprié de l’action qu’ils proposent – de la même façon que United Airlines a été convaincue de reculer et enlever le logo des Nations-Unies sur leurs avions. » (un porte-parole de United Airlines a confirmé que le logo des Nations-Unies avait été retiré des avions, à la suite de « nombreuses réactions négatives du public. »)”
John Rousselot, représentant de Birch, a déclaré « Nous ne supportons pas de voir une entreprise de ce pays soutenir les Nations-Unies alors que nous savons que c’est un instrument de la conspiration communiste soviétique. »
-San Francisco Chronicle, 31 juillet 1964
En tant que société secrète, la Maçonnerie était considérée comme une conspiration ourdie contre le gouvernement républicain. Elle était considérée comme particulièrement coupable de trahison – par exemple, l’organisation de la fameuse conspiration d’Aaron Burr était réputée avoir été menée par des Maçons. La Maçonnerie était accusée de constituer un système séparé de loyauté, un empire séparé au sein de la structure du gouvernement fédéral et de chaque état, ce qui était incompatible avec la loyauté qui leur était due. De façon plausible, il fut avancé que les Maçons avaient mis sur pied leur propre juridiction, avec leurs propres obligations et punitions, comprenant l’emprisonnement et même la peine de mort. Le conflit ressenti entre secret et démocratie était si basique que d’autres sociétés telle que Phi Beta Kappa furent attaquées.
Puisque les Maçons prêtaient serment de s’entraider en cas de détresse, et de pratiquer l’indulgence fraternelle en toutes circonstances, il fut considéré que cet ordre rendait caduque l’application de la loi régulière. Les agents de police, les shérifs, les jurés, les juges devaient donc être de mèche avec les Maçons criminels et fugitifs. La presse fut considérée comme tellement « muselée » par les éditeurs et propriétaires Franc-maçon que toute information sur les malversations des Franc-maçons n’avait plus lieu d’être publiée. A un moment où en Amérique, presque toutes les « forteresses de privilèges » étaient sous le feu des assauts de la démocratie, la Maçonnerie était attaquée en tant que réseau où les privilégiés fraternisent, se gardant pour elle les opportunités économiques et monopolisant la quasi-totalité des emplois publics.
Certains éléments de vérité et de réalité constatés dans cette situation, peuvent avoir correspondu aux visées de la Maçonnerie. Cependant, ce qui mérite d’être souligné ici, c’est le cadre apocalyptique et absolutiste dans lequel cette hostilité était communément exprimée. Les anti-Maçons ne se contentaient pas de dire que les sociétés secrètes étaient plutôt une mauvaise idée. L’auteur des thèses officielles contre la Maçonnerie déclara que la Franc-maçonnerie « n’était pas seulement l’institution la plus abominable, mais aussi la plus dangereuse qui ait jamais été imposée aux hommes… on peut vraiment dire que c’est le chef d’œuvre de l’Enfer. »
La menace jésuite
Les craintes d’un complot maçonnique étaient à peine calmées que la rumeur enfla à propos d’un complot catholique dirigé à nouveau contre les valeurs américaines. Nous rencontrons ici encore la même tournure d’esprit, mais le méchant est différent. Le mouvement anticatholique se rapprocha d’un nativisme grandissant, et bien qu’ils aient été différents, ensemble ils représentèrent une telle agitation dans la vie américaine qu’ils furent voués à rassembler de nombreux modérés pour lesquels le style paranoïaque au zénith de sa gloire, n’exerçait aucun attrait. D’autant que nous ne devons pas effacer d’un revers de main sous prétexte qu’il soit totalement borné ou mesquin, le désir des Yankees américains de maintenir une société ethniquement et religieusement homogène, ni le penchant particulier des protestants pour l’individualisme et la liberté qui furent aussi mis en jeu. Mais le mouvement était largement sous perfusion paranoïaque, et les militants anti-catholiques les plus influents étaient en symbiose avec le style paranoïaque.
2 livres publiés en 1835 décrivaient le nouveau danger qui menaçait le style de vie américain, et peuvent être interprétés comme l’expression de la mentalité anti-catholique. L’un, Foreign Conspiracies against the Liberties of the United States (Conspirations étrangères contre les Libertés [fondatrices] des Etats-Unis), était de la main du célèbre peintre et inventeur du télégraphe S.F.B. Morse. « Il existe bel et bien une conspiration », affirmait Morse, et « ses plans sont déjà opérationnels… nous sommes attaqués dans un secteur vulnérable qui ne peut être défendu par nos navires, nos forts, ou nos armées. » Morse découvrit la principale source de sa conspiration dans le gouvernement de Metternich : « L’Autriche est à l’œuvre dans ce pays. Elle a prévu un plan à grande échelle. Elle a mis en œuvre un grand projet pour réaliser quelque chose ici… Elle dispose de ses propres jésuites missionnaires qui parcourent le pays, elle les finance, et a mis en place une source de financement régulière. » Si le plan réussissait, déclara Morse, un rejeton de la maison des Habsbourg serait vite intronisé empereur des Etats-Unis.
« C’est une certitude », écrivit un autre militant protestant, « que les jésuites rôdent partout aux Etats-Unis, déguisés de toutes les façons, pour établir des situations et des modalités à leur avantage pour installer la papauté. Un pasteur évangéliste de l’Ohio nous a informés qu’il en avait découvert un qui colportait ses histoires au sein de sa propre congrégation ; et il dit que l’Ouest du pays résonne à l’unisson avec eux sous les noms de montreurs de marionnettes, de maitres danseurs, de professeurs de musique, de colporteurs d’images pieuses et d’objets décoratifs, de joueurs d’orgues de barbarie, et de pratiquants de ce genre. »
Lyman Beecher, l’ainé d’une famille célèbre et le père d’Harriet Beecher Stowe, écrivit la même année son « Plea for the West » (Appel en faveur de l’Occident), dans lequel il considérait la possibilité que le Millénium chrétien puisse se réaliser dans les états américains. Tout dépendait, selon lui, des influences qui domineraient le grand Occident sur lequel reposait l’avenir du pays. Là, le protestantisme était engagé dans une lutte à mort avec le catholicisme. « Quelle que soit notre action, elle doit être rapide… » Une grande vague d’immigration, hostile aux institutions libres, balayait le pays, financée et envoyée par les « potentats d’Europe ». Elle multipliait le tumulte et la violence, remplissait les prisons, sur-peuplait les maisons des pauvres, quadruplait les impôts, et envoyait des milliers d’électeurs « agripper de leur main sans expérience la barre qui gouverne notre puissance. »
[1] Beaucoup d’anti-Maçons furent fascinés par les peines encourues si des Maçons ne respectaient pas leurs obligations. Ma punition favorite est le serment attribué à un Maçon de l’Arche Royale qui demandait à « avoir mon crâne déchiqueté et mon cerveau exposé aux rayons brûlants du soleil. »
L’anticatholicisme a toujours tenu le rôle de pornographie des puritains. Alors que les anti-Maçons avaient envisagés des orgies de boisson et s’étaient amusés avec des fantasmes sado-masochistes sur la façon dont les épouvantables serments maçonniques étaient appliqués[1] les anti-catholiques inventèrent un immense corpus de coutumes sur le libertinage des prêtres, le confessionnal comme lieu de luxure, et les couvents et les monastères licencieux. Le livre contemporain probablement le plus lu aux Etats-Unis avant même Uncle Tom’s Cabin (La Case de l’Oncle Tom), s’intitulait Awful Disclosures (Terribles révélations), un ouvrage attribué à une certaine Maria Monk, qui fit son apparition en 1836. L’auteur, qui prétendit s’être échappée du couvent de l’Hôtel Dieu à Montréal après 5 années de noviciat et de couvent, rapportait sa vie de moniale avec force détails précis et circonstanciés. Elle rapporta que la Mère supérieure lui avait enseigné d’« obéir aux prêtres en toutes choses » ; à sa « plus grande stupéfaction et frappée d’horreur », elle comprit très vite de quelle nature était cette obéissance. Les nourrissons nés au couvent étaient baptisés puis tués, disait-elle, afin qu’ils puissent accéder immédiatement au Paradis. Son livre, attaqué et défendu avec passion, continua d’être lu et cru même après que sa mère eût témoigné que Maria avait été perturbée depuis son enfance après qu’elle se fut planté un crayon dans la tête. Maria mourut en prison en 1849, suite à son arrestation dans un bordel où elle officiait comme pickpocket.
L’anti-Catholicisme, comme l’anti-Maçonnerie, conjugua sa bonne fortune avec celle des partis politiques américains, et il devint un acteur récurrent de la politique américaine. L’« American Protective Association » (Association de Protection de l’Amérique) le revitalisa dans les années 90 avec des variations idéologiques plus adaptées à l’époque –la dépression de 93 par exemple, fut attribuée aux Catholiques, comme une création internationale qu’ils auraient fait démarrer par une ruée sur les banques. Certains porte-paroles du mouvement firent circuler une fausse encyclique du Pape Leon XIII demandant aux Catholiques d’exterminer les hérétiques à une date donnée de l’année 1893, et les anticatholiques furent très nombreux à espérer chaque jour un soulèvement national. Le mythe d’une guerre imminente des Catholiques qui allaient mutiler et exterminer les hérétiques a persisté jusqu’au XXème siècle.
Pourquoi ils se sentirent dépossédés
Si, après notre série d’exemples discontinus du style paranoïaque, nous faisons un grand saut jusqu’à l’aile droite actuelle, nous trouvons des différences importantes entre elle et les mouvements du XIXème siècle. Les porte-paroles de ces mouvements précurseurs avaient l’impression de plaider pour des causes et des individualités qui étaient toujours en possession de leur pays – qu’ils pourfendaient des menaces contre un style de vie encore bien établi. Mais l’aile droite actuelle, comme le dit Daniel Bell, se sent dépossédée : Leur Amérique leur a été enlevée, ainsi qu’à leurs semblables, bien qu’ils soient déterminés à en reprendre possession et à empêcher sa subversion finale et destructrice. Les valeurs américaines traditionnelles ont déjà été malmenées par les citoyens cosmopolites et les intellectuels ; l’ancien capitalisme est sapé par des comploteurs socialistes et communistes ; les valeurs de sécurité nationale et d’indépendance ont été anéanties par des complots de traitres, dont les agents les plus puissants sont aussi bien des outsiders et des étrangers, que d’anciens mais influents hommes d’état installés au cœur de la puissance américaine. Leurs prédécesseurs avaient mis au jour des conspirations ; la droite radicale moderne pense que le complot est une trahison venue d’en haut.
Les changements importants peuvent aussi être mis en évidence dans l’effet des médias de masse. Les voyous de la droite moderne sont bien plus vivaces que leurs prédécesseurs paranoïaques, et bien plus célèbres dans le grand public ; la littérature du style paranoïaque est de la même façon plus riche et plus circonstanciée en descriptions et invectives personnelles. A la place des méchants vagues et mal délimités des anti-Maçons, des agents obscurs et déguisés des Jésuites, des délégués de la papauté quasi inconnus des anticatholiques, ou des banquiers internationaux des conspirateurs de la finance, nous pouvons désormais substituer des personnalités publiques éminentes comme les présidents Roosevelt, Truman, et Eisenhower, les secrétaires d’Etat [ndlr. ministre des affaires étrangères] Marshall, Acheson, et Dulles, Juges à la Cour suprême comme Frankfurter et Warren [Président de la Commission sur l’assassinat de Kennedy], et toute l’équipe des supposés conspirateurs encore assez célèbres et agités emmenés par Alger Hiss.
Les événements depuis 1939 ont fourni à la paranoïa de l’aile droite un vaste théâtre propice à son imagination, plein de détails riches et qui ont proliférés, bondé d’indices réalistes et de preuves indéniables de la validité de ses suspicions. Son théâtre d’action est à présent le monde entier, et il peut broder non seulement sur les événements de la seconde guerre mondiale, mais aussi sur ceux de la guerre de Corée et de la guerre froide. Tout historien des conflits armés sait que c’est en bonne partie une comédie remplie d’erreurs et un musée dédié à l’incompétence ; mais si pour chaque erreur et acte d’incompétence, chacun peut substituer un acte de trahison, de nombreux champs à l’interprétation fascinante s’ouvrent à l’imaginaire paranoïaque. Au final, le véritable mystère pour celui qui lit les travaux primitifs des érudits de l’école paranoïaque, n’est pas de savoir comment les Etats-Unis ont été amenés dans la position dangereuse actuelle, mais bien comment ils ont réussi à lui survivre.
La pensée contemporaine de l’aile droite se réduit à 3 composantes de base : Tout d’abord, il y a la désormais familière conspiration, qui se déroule depuis plusieurs générations, et qui a connu son apogée sous Roosevelt, et qui vise à saper le capitalisme privé, à soumettre la direction de l’économie au Gouvernement fédéral, et à favoriser l’émergence du socialisme et du communisme. Une grande partie des gens de l’aile droite seraient d’accord avec Frank Chodorov, auteur de « The Income Tax : The Root of All Evil » (L’Impôt sur le revenu, la racine de tous nos maux »), que cette campagne a débuté avec l’inscription de la loi sur l’Impôt sur le revenu dans la Constitution en 1913.
La seconde pomme de discorde est que les plus hautes instances du Gouvernement ont été tellement infiltrées par les Communistes, que la politique américaine, en tous les cas depuis les événements qui menèrent à Pearl Harbor, est dominée par des hommes qui ont de façon ingénieuse constamment bradé les intérêts nationaux américains.
Enfin, le pays est infiltré par un réseau d’agents communistes, comme il l’était au bon vieux temps par des agents jésuites, si bien que tout le système éducatif, la religion, la presse et les médias populaires, sont engagés dans un effort commun qui vise à paralyser la résistance des américains loyaux.
Le document le plus représentatif de la période maccarthyste est peut être une longue mise en accusation du secrétaire d’Etat George C. Marshall, prononcée en 1951 devant le Sénat par le sénateur McCarthy, et publiée plus tard sous une forme un peu différente. McCarthy décrivait Marshall en figure charismatique de la trahison des intérêts américains qu’il faisait remonter aux plans stratégiques de la seconde guerre mondiale, jusqu’à l’élaboration du Plan Marshall. Et McCarthy insistait : Marshall était associé avec pratiquement chaque défaite ou défaillance américaine, et aucune d’entre elles n’était un accident ou le fruit d’une incompétence. Les interventions de Marshall au cours de la guerre suivaient un « schéma déconcertant », toujours au bénéfice du Kremlin. Le déclin profond de la relative puissance américaine entre 1945 et 1951 ne s’est pas « simplement produit » ; il a été « mis en œuvre, étape par étape, de façon volontaire et intentionnelle. » il est la conséquence non pas d’erreurs, mais d’une trahison de conspirateurs, une « conspiration à une échelle si vaste qu’elle réduit toutes les précédentes dans l’histoire de l’humanité à une taille naine. »
Aujourd’hui, la cape de McCarthy s’est refermée sur un industriel marchand de bonbons, Robert H. Welsh, jr., qui est stratégiquement moins bien placé, et qui a un statut bien inférieur mais des réseaux mieux organisés que le Sénateur. Il y a quelques années, Welsh proclama que « Les influences des idées communistes placent notre Gouvernement presqu’entièrement sous leur contrôle. » – notez le scrupule dans le « presque »- Il a proposé une interprétation « grandeur nature » de notre histoire récente au cours de laquelle les Communistes interviennent à chaque étape clé : Ils ont commencé par une ruée sur les banques américaines en 1933 qui les a forcées à déposer le bilan ; ils ont contraint les Etats-Unis à reconnaitre l’Union soviétique la même année, juste à temps pour sauver les soviétiques de l’effondrement économique ; ils ont attisé les émeutes contre la ségrégation dans le Sud ; ils se sont emparés de la Cour Suprême et en ont fait « l’une des plus importantes agences du Communisme ».
Une attention toute particulière à l’histoire confère à M. Welch un point de vue privilégié sur les affaires auquel peu d’entre nous peuvent prétendre. « Pour beaucoup de raisons et après des heures d’études », écrivait-il il y a quelques années, « Je pense personnellement que [John Foster] Dulles est un agent communiste. ». Le poste du Professeur Arthur F. Burns, en tant que chef du Conseil Economique d’Eisenhower n’était « qu’une couverture pour le travail de liaison entre Eisenhower et quelques uns de ses chefs communistes. » Milton, le frère d’Eisenhower était « en fait son supérieur et chef au sein du Parti Communiste. » Comme pour Eisenhower lui-même, Welch le caractérisa en des mots qui rendirent célèbre ce fabriquant de bonbons. Il était un « agent zélé et conscient de la conspiration communiste », une conclusion, ajoutait-il « basée sur l’accumulation d’indices de preuves détaillés, si nombreux et palpables qu’ils semblent asseoir cette conviction au-delà de tout doute raisonnable. »
Stimuler l’ennemi
Le porte-parole paranoïaque voit le but des conspirations en termes apocalyptiques – il évolue entre la vie et la mort de mondes entiers, de systèmes politiques globaux, de systèmes de valeurs humains complets. Il alimente toujours les barricades au nom de la civilisation. Il vit constamment sur la brèche. Comme les religieux millénaristes, il exprime l’anxiété de ceux qui vivent leurs derniers jours et il est parfois disposé à poser une date pour l’Apocalypse. (« Le Temps nous est compté », disait Welch en 1951. « Les preuves s’accumulent de tous côtés et selon de nombreuses sources ce sera le mois fatal : L’attaque de Staline aura lieu au cours du mois d’octobre 1952. »)
Comme membre d’une avant-garde capable de percevoir une conspiration avant qu’elle ne soit complètement visible aux yeux d’un public encore inconscient, le paranoïaque est un leader militant. Il ne voit pas les conflits sociaux comme quelque chose qui puisse faire l’objet de médiations ou de compromis, à la manière d’un politicien en exercice. Puisque ce qui est en jeu est toujours un conflit entre le bien absolu et le mal absolu, ce qui est nécessaire n’est pas un compromis, mais la volonté de combattre le mal jusqu’au bout. Puisque l’ennemi est pensé comme totalement maléfique et impossible à apaiser, il doit être totalement éliminé – sinon du monde, du moins du théâtre des opérations sur lequel l’attention du paranoïaque s’est portée. Cette exigence de triomphe total le conduit à la formulation d’objectifs irréalistes et sans espoir, et puisque ces objectifs ne sont pas atteignables même de loin, l’échec renforce constamment sa frustration. Même un succès partiel le laisse avec le même sentiment d’impuissance qu’au début, et en retour, cela ne fait que renforcer son sentiment de s’opposer à des ennemis dotés de pouvoirs immenses et terrifiants.
L’ennemi est clairement défini : il est un exemple parfait de ruse, une sorte de superman amoral – sinistre, ayant le don d’ubiquité, puissant, cruel, sensuel, amoureux de la luxure. A la différence du reste d’entre nous, l’ennemi n’est pas prisonnier de la toile des immenses mécanismes de l’histoire, de son passé, de ses désirs, de ses limites. Il décide, en fait il fabrique les mécanismes de l’histoire, ou il essaye d’infléchir le cours normal de l’histoire dans une perspective démoniaque. Il provoque des crises, déclenche des ruées vers les banques, crée des dépressions, manufacture des désastres, pour finalement jouir et profiter de la misère qu’il a produite. L’interprétation de l’histoire que fait le paranoïaque est absolument personnelle : des événements décisifs ne sont pas considérés comme appartenant au cours même de l’histoire, mais comme le résultat de la volonté de quelqu’un. Très souvent, l’ennemi est considéré comme doté de sources de pouvoir particulièrement efficaces : il contrôle la presse ; il dispose de fonds illimités ; il détient des secrets nouveaux qui lui permettent d’influencer les esprits (lavage de cerveau) ; il est particulièrement doué pour séduire (le confessionnal catholique).
Il est bien difficile de résister à la conclusion selon laquelle l’ennemi est à bien des égards une projection du soi ; les aspects à la fois idéaux et inacceptables du soi lui sont attribués. L’ennemi peut être l’intellectuel cosmopolite, mais le paranoïaque va le dépouiller de ses titres, et même de sa pédanterie. Les organisations secrètes destinées à combattre d’autres organisations secrètes versent dans la même flatterie. Le Ku Klux Klan a imité le catholicisme au point d’utiliser des costumes de prêtres, de développer un rituel élaboré, et une hiérarchie tout aussi élaborée. La société savante de John Birch anime des cellules communistes et des opérations quasi secrètes menées par des groupes « de première ligne », et prêche la poursuite sans pitié de la guerre idéologique, selon des critères très similaires à ceux qu’elle dénonce chez l’ennemi communiste.[2] Les portes paroles des différentes « croisades » fondamentalistes contre le Communisme avouent ouvertement leur admiration pour l’engagement et la discipline que réclame la cause communiste. [2]
Dans son ouvrage récent « Comment gagner une élection » (How to win an election), Stephen C. Shadegg cite une déclaration attribuée à Mao Zedong : « Donnez moi ne serait-ce que 2 ou 3 hommes dans un village, et je prendrai le village. » Shadegg commente ainsi : « Lors des campagnes de Goldwater de 1952 et 1958, et dans toutes les autres campagnes où j’ai été consultant, j’ai suivi les conseils de Mao Zedong. » « Je suggérerais », écrit le sénateur Goldwater dans « Pourquoi pas la Victoire ? » (« Why not Victory ? »), que nous analysions et copions la stratégie de l’ennemi ; la leur a fonctionné, et pas la nôtre. »
D’un autre côté, la liberté sexuelle souvent attribuée à l’ennemi, son absence d’inhibition morale, sa maitrise de techniques particulièrement efficaces lorsqu’il s’agit de combler ses désirs, donnent aux partisans du style paranoïaque l’opportunité de projeter et d’exprimer des aspects invérifiables de leurs propres sujets de préoccupations en matière de psychologie. Les catholiques et les mormons – puis plus tard les négros et les juifs – se sont prêtés à des confrontations avec le sexe illicite. Très souvent les fantasmes de croyants sincères révèlent de fortes arrières pensées sadomasochistes, exprimées avec emphase, par exemple dans le ravissement des anti-Maçons lorsqu’ils évoquent la cruauté des punitions maçonniques.
Renégats et pédants
La figure du renégat à la cause de l’ennemi revêt une signification particulière. Le Mouvement anti-maçonnique a semblé parfois être la création d’anciens Maçons ; et très certainement leurs révélations furent reçues avec le plus grand intérêt, et chaque mot qu’ils prononçaient devenait « parole d’évangile ». l’anti-catholicisme a abusé des nonnes en fuite et des prêtres apostats ; la place des anciens communistes à l’avant garde des mouvements anti-communistes est bien connue. L’autorité particulière conférée aux renégats provient en partie de l’obsession du secret si caractéristique de ces mouvements : le renégat est l’homme ou la femme qui connait les arcanes, et qui en rapporte avec lui la confirmation ultime des suspicions qui sans celle-là auraient pu faire douter le monde des sceptiques. Mais je pense qu’il y a une signification plus profonde, eschatologique, qui appartient en propre à la personnalité du renégat : dans la lutte spirituelle entre le bien et le mal qui est le modèle archétypique du monde des paranoïaques, le renégat est la preuve vivante que toutes les conversions ne se font pas dans le mauvais sens. Il apporte avec lui la promesse de la rédemption et de la victoire.
Une des caractéristiques finales du style paranoïaque a rapport avec sa pédanterie. L’un des aspects les plus impressionnants de la littérature paranoïaque est le contraste entre ses conclusions fantasmées et les scrupules presque touchants dont elle fait invariablement preuve en matière de données factuelles. Elle produit des efforts héroïques pour dévoiler des indices tendant à prouver que l’incroyable est la seule chose qui puisse être crédible. Bien sûr, il y a des paranoïaques de haute volée, de bas niveau, ou encore sans grandes prétentions, comme nous pouvons en rencontrer dans toutes les tendances politiques. Mais la littérature paranoïaque respectable, non seulement part d’engagements moraux tout à fait justifiables, mais aussi elle accumule les « indices de preuves ». La différence entre ces « indices » et ceux communément mis en évidence par les autres est que ce soit là moins un moyen d’engager de façon normale une controverse politique, qu’un moyen de se prémunir de l’intrusion profane du monde politique séculier. Le paranoïaque semble ne nourrir que peu d’espoir lorsqu’il s’agit de convaincre concrètement un monde hostile, mais il peut accumuler les preuves afin de protéger ses chères convictions face à lui.
Les écrits paranoïaques commencent par des jugements généraux parfaitement défendables. Il y avait bien quelque chose à dire selon les anti-Maçons. Après tout, une société secrète composée d’hommes influents liés par des obligations particulières pouvait tout à fait constituer une forme de menace de l’ordre civil dont ils étaient exclus. Il y avait aussi quelque chose à dire concernant les principes protestants d’individualisme et de liberté d’action, tout comme pour le désir nativiste de développer en Amérique du Nord une civilisation homogène. Là encore, à notre époque, le laxisme avéré de notre sécurité a permis à des communistes de se faire embaucher dans les cercles gouvernementaux, et des décisions innombrables de la seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide ont pu fuiter.
L’érudition de haute volée paranoïaque n’est rien si elle n’est pas cohérente – en fait l’esprit paranoïaque est bien plus cohérent que le monde réel. Il n’est rien si sa technique n’est pas académique. Le pamphlet de 96 pages de McCarthy, « McCarthysim », ne contient pas moins de 313 références et notes de bas de pages, et l’attaque incroyable contre Eisenhower de M. Welsh « The Politician », propose 100 pages de bibliographie et notes. Le mouvement de toute notre aile droite contemporaine est un vrai défilé d’experts, de groupes d’études, de monographies, de notes de pieds de page, et de bibliographies. Parfois les efforts de l’aile droite pour acquérir la profondeur académique et une conception ouverte du monde ont des conséquences étonnantes : M. Welch, par exemple, a défendu l’idée selon laquelle la popularité des travaux historiques d’Arnold Toynbee était la conséquence d’un complot de la Société des Fabiens, des « patrons du Parti Travailliste en Angleterre », et de divers membres de « l’establishment libéral » anglo-américain, afin de faire de l’ombre au travail bien plus sincère et éclairant d’Oswald Spengler.
Le Double Martyr
Le style paranoïaque ne se cantonne pas à notre pays et notre époque ; c’est un phénomène international. Lorsqu’il étudiait les sectes millénaristes en Europe du XIème au XVIème siècle, Norman Cohn pensa y avoir trouvé un complexe psychique persistant qui correspond en gros à l’objet de ma propre réflexion – un style constitué de certaines préoccupations et fantasmes : « L’appréhension mégalomaniaque de soi en tant qu’Elu, entièrement habité par le bien, abominablement persécuté, mais cependant assuré du triomphe final ; l’attribution de pouvoirs démoniaques gigantesques à l’adversaire ; le refus d’accepter les limites et les imperfections inéluctables de l’existence humaine telles que l’éphémère, la dissension, le conflit, la faillibilité intellectuelle ou morale ; l’obsession pour des prophéties improuvables… les contresens systématiques, toujours patauds et souvent grotesques. »
Cet aperçu à travers une longue période historique me conduit à conjecturer – et rien de plus – qu’une telle disposition d’esprit à aborder le monde de cette façon peut relever d’un phénomène psychique persistant, qui affecte avec plus ou moins de constance une petite minorité de la population. Mais certaines traditions religieuses, certaines structures sociales et certains héritages nationaux, certaines catastrophes ou frustrations historiques peuvent favoriser la libération de telles énergies psychiques, particulièrement dans des situations où elles peuvent plus efficacement se transformer en mouvements de masse ou en partis politiques. Dans l’histoire de l’Amérique, les conflits religieux et ethniques ont fait l’objet d’une attention particulière venant de militants et d’esprits de cette sorte, mais les luttes de classe peuvent aussi mobiliser de telles énergies. Peut-être que la principale situation qui favorise la diffusion de la tendance paranoïaque est la confrontation d’intérêts opposés qui sont (ou sont ressenti comme étant) totalement irréconciliables, et donc par nature impossibles à soumettre au processus politique normal de la négociation et du compromis. La situation s’aggrave lorsque les représentants d’un intérêt social particulier –peut-être à cause de la nature irréalisable de leurs demandes – sont exclus du processus politique. Sans accès à la négociation politique ou à la prise de décision, leur conception originale du monde du pouvoir, à la fois sinistre et malicieux, s’en trouve confirmée. Ils ne voient que les conséquences du pouvoir – à travers leurs lentilles d’objectif déformantes- et n’ont aucune opportunité d’en observer les véritables mécanismes. Un historien distingué a dit que l’un des aspects les plus valorisants en matière d’histoire, était qu’elle nous enseigne comment les choses ne se passent pas. C’est précisément cette sorte de prise de conscience que le paranoïaque échoue à développer. Il possède une résistance à cela qui lui est propre, bien sûr, mais les circonstances le privent souvent d’être exposé aux événements qui pourraient l’éclairer – et de toute façon il résiste à toute révélation.
Nous sommes tous les victimes de l’histoire, mais le paranoïaque est une double victime, puisqu’il est affligé non seulement dans le monde réel, avec nous tous, mais aussi dans le monde qu’il fantasme.
Richard Hofstadter a été Professeur DeWitt Clinton d’histoire américaine à l’Université de Columbia. Son livre « L’Anti-Intellectualisme dans la Vie américaine (« Anti-intellectualism in American Life« ) a reçu le prix Pulitzer pour une œuvre générale de non-fiction en 1964. Cet essai a été adapté de la Conférence des « cycles Herbert Spencer », prononcée à l’Université du Mississippi à Oxford en Novembre 1963.
Egalement de Richard Hofstadter :
ARTICLE — Numéro d’Avril 1970
L’Avenir de la violence américaine – (The future of American violence)