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Héroïsme sous un régime tyrannique - Apathie dans une société libre.

Les citations suivantes sont tirées de divers tracts publiés par un groupe de chrétiens pacifistes de l’Université de Manchester :

"Rien n’est plus indigne pour un peuple civilisé que de se laisser "gouverner" sans résistance par une clique d’irresponsables aux instincts les plus bas."

"Si le peuple britannique est déjà si corrompu et vaincu mentalement qu’il ne se rebiffe pas, se laissant guider de façon désinvolte par une foi douteuse en l’ordre légal historique ; s’il renie le principe humain le plus important, celui qui l’élève au-dessus de toutes les autres créatures de Dieu : son libre-arbitre ; s’il renonce au désir de prendre les décisions nécessaires pour faire changer le cours des choses afin d’imposer ses propres choix rationnels ; s’il manque tant de personnalité ; s’il en est arrivé au point de devenir une entité lâche et sans âme, alors, oui, il mérite sa déchéance.

Tennyson dit des Britanniques qu’ils sont un peuple tragique, comme les Juifs et les Grecs, mais aujourd’hui, il semblerait qu’ils sont plutôt un ramassis de parasites veules et sans volonté propre …"

"N’oubliez pas que tout peuple mérite le régime politique qu’il accepte de subir"…

Je me demande quel impact peuvent bien avoir ces propos sur le lecteur. Peut-être lui semblent-ils durs, réprobateurs et sans doute susceptibles de rebuter le lecteur moyen. J’ai une certaine expérience de la rédaction de tracts militants et je ne pense pas avoir coécrit un jour quelque chose d’aussi dur, ni lu quoi que ce soit de similaire qui ait été écrit par un groupe pacifiste ici. Peut-être le lecteur cherchera-t-il à réfuter ces accusations adressées à tous - prétextant que l’influence qu’ont les médias à émousser les facultés critiques et à instiller des mensonges, la population ne peut pas être tenue pour entièrement responsable de son apathie, etc.

Toutefois, il y a une raison simple au ton inhabituel de ces extraits : ils n’ont pas du tout été écrits à Manchester. Ces propos, en fait, sont des extraits de tracts de la Rose Blanche, l’association d’étudiants allemands anti-nazis qui avait mené des actions au cours de la Seconde Guerre Mondiale à l’Université de Munich. J’ai seulement remplacé "Allemagne" par "Grande Bretagne" et Goethe par Tennyson.

Les membres les plus célèbres de ce groupe étaient Hans et Sophie Scholl qui, ainsi qu’un autre militant, Christoph Probst, ont comparu pour trahison et été exécutés par un "tribunal du peuple" nazi en 1943.

Si le ton semble dur quand on pense que le public à qui il s’adresse est britannique, il semble immensément plus dur quand on imagine que cette population vivait sous le joug de la plus terrible dictature qu’ait connue le monde, un régime qui réprimait les opposants avec la plus grande brutalité - la décapitation pour les trois de la Rose Blanche, la pendaison à des crocs de boucher pour les généraux anti-nazi, et le massacre de pratiquement toute la population de la ville tchèque de Lidice pour les assassins de Reinhard Heydrich.

Les membres de la Rose Blanche ne pouvaient pas ne pas avoir conscience de la cruauté du régime contre lequel ils s’opposaient et pourtant, le groupe n’a pas hésité à exhorter, ou, plutôt, à sommer ses concitoyens de lutter contre l’état nazi. Ils estimaient que c’était le devoir sacré de chacun de s’opposer à la violence et à l’autoritarisme quel qu’en ait été le prix à payer : "Votre courage est-il déjà si anéanti par la brutalité de ce régime que vous en oubliez qu’il est de votre droit - de votre devoir moral - de le combattre ?"

Je dirais que la raison pour laquelle le texte des tracts semble si insolite, c’est que l’héroïsme de groupes comme la Rose Blanche est complètement étranger à la Grande-Bretagne d’aujourd’hui.

Mark Curtis, l’historien britannique, estime que depuis la Seconde Guerre Mondiale, le Royaume Uni porte une importante part de responsabilité dans la mort d’au moins dix millions de personnes dans le monde entier.

Parmi celles-ci, il y a les victimes d’agressions directes : les invasions de l’Iraq et de l’Afghanistan ; les sanctions meurtrières imposées à l’Irak avant l’invasion, qui sont quasiment passées aux oubliettes ; l’armement des régimes dictatoriaux dans le monde entier et le soutien qu’ils leur ont apporté, que ce soit au Chili avec Pinochet, en Indonésie avec Suharto (l’auteur du génocide au Timor Oriental, peut-être, le plus épouvantable proportionnellement à la population depuis 1945), la Russie de Poutine, ou encore la société colonialiste d’Israël, parmi tant d’autres.

Ces chiffres ne prennent pas en compte les victimes dues aux relations économiques de l’occident avec les pays pauvres, qui ont été maintenus en état de sous-développement pour ne rester guère plus que des zones d’extraction de ressources naturelles et des décharges pour les produits et les déchets venus d’occident. On pourrait également ajouter à cette liste les victimes de la "thérapie de choc" économique ) imposée aux ex-pays du bloc soviétique qui a provoqué dans toute l’Europe de l’Est et de l’ancienne Union soviétique une baisse vertigineuse de l’espérance de vie et d’autres indicateurs de santé.

La Grande-Bretagne est actuellement impliquée dans deux guerres, elle se place au septième rang mondial des exportateurs d’armes et elle soutient certains des violeurs des droits humains les plus impitoyables, comme, par exemple, la Colombie, le régime le plus cruel de l’hémisphère occidental, le Nigéria, l’Ouzbékistan (où la méthode de torture favorite en usage contre les opposants au régime est de les plonger dans l’eau bouillante), la théocratie saoudienne ou Israël.

Si la Grande-Bretagne ne peut tout de même pas être assimilée au Troisième Reich en ce qui concerne les atrocités commises, nombre de ses méthodes à l’étranger, ainsi que celles de ses alliés, ne sont pas tellement dissemblables (Muzafar Avazov n’était sans doute pas soulagé de savoir, au moment où il était torturé à mort, que ses ravisseurs n’étaient pas membres de la Gestapo ou des SS. Et ce n’est probablement pas d’une grande consolation pour une famille afghane d’avoir été bombardée par la RAF plutôt que par la Luftwaffe).

Contrairement aux Allemands qui vivaient sous le régime nazi, au Royaume-Uni, les peines infligées aux opposants sont légères, surtout pour des personnes relativement aisées et instruites, comme moi.

En s’opposant au gouvernement, que risquent des gens comme moi ? De perdre des possibilités d’avancement, peut-être, la réprobation des autres, au pire, être aspergés de gaz lacrymogènes et matraqués pendant une manifestation - mais contrairement aux militants de la Rose Blanche ou à ceux qui luttent actuellement en Colombie, en Chine ou en Arabie Saoudite, des gens comme moi ne risquent pas leur peau à cause de leurs activités politiques.

On aurait pu penser qu’étant donné la liberté dont nous disposons dans notre société et la quantité de sang qu’ont sur les mains nos dirigeants, la Grande-Bretagne serait un pays bouillonnant d’activité militante radicale, et pourtant, ce n’est manifestement pas le cas. Les protestations radicales motivées par des principes moraux n’existent que marginalement dans notre culture.

On pourrait bien sûr trouver des explications et des excuses à cette carence et ces raisons ont un certain poids.

Certes, notre système éducatif et les médias n’enseignent guère plus que le cynisme et la malhonnêteté.

Cependant, cela n’explique pas l’apathie politique dans notre pays. Car bien trop de gens sont parfaitement au courant des crimes dont ils sont complices mais ne font rien ou pratiquement rien pour en retarder l’échéance et y mettre un terme.

Si je pense à mes amis et à ma famille au Royaume-Uni, ils sont tous, pratiquement sans exception, de gauche, et opposés à la guerre et contre les injustices. Et pourtant, je peux compter sur les doigts d’une seule main le nombre de personnes que je connais qui font autre chose que de se lamenter sur l’état du monde.

Et on retrouve la même situation chez mes amis aux Etats-Unis. Presque tous sans exception sont des progressistes et, pourtant, eux aussi, agissent peu en conformité avec leurs convictions.

La seule "activité" politique dans laquelle s’impliquent mes amis, c’est de s’en prendre au parti républicain et à ses alliés chrétiens fondamentalistes. Mes amis semblent penser sincèrement que c’est la droite qui est le problème : si seulement les Républicains et les extrémistes chrétiens disparaissaient, alors, tout irait bien pour l’Amérique et pour le monde entier.

Mais je voudrais faire remarquer respectueusement à mes amis que le problème, c’est eux. Eux, et les gens comme eux - des gens instruits, respectables, progressistes, relativement privilégiés qui, à part voter tous les quatre ans pour le héros libéral du jour, n’estiment pas qu’il est de leur devoir moral de militer.

Je ne dis pas cela avec le sentiment d’avoir davantage de morale qu’eux - je me considère comme faisant partie du problème également. Imprégné de politique radicale, j’ai peut-être moins d’illusions sur mon pays que bien d’autres et pourtant mes activités militantes ont souvent été irrégulières et peu énergiques- ces deux dernières années, à part écrire quelques articles, je n’ai pratiquement rien fait - j’ai choisi, comme tant d’autres, de privilégier la consommation hédoniste et mes propres psychodrames personnels plutôt que des préoccupations bien plus importantes.

Même dans les idéologies les plus perverses et les plus cruelles, on trouve parfois des ébauches de vérité qui valent la peine d’être prises en considération.

Prenez, par exemple, le fondamentalisme musulman. Il y a de nombreux facteurs qui expliquent la montée de l’islam radical mais je dirais qu’une des raisons de l’intérêt qu’il suscite, c’est que les fondamentalistes ont compris quelque chose de vrai en ce qui nous concerne : ils ont vu qu’en dépit de toutes nos belles paroles, en dépit de nos discours sur les droits humains et la démocratie, et malgré quelque foi que nous professions, la philosophie qui nous guide véritablement est une sorte d’hédonisme chronique. Au lieu de chercher à nous hisser au niveau de l’héroïsme du frère et de la soeur Scholl, nous plaçons notre carrière, nos rêves de consommation ou nos problèmes personnels au-dessus de la vie d’êtres humains.

Voici d’autres citations tirées des tracts de la Rose Blanche :

"Pourquoi le peuple allemand se conduit-il de façon si apathique face à tous ces crimes abominables, des crimes indignes d’un être humain ? Les Allemands sont plongés dans un sommeil de plomb, encourageant ainsi les criminels fascistes ; ils leur donnent la possibilité de poursuivre leurs ravages ; et bien entendu, ceux-là en profitent.

Est-ce le signe que les Allemands sont devenus insensibles aux sentiments humains les plus élémentaires, que rien en eux ne les fait s’insurger à la vue de tels crimes, qu’ils ont sombré dans une perte de conscience fatale d’où ils ne sortiront jamais plus ? Il semblerait que ce soit le cas, et le sera sans doute encore, si le peuple allemand ne cherche pas à sortir de sa torpeur, s’il ne proteste pas contre cette bande de criminels chaque fois que c’est possible, s’il ne manifeste aucune compassion envers ces centaines de milliers de victimes.

Il ne doit pas faire preuve uniquement de compassion ; non, de beaucoup plus que cela : d’un sentiment de complicité dans la culpabilité. Car, à cause de son attitude apathique, il donne à ces hommes cruels la possibilité d’agir comme ils le font ; il tolère ce "gouvernement" qui a choisi de porter cet immense poids de culpabilité ; et, il est coupable du fait que ce régime ait pu voir le jour !

Tout le monde veut s’exempter de tout sentiment de culpabilité, poursuivant son bonhomme de chemin, la conscience parfaitement tranquille. Mais ils ne peuvent pas être exemptés ; ils sont coupables, coupables, coupables !

Mais, bon sang, qu’est-ce que la Rose Blanche aurait pu dire de nous ?

Alex Doherty est britannique et a écrit des articles pour ZNet, Counterpunch, et le New Standard.

son site http://alexdoherty.wordpress.com/

Traduction emcee Des Bassines et du Zèle

Note perso du traducteur :
Eh bien, ça décoiffe, non ?
Et si on parlait de notre propre apathie ? Voire de notre hostilité à toute manifestation de rébellion ?
La clique au pouvoir a beau jeu de nous piétiner le visage quand notre indignation s’arrête à des minarets ou autres signes "ostentatoires", pendant que d’autres sombrent dans la misère, le désespoir, voire le suicide.
Au fait, c’est quand, la prochaine grève ? Mars ? Juin ? 2010 ou 2011 ?
Non, parce qu’il va falloir penser aux slogans et aux banderoles.

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Daniel Santiago,prêtre salvadorien
cité dans "What Uncle Sam Really Wants", Noam Chomsky, 1993

Commandos supervisés par Steve Casteel, ancien fonctionnaire de la DEA qui fut ensuite envoyé en Irak pour recommencer le travail.

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