« Oui au harcèlement des femmes dénudées ! », clame un graffiti sur les couloirs du métro de la station de la place Tahrir, au centre du Caire.
Les passants qui le remarquent secouent la tête, incrédules et affligés.
« Dénudée, pour ce type, c’est sûrement : qui montre ses bras… »
« Ne fais pas attention, c’est idiot, personne ne pense ça », commentent-ils en coeur.
Certes, mais 83% des Egyptiennes ont été victimes au moins une fois de harcèlement sexuel, selon l’étude d’une association égyptienne de défense des droits des femmes (Egyptian Center for Women’s rights) de 2008.
En septembre dernier, une jeune fille de 16 ans, dans le Sud de l’Egypte, a été tuée par son agresseur, dans un village près d’Assiout, dans le Sud de l’Egypte. Un jeune homme en motocyclette lui a touché la poitrine, elle l’aurait insulté voire giflé, il lui aurait tiré dessus « involontairement ».
« Iman Salama est un exemple du combat quotidien des femmes, et elle est morte pour avoir voulu défendre son intégrité », dit EIPR, une organisation égyptienne de défense des droits de l’homme, dont les avocats s’occupent du dossier.
Le procès est toujours en cours.
« Nous avons déshumanisé les femmes »
Alaa El Aswany, un célèbre écrivain égyptien, et observateur impitoyable des moeurs de ses contemporains, écrivait récemment dans un article :
« Nous avons déshumanisé les femmes et c’est la principale cause de la propagation du harcèlement en Egypte. »
En 2008, il expliquait :
« Jusqu’au début des années 1980, on voyait les femmes de manière civilisée. Mais à cette période une vague de wahhabisme fondamentaliste a submergé le pays [avec l’argent du Golfe, et le retour des travailleurs égyptiens qui avaient passé des années dans le Golfe à cause de la situation économique de l’Egypte], et ce courant de pensée voit les femmes d’une manière très différente. A leurs yeux, une femme est d’abord et avant tout un corps, et leur principale préoccupation est de couvrir ce corps. […] Les journaux égyptiens ont interrogé certains des harceleurs : ils expliquent que toute femme qui sort lors des fêtes [alors que tout le monde sait que c’est un moment propice au harcèlement] veut être harcelée. Cette logique va de pair avec celle qui prétend que les femmes ont la tentation dans le sang. »
Le célèbre écrivain égyptien se souvient que « jusqu’ aux années soixante-dix, les femmes portaient des vêtements modernes qui révélaient certaines parties de leurs corps, et elles allaient à la plage en maillot de bain ». Alaa El Aswany ajoute que le développement du harcèlement n’est pas non plus dû à l’absence de séparation des hommes et des femmes, comme certains le prétendent.
Sentiment d’impunité des harceleurs
Pourtant la société égyptienne dans son ensemble condamne le harcèlement sexuel. Mais des dizaines d’excuses pernicieuses font que ce problème de société n’est pas réellement pris au sérieux et donnent aux harceleurs un sentiment d’impunité.
Voilà ce que l’on peut entendre dans la rue :
« Les hommes mariés ne harcèlent pas, les femmes habillées décemment ne se font pas harceler. Et puis il vaut mieux ne pas porter plainte parce qu’on ne sait pas ce qui pourrait arriver au commissariat (on ne fait pas tellement confiance à la police pour respecter les femmes) ni ce que les voisins vont penser du fait que la victime a été harcelée... Et pour finir, est-ce si grave, faut-il vraiment ruiner la vie de de ce pauvre type en l’envoyant en prison juste pour ça ? »
On trouve des dizaines d’explications à l’augmentation du phénomène : avec la pauvreté et le chômage, les hommes se marient de plus en plus tard et déchargeraient leur frustration sexuelle en agressant les femmes verbalement ou physiquement.
Une explication sociologique traduirait cette animosité à l’égard des femmes comme l’expression du ressentiment des hommes au chômage face aux femmes qui ont réussi à garder leur travail de fonctionnaire.
L’effet de foule ou de mode : harceler verbalement une femme donne aux enfants et adolescents l’impression d’être des grands, puisqu’ils font comme eux.
Les compliments adressés à des inconnues sont fréquents dans la culture populaire, chansons, films…Bien sûr il y a des degrés dans le harcèlement, du simple mot à accompagné d’un regard lubrique à l’attaque en masse d’une foule qui déshabille et agresse physiquement sa victime.
L’agression sexuelle, une violence d’Etat
Dina Hussein, avocate et membre du Conseil national pour les femmes, une organisation égyptienne qui milite pour les droits des femmes, rappelle que l’agression de masse envers les femmes est même venue des forces de sécurité.
« Sous Moubarak, envoyer des hommes de main ou les forces de sécurité attaquer une manifestation en ciblant principalement les femmes, pour les agresser physiquement, était une technique pour briser la contestation, briser la société. Mais comme cela venait des forces de sécurité elles-mêmes, n’importe qui s’est senti en mesure de faire pareil en toute impunité. »
Le sujet du harcèlement sexuel est sur l’agenda de la société civile (campagnes dans la rue, multiples émissions à la radio et à la télévision) et le gouvernement a fait quelques déclarations à ce sujet à la fin du mois d’octobre. Il faut dire que cette période de l’année - l’Eid musulmane - est en effet connue dans les grandes villes égyptiennes pour être l’occasion d’un déchaînement de harcèlement sexuel.
En 2006, à l’occasion de cette fête, plusieurs femmes ont été déshabillées et agressées par une foule au centre du Caire.
Le gouvernement a lancé deux idées : mettre en place une nouvelle loi et des sanctions plus lourdes contre le harcèlement et, selon le ministère de l’Intérieur, installer des caméras pour capturer les visages des harceleurs et les rendre publics, pour leur faire honte.
Faut-il une nouvelle loi ?
Ce mois-ci, une femme a réussi à faire aboutir une affaire de harcèlement : son agresseur écope à la fois de deux ans de prison, d’une amende et d’une compensation financière pour la victime.
« C’est la première fois que de telles peines sont requises, c’est une première, ça signale un changement de mentalité. Le juge qui s’occupait de l’affaire était vraiment de notre côté », dit Mickael Raouf, avocat et membre du centre de défense des droits de l’homme égyptien Nadeem qui a soutenu la plaignante.
« C’est vraiment rare que les cas aboutissent. Souvent les témoins de la scène de harcèlement ne veulent pas aider la victime. Ou les policiers libèrent l’homme et il ne se passe rien. Ou bien ils prennent les coordonnées de l’homme et celui-ci quitte la ville pour un moment et c’est la fin de l’histoire. »
Dina Hussein dit qu’ « il n’y a pas de proportion en général entre les peines prévues par la loi et celles qui sont données ».
Mickael Raouf raconte que la plaignante a dû faire face aux menaces de la famille de l’agresseur, un homme (« marié ! ce qui va contre l’excuse sur le retard de l’âge du mariage », fait remarquer l’avocat) de quarante-deux ans. L’étudiante en commerce de vingt-trois ans a refusé la proposition de conciliation de la part de la famille.
« Il est pauvre », lui disaient-ils.
Elle leur a répondu qu’elle voulait bien donner de l’argent à ses enfants mais qu’elle voulait qu’il aille en prison. Et alors la famille lui a dit qu’ils l’attaqueraient au vitriol…
Campagne de sensibilisation contre le harcèlement
Nihal Saad Zaghloul, une activiste d’un mouvement contre le harcèlement sexuel, dit :
« Je ne trouve pas que la peine soit dure. On a besoin de lois strictes pour empêcher le harcèlement de se répandre. »
Le mouvement qu’elle a contribué à créer s’appelle Basma (empreinte) en arabe, et a lancé des campagnes dans la rue ou les stations de métro. Les membres sont tous (très) jeunes. Lors d’événements contre le harcèlement sexuel, on trouve une petite dizaine de mouvements de ce genre au Caire. Les filles expliquent leur action, les garçons portent des vestes fluo et admonestent les suspects, attrapent de temps à autre un harceleur.
C’est la société civile qui s’occupe de faire la police… Dina Hussein résume :
« Les déclarations du gouvernement veulent nous faire savoir qu’il est contre. En attendant, c’est les jeunes gens, la société civile, qui protège les filles. »
« Il faut que les lois existantes soient appliquées, je ne pense pas qu’on ait bientôt de nouvelles lois de toute façon », rajoute Nihal.
Les réseaux sociaux jouent aussi un rôle. On y trouve des vidéos de sensibilisation contre les agressions sexuelles, par exemple cette vidéo d’une association libanaise, contre le harcèlement des taxis :
Ed Husain, un jeune activiste égyptien, a posté sur son blog The arab Street une vidéo montrant comment les hommes peuvent résister à ce phénomène. Dans un premier temps par le verbe.
En Egypte, trois lois concernent le harcèlement sexuel. Celle contre les « insultes » (article 306) qui peut s’appliquer aux remarques déplacées, et les peines vont de 100 LE ( environ 14 euros) à un mois de prison.
Celle contre les « comportements indécents » (article 278) peut faire encourir jusqu’à trois ans de prison. Celle contre les « agressions sexuelles » (article 268) prévoit de trois à quinze ans de prison. Dina Hussein explique que son organisation demande à ce que la loi mentionne précisément le harcèlement par le regard ou par les mots.
Le Conseil national pour les femmes voudrait également faire inscrire dans la Constitution (cela paraît mal parti) que l’ « Etat doit combattre les pratiques dangereuses, les habitudes et les coutumes qui atteignent la dignité des femmes, notamment les violences physiques et psychologiques. »
Des caméras de surveillance pour faire respecter la loi ?
Certains disent que le problème a empiré depuis la révolution, parce que la police est moins présente dans les rues. D’autres haussent un sourcil dubitatif à cette idée et pensent que la police n’a jamais fait grand-chose. Nihal explique qu’il est possible aussi que depuis la révolution « plus de femmes osent en parler, donc le problème apparaît plus présent ».
Commentant l’idée des caméras de surveillance, Dina Hussein explique qu’il y en a déjà dans le centre-ville, prétendument pour arrêter plus facilement les voleurs… mais qu’on n’a jamais vraiment vu l’efficacité du procédé.
Mickael Raouf pense qu’ « on a davantage besoin de policiers et de procureurs qualifiés que de caméras de surveillance, qui comprennent le problème. Les juges non plus ne comprennent pas bien la loi. »
Au final la loi doit englober« tous les cas et degrés de harcèlement sexuel, pour que les harceleurs ne puissent pas y échapper avec une interprétation qui leur serait favorable. »
Sophie Anmuth, du Caire
Source : http://www.slateafrique.com/98665/egypte-harcelement-sexuel-femmes-droits-dignite